Rapport sur les concours de l’année 1933

Le 21 décembre 1933

René DOUMIC

RAPPORT SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1933

DE

M. RENÉ DOUMIC
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL

 

Séance publique annuelle du 21 décembre 1933

 

Messieurs,

Devant les deux cent onze prix et médailles que vous avez décernés cette année, le secrétaire perpétuel chargé d’en faire les honneurs risquerait d’être légèrement effaré, s’il ne savait pouvoir compter sur votre indulgence confraternelle pour lui permettre de faire un choix, qui est à l’égard de plusieurs un déni de justice, et pour l’absoudre du péché d’omission. Cela dit en manière d’excuse, j’aborde sans autre préambule l’agréable tâche de féliciter en votre nom le plus grand nombre possible de vos lauréats.

Le Grand prix de littérature à M. Henri Duvernois. La littérature lui devait bien cela, s’il ne se souvient d’aucun temps de sa vie d’où la littérature ait été absente. Écolier, il griffonnait déjà vers et prose sur ses cahiers de classe. Collégien, son ambition était de devenir quelque jour pareil à ces maîtres dont il dévorait les œuvres, pour ses vingt-cinq centimes, dans un obscur cabinet de lecture, et qui portaient ces noms prestigieux Paul de Koch, Georges Ohnet, Xavier de Montépin. A dix-sept ans, le voilà secrétaire de la librairie Charpentier : quelle aubaine pour un futur littérateur ! Il y est le jour où la Débâcle, qui vient de paraître, entasse dans le hall la montagne de ces cent mille exemplaires. Il y voit, avec quel orgueil ! défiler les auteurs de la maison : Zola, « sombre visage à la mâchoire volontaire », Edmond de Goncourt, « moustache de soie blanche el regard noir », Daudet, affable et charmant, Richepin, « somptueusement couvert d’une cape doublée de peluche rouge », le doux Theuriet qu’on appelait Theuriet-sous-bois, et Mirbeau qui s’effrayait lui-même de ses formidables paradoxes, pour qu’il y eût du moins quelqu’un qui en fût effrayé.

De la librairie Henri Duvernois passe au journalisme, où il est engagé pour faire, comme doit faire tout vrai journaliste, tout ce qui concerne le journalisme : la critique littéraire et les chiens écrasés, l’article mondain, l’article politique, le compte rendu des tribunaux et celui des théâtres : le cinéma ne sévissait pas encore en ces années heureuses.

Enfin le jour arrive où il va pouvoir entrer dans la voie qui devait être la sienne. Les journaux s’étant mis à publier des contes, il s’y révèle tout de suite un maître. Du conte, dont le cadre est forcément étroit, il passe à la grande nouvelle, qui le mène au roman et du roman au théâtre.

Conteur, romancier, auteur dramatique, dans cette œuvre abondante et variée, qui va d’Edgar à Maxime, de Morte la bête à Après l’amour, de Faubourg-Montmartre à Jeanne, ce drame récent d’une portée morale si haute, Henri Duvernois apporte les mêmes qualités, dont la première est l’acuité de l’observation. Il est cela d’abord : peintre de la vie quotidienne rendue dans sa réalité exacte. Petites gens, gros bourgeois, bohèmes, fêtards, fils de famille, jeunes filles, femmes modestes ou triomphantes, toutes et tous représentés comme ils sont, en leurs habitudes, leurs ambitions, leurs bonheurs, leurs déboires, leurs amitiés ou leurs amours, composent un monde que nous reconnaissons pour le coudoyer chaque jour. Or cet observateur si pénétrant est par ailleurs doué de la plus fine sensibilité. A ses récits comme au dialogue de ses comédies il donne naturellement un tour attendri autant qu’ironique, et cette tendresse, cette ironie, cette pitié secrète pour les humbles et les ratés, — ceux de la société et ceux du sentiment, — l’apparentent à un Dickens et à un Alphonse Daudet.

Ainsi le pittoresque des types, l’exacte évocation des certaine façon de conter spirituelle et rapide, un vif mouvement narratif, un allant qui sait où il va, tout cela chez Henri Duvernois est de l’auteur : l’homme se devine lette émotion apitoyée par laquelle il nous fait éprouver qu’il a ressenti lui-même, tout en se défendant d’y céder. Et c’est un aveu qu’il nous fait quand il parle de la foi que doit accorder à ses personnages fictifs un écrivain digne de ce nom. « Ils n’existent pour le lecteur, nous confie-t-il, que s’ils ont commencé par vivre pour lui-même. On connaît cette touchante anecdote : un ami de Balzac, le surprenant en plein travail, lui annonce en riant : « Madame Marneffe ! » Balzac passe sa main dans ses cheveux, arrange sa cravate et s’écrie : « Faites entrer ! » De même en est-il pour Henri Duvernois et on jurerait qu’il a été témoin des histoires qu’il invente et qu’il a connu les personnages de sa comédie humaine.

Rarement l’Académie aura-t-elle eu, pour son Grand prix de littérature, titulaire qui ait mieux mérité de la littérature.

 

Le prix du roman à M. Roger Chauviré. M. Chauviré est un auteur qu’on ne rencontre guère ni dans les salons ni dans les bureaux de rédaction et autres milieux parisiens, pour cette raison que, professeur d’Université et parti pour six mois à Dublin, il y est encore après quatorze ans passés, retenu par l’attrait de ce pays étrange et le mystère de cette âme gaélique, qui lui ont inspiré ses premières nouvelles dont l’une, Histoire d’amour, est un chef-d’œuvre.

C’est en France que se passe le roman que vous avez couronné, Mademoiselle de Boisdauphin, récit douloureux dont vous avez hautement apprécié l’âpre réalité. Une jeune fille de famille noble, afin de sauver cette famille au moment où elle va être expulsée du domaine ancestral, se donne, pour de l’argent, avec la muette complicité des siens, à un amant détesté. Ce drame d’amour, — sensualité chez l’un, haine chez l’autre, c’est bien, n’est-ce pas ? ce que théâtre et roman appellent l’amour, — est l’élément qui a surtout frappé la critique. Mais il est dans ce livre un autre drame, de portée combien plus large ! et qui en est le vrai sujet.

Ce que M. Chauviré a voulu peindre c’est l’évolution, — n’ayons pas peur des mots, et disons : la révolution, — dont nous avons été les témoins au cours des années qui ont suivi la guerre et qui se continue sous nos yeux. Il s’agit de l’exécution sans phrases, par le sûr fonctionnement d’une fiscalité de parti, de classes entières, aristocratique et bourgeoise, traitées en parias dans un pays dont la grandeur pour une forte part est leur œuvre, sur lequel elles prolongent le rayonnement d’un glorieux passé historique, dont aujourd’hui pas plus qu’hier elles n’ont démérité, et qui n’ont d’autre tort que d’être des pierres encore un peu grosses dans le crible d’une démocratie envieuse. Toute cette noblesse terrienne, encore si nombreuse en Vendée et au pays nantais, qui ne peut plus survivre, qu’à condition de passer sous la toise et cesser d’être elle-même, nous l’apercevons qui souffre et se débat derrière ces Boisdauphin condamnés, en dépit qu’ils en aient, à une dégradation progressive.

M. Chauviré avait songé à intituler son livre Chronique de l’an 1925, et le fait est que les historiens de l’avenir pourront y aller chercher une image de la société d’aujourd’hui et des ruines qu’elle accumule d’un cœur léger.

 

Le prix Paul Flat pour le roman, à M. Édouard Peisson pour son roman Parti de Liverpool. Le roman maritime est un genre dont la plus habituelle caractéristique consiste à avoir pour auteurs des marins dénommés d’eau douce et des navigateurs qui n’ont jamais navigué. Tel n’est pas le cas d’Édouard Peisson. Ce Marseillais, — du type marseillais sans gestes et sobre de paroles, — qui, du temps qu’il était écolier, s’était si souvent, aux heures de classe, promené sur les quais du vieux port ou de la Joliette, s’embarquait pour la première fois, à dix-huit ans, sur un navire marchand pour les États-Unis. Puis ce fut la guerre : transports de troupes en Méditerranée, voyages à Arkhangelsk, attaques de sous-marins, échouements, et pour finir expéditions sur la côte d’Afrique et d’Amérique du Sud. Au cours de l’un de ces voyages, tout l’équipage est frappé d’une maladie dont on ignore la cause : l’eau, les vivres ou la cargaison ? Trente hommes à bord. Pas de docteur. Les dix restés à peu près valides doivent assurer la marelle du navire. Tour à tour ils font le service de matelots, de chauffeurs et de cuisinier. Autant dire que rien de ce qui est des choses de la mer n’est étranger à Édouard Peisson.

Et c’est pourquoi un récit comme Parti de Liverpool, qui n’est autre que celui d’une catastrophe maritime, mais retracée dans toute sa tragique précision, nous prend par les entrailles, partagés entre l’angoisse devant le péril et l’admiration pour cette tradition de bravoure, de sang-froid et d’esprit de sacrifice qui fait, maintenant comme toujours, l’honneur de notre marine.

 

Vous savez de quel prestige jouit clans notre Compagnie l’antique et glorieux prix Gobert réservé à des œuvres d’histoire. De ces œuvres il arrive que, plus d’une nous paraissant mériter le prix, nous éprouvions un cruel embarras. Le fait s’est produit cette année ; mais, par une heureuse chance, nous avons pu cette fois décerner deux grands prix Gobert de même valeur,

L’un à M. Pierre Coste, prêtre de la Mission, pour ses trois volumes intitulés : Le grand saint da grand siècle, Monsieur Vincent, Il y a trois cents ans exactement que les premières Filles de la Charité, — les Bonnes Filles, comme alors on les appelait, — inaugurèrent leur ministère d’amour, qui maintenant, sous toutes les latitudes, fait aimer l’âme française. Élever à leur fondateur un monument était la meilleure façon de célébrer leur troisième centenaire. De longue date, M. Coste se préparait à en être l’architecte, ayant naguère publié en treize volumes la correspondance du saint : deux mille cinq cents lettres. C’est ici une œuvre de science et de ferveur. Membre de la congrégation des Lazaristes, disciple de leurs traditions familiales, M. Coste a su, à la lumière même de ces traditions, replacer Monsieur Vincent dans l’histoire religieuse et politique du siècle.

Saint Vincent de Paul ! Qui de nous ne l’évoque tel que nous l’avons contemplé de nos yeux d’enfants sur les images populaires, qui le montrent prenant les fers d’un ou courant les rues de Paris, la nuit, pour recueillir sous son manteau les bébés abandonnés ? Hélas ! Ce sont, paraît-il, autant de légendes, et l’historien qu’est M. Coste ne pouvait manquer de nous en avertir. « Ces prétendus actes de charité, écrit-il, ne méritent pas d’être retenus par l’histoire. » Du moins ne le fait-il qu’avec une sorte de regret. Est-ce trahir sa pensée de lui prêter le secret désir que sa critique ne réussisse pas à prévaloir contre ces légendes, car « elles peuvent, nous dit-il, avoir la valeur d’un symbole » ? Il ne s’étonnera donc pas qu’à côté de son grand ouvrage nous gardions sur nos rayons, avec une fidélité constante de lecteurs et d’admirateurs, le pittoresque et entraînant volume de notre confrère, M. Henri Lavedan, plus prompt que M. Coste à faire accueil aux légendes à celles du moins qui sont des symboles. Le symptôme après tout, est la simplification du réel, mais n’en est pas le travestissement ; le symbole est, par rapport au réel, ce qu’est la poésie par rapport aux œuvres historiques ; et voilà vingt-trois siècles qu’Aristote a osé dire : « Entre les deux, c’est la poésie qui est la plus vraie. »

L’autre prix Gobert, — qui n’est pas un second prix, mais un autre prix de même importance, — à M. Jean-Marie Carré pour ses Voyageurs et écrivains français en Égypte.

M. Jean-Marie Carré, professeur de littératures modernes comparées à l’Université de Lyon, est un grand lettré et un grand voyageur, et il a coutume de faire servir ses voyages à sa littérature. Il revenait d’Amérique lorsqu’il fut, en 1929, détaché à l’Université royale du Caire, où il devait passer quatre années ; soudain transporté du pays le plus neuf dans le plus vieux pays du monde, il ne savait rien de l’Égypte et de son histoire. Quel meilleur moyen pour s’y initier, que de reprendre les récits des voyageurs et des écrivains français et de les vérifier sur place ? Donc, leurs livres en mains, il a parcouru l’Égypte en tous sens, remontant le Nil du Delta à la deuxième Cataracte, ému de retrouver les noms de ses personnages gravés par eux-mêmes sur la plateforme de Dendérah ou la corniche de Philœ. Ainsi s’est composé le présent livre, qui nous permet de faire à notre tour, à travers ses deux gros volumes, le voyage le plus instructif, souvent plein de surprises.

Sur l’immensité du service rendu à la science par l’initiative d’un Bonaparte créant l’Institut d’Égypte et par la géniale découverte d’un Champollion déchiffrant les hiéroglyphes, tout a été dit : mieux vaut nous en tenir aux purs littérateurs.

Magnifiquement Chateaubriand ouvre la marche. Pèlerin qui part pour Jérusalem afin d’en rapporter des images et de la gloire, — entendez par là pour mieux plaire à telle de ses « belles madames », qui l’attendra au retour à la rive espagnole, — il reste un mois en Égypte, il ne visite pas les Pyramides... et il l’avoue ! D’autres suivent, parmi lesquels le charmant et pitoyable Gérard de Nerval. Un soir de 1841, un ami l’ayant rencontré qui errait dans les rues, voulut le ramener chez lui. « Je ne rentre pas, lui répondit Gérard. — Où vas-tu donc ? — Vers l’Orient. » Une ronde de nuit qui passait le recueillit et le mena dans une maison de santé : il était fou. Mais il était poète. Deux ans après, il part vraiment pour cet Orient dont l’idée le hantait et en rapporte un livre fait surtout de l’étoffe de ses rêves. Voici, sept ans avant Madame Bovary, Gustave Flaubert « chargé d’une mission en Orient, — vous ne l’eussiez pas deviné, — par le ministère de l’Agriculture et du Commerce. » Voici Théophile Gautier qui visite l’Égypte en 1869 et dont on pourrait croire qu’il en a rapporté le Roman de la Momie, si le livre ne datait de 1857. C’est l’Égypte peinte avant d’avoir vu l’Égypte. Par quel procédé ? La fille du poète, Judith Gautier, nous conte qu’entrant un jour dans la pièce où travaillait son père, elle la trouva « encombrée par de grandes planches posées sur des tréteaux... sur lesquelles s’entassaient d’énormes volumes illustrés » dont son père avait besoin pour ses études égyptiennes. C’étaient des gravures que lui avait prêtées Ernest Feydeau.

Alors je vous laisse à savourer l’ironie de telle phrase de M. Carré, qui s’y connaît et qui affirme : « Personne n’a mieux rendu la vision de la Vallée des Rois que Théophile Gautier, qui n’y est pas allé. » Dans une époque scientifique comme est la nôtre, on veut que la littérature elle-même soit documentaire. Avec quelle sévérité ne reprochons-nous pas à Chateaubriand d’avoir décrit un peu plus d’Amérique qu’il n’en avait de ses yeux vu ? Je n’irai pas jusqu’à prétendre que, pour bien décrire un pays, mieux vaut n’y être pas allé. Mais si les plus belles pages sur l’Égypte ont été écrites par Chateaubriand d’après les livres, et les plus exactes par Théophile Gautier d’après les planches de l’auteur de Fanny, c’est donc que le génie se refuse à se laisser emprisonner dans nos savantes méthodes critiques et qu’il garde son mystère, cette divination qui se moque de nos raisonnements.

Le livre de M. Carré se ferme sur ce jour de l’inauguration du canal de Suez où l’impératrice des Français, sur son yacht pavoisé, l’Aigle, traversa la première le canal des Deux-Mers, pour apporter à Ferdinand de Lesseps le tribut de la reconnaissance et de l’admiration du monde.

L’Académie a su gré à l’auteur d’avoir mis en si belle lumière l’œuvre de la France dans cette Égypte où elle a tour à tour réveillé un passé tant de fois séculaire et ouvert à l’humanité de nouvelles voies vers l’infini de l’avenir.

 

D’Égypte revenons en France, sans quitter des temps très anciens, plus qu’anciens. L’occasion nous en est fournie par un livre des plus curieux et qu’on serait tenté de traiter de paradoxal, si l’on n’était plein de respect pour la science de son auteur. C’est l’Histoire de la campagne française par M. Gaston Roupnel, professeur à l’Université de Dijon.

La campagne française, il nous semble à tous que peu de temps suffit pour en changer le visage, et c’est une de nos tristesses. S’il nous arrive, au soir de la vie, de revenir aux lieux où nous avons joué enfants, où jeunes gens nous avons rêvé, notre cœur se serre à ne plus les reconnaître. C’est contre cette opinion très répandue, d’une campagne dont l’aspect en perpétuel changement dépendrait du caprice des individus, que M. Gaston Roupnel élève une protestation étayée de tout un appareil scientifique. A l’en croire, — et nous ne demandons qu’à le croire, — dans ses traits essentiels, la figure de la campagne ne change pas : elle est aujourd’hui ce qu’elle était il y a des siècles et des siècles. Qu’est-ce que le caprice des hommes en face de la toute-puissante nature ? Et il se fait fort de retrouver, sous la superficielle bigarrure d’aujourd’hui, ces traits restés immuables à travers des millénaires.

Voici nos forêts. Elles sont toujours à la même place. « Loin d’avoir été détruite, écrit M. Roupnel en son style nuancé de poésie, la forêt ancienne continue de prospérer aux lieux où la cantonna le dessein originel. La lisière reste fixée dans l’immobilité où l’établit un âge sans mémoire. C’est cette forêt primitive, formation spontanée de notre sol, qui est devant nous et qui nous contemple de toute sa perpétuité et de tout son silence… » Voici nos chemins. Ils sont la survivance des voies primitives. Entendez bien qu’il ne s’agit pas des routes romaines qui, ne datant que d’une vingtaine de siècles, sont donc de date récente : si ces routes fameuses subsistent encore, ce n’est qu’abandonnées et en ruines. Mais il en est d’autres. Bien avant l’arrivée des Romains, les chemins de l’ancienne Gaule étaient bâtis sur de fortes fondations de pierres dressées en tranches. Ce sont ceux-là qui, par leur solidité, ont défié les âges. Et ceux-là sont, aujourd’hui encore, fréquentés et vivants. C’est sur eux comme sur une base immuable que s’appuient encore nos champs ; et nos villages sont les mêmes qui se sont élevés à la croisée de ces vieux chemins.

Ainsi, cette campagne est comme un livre ouvert sous nos yeux, et ce livre nous conte l’histoire des temps qui n’ont pas d’histoire. Il nous dit, ce grand livre, l’antique alliance de la terre et de l’homme, et d’où viennent à l’âme paysanne ces traits qui la marquent si puissamment : l’attachement au sol, l’habitude du rude labeur, la résignation à l’inévitable, et cette noblesse, cette sorte d’instinctive majesté, toutes vertus qui se sont une fois de plus révélées pendant la grande guerre, qui jusqu’aujourd’hui se sont conservées intactes et contre lesquelles il faut espérer que ne prévaudra pas ce qu’on est convenu d’appeler le progrès.

 

Un des prix que nous avons, tous les deux ans, le plus de difficulté à attribuer est celui que nous devons à notre regretté confrère Brieux. Mais il semble qu’il ait eu lui-même le sentiment du souci que sa générosité allait nous créer, lorsqu’il nous a laissés libres, le cas échéant, de disposer du prix sans affectation précise, au mieux des intérêts du théâtre.

On parle beaucoup aujourd’hui de la crise du théâtre. Le théâtre a une grande habitude des crises. Celle qu’il traversait aux environs de l’an 1887 consistait en ceci qu’une formule à laquelle on devait un des plus beaux moments de notre histoire théâtrale, — illustré par le trio fameux, Augier-Dumas-Sardou, — était usée et que tout de même elle continuait : il est des morts qu’il faut qu’on tue. Un homme se rencontra, que ses fonctions de petit employé à la Compagnie du gaz ne semblaient pas désigner spécialement pour rénover l’art dramatique. Mais le goût du théâtre est chose de Paris qui monte d’entre ses pavés. M. André Antoine avait le goût du théâtre : il en avait la passion. Le Conservatoire lui avait fermé ses portes ; donc il jouerait sans avoir appris et cela n’en vaudrait que mieux. Il aurait son théâtre à lui, sa troupe à lui, des pièces acceptées, montées par lui. Tout de suite il se mit en quête d’une salle. La difficulté ne fut pas de trouver la salle, mais, gagnant cent cinquante francs par mois, de trouver les cent francs exigés pour la location. C’était, impasse de l’Élysée des Beaux-Arts, une extravagante salle de théâtre dont le propriétaire inquiet redoutait que le bruit des voix et les allées et venues de la scène ne la fissent tomber en poudre. Pour les répétitions, un billard chez un mastroquet voisin. La troupe : un marchand de cannes, un architecte, un employé de librairie, un télégraphiste, une couturière, ah ! surtout cette couturière qui s’appelait Barny et qui fut pour œuvre projetée la marraine providentielle. Les invitations à la critique et aux curieux de théâtre, — qu’il ne pouvait être question de confier à la poste, car il y a les timbres, — on les porterait soi-même. Quant aux accessoires, « ma mère, écrit M. Antoine dans ses Souvenirs, me permit de prendre les meubles de sa salle à manger, ses chaises et sa table pour l’arrière-boutique. » Cette arrière-boutique était celle d’une boucherie où s’encadrait la pièce, tirée d’une nouvelle d’Émile Zola, Jacques Damour.

Ainsi naquit le Théâtre libre.

Si j’ai insisté sur les détails de cette naissance, ce n’est pas uniquement pour leur pittoresque. Mais c’est que j’y trouve un exemple bien significatif de notre manière française. Avec un minimum de ressources faire de grandes choses, c’est l’art de chez nous. Nos savants illustres, pour leurs plus fécondes découvertes, se sont passé de luxueuses installations : il leur a suffi de quatre murs et d’un fourneau de cuisine. Au Théâtre libre, qui allait conquérir tout le Paris lettré, il a suffi d’une salle obscure dans un quartier lointain et des quelques chaises d’une salle à manger bourgeoise.

Le fondateur du Théâtre libre, dont la culture littéraire et l’érudition dramatique ne dépassaient pas une honnête moyenne, avait-il une idée bien nette des voies d’où allait sortir une nouvelle littérature de théâtre !’ La mode était alors au réalisme et même au naturalisme : Antoine suivit le courant. Il y eut un genre Théâtre libre. C’était Un genre calqué sur la réalité et même sur la trivialité quotidienne, avec, parfois, une hardiesse de traits et une crudité de termes que des interprètes convaincus lançaient au public, tout en lui tournant le dos. Pièces dont on aurait dit parfois, comme écrivait Francisque Sarcey, « de simples fumisteries, mais des fumisteries lugubres ». Dans l’une d’elles, la toile ne se levait-elle pas sur le défilé de messieurs et dames en noir portant des couronnes de perles, car c’était jour d’enterrement ? tout cela se formait ce que Jules Lemaître appelait « le poncif » du Théâtre libre, poncif qui valait en lui-même ce qu’il valait, mais qui avait l’avantage de nous débarrasser du poncif qui l’avait précédé. Et cela déjà n’eût pas été un médiocre service.

Mais il y a mieux et ce serait grandement faire tort à M. Antoine, de méconnaître un éclectisme qu’on lui a parfois contesté. Il montait Jacques Damour, mais aussi le Baiser de Théodore de Banville ; un jour on était au macabre avec Georges Ancey, mais un autre jour c’était le large rire de Boubouroche ; et portant sa curiosité hors de nos frontières, c’est Antoine qui acclimatait chez nous ce théâtre d’Ibsen, dont il nous faisait connaître les Revenants et le Canard sauvage. Une seule idée, bien arrêtée : ouvrir les portes toutes grandes, faire entrer l’air à larges bouffées. C’est ainsi que du Théâtre libre est sortie toute une pléiade non seulement d’acteurs, — Mayer, Grand, Arquillière, — mais d’auteurs. Un Brieux y débute avec Blanchette. Un François de Curel adresse à Antoine, sous divers pseudonymes, des manuscrits retour de tous les bureaux de direction où ils ont été unanimement refusés, et ce sont les soirées triomphales où nous acclamâmes l’Envers d’une Sainte et les Fossiles.

Telle est la dette que l’art dramatique a contractée envers ce puissant initiateur qu’a été M. André Antoine. C’est elle que l’Académie a voulu reconnaître en lui décernant ce prix Brieux, que le souvenir de son fondateur lui aura sans doute rendu particulièrement cher.

 

Parmi les livres que vous avez récompensés, plusieurs évoquent de nobles mémoires. J’ai beaucoup goûté celui que M. Maurice Blondel consacre à son maître Ollé Laprune, ayant moi-même connu ce doux philosophe, et je garantis le portrait ressemblant. M. Ollé, — nous disions : le petit Ollé, — était un homme d’apparence frêle, de santé délicate, au visage tout rose qu’éclairaient deux yeux candides, et qu’on eût volontiers imaginé vêtu d’innocence et de lin blanc. Il nous faisait à l’École normale des leçons tout imprégnées de ferveur spiritualiste, scandées par un geste qui lui était familier : les deux mains qu’il élevait comme fait le prêtre à l’autel. Or un incident vint troubler cette carrière paisible. C’était le temps où sévissait l’anticléricalisme. Ollé Laprune avait cru pouvoir user de son droit de citoyen en signant une protestation contre une expulsion de religieux. Pour cette raison, il avait été suspendu. L’émotion fut grande parmi élèves. A l’École normale d’alors, les catholiques qu’on appelait des talas, — ceux qui vont à la messe, — étaient en minorité ; mais tous, et même les plus incroyants, professaient le même respect pour la liberté de conscience. L’École avait alors un chef de section, — un Cacique général, — à qui la nature avait départi le plus beau don oratoire. Il fut chargé d’aller, un dimanche jour de sortie, porter à notre maître l’expression de nos communs sentiments. Comment il s’acquitta de sa mission, j’en suis témoin, ayant eu l’honneur de l’accompagner. M. Ollé nous reçut dans son cabinet de travail, petite pièce étroite, mais d’où sa vue plongeait sur la vieille basilique de Saint-Germain-des-Prés. Tout de suite notre porte-parole prit la parole, et la garda. Ce fut un admirable discours. M. Ollé écoutait silencieux, ému, avec toutefois une vague inquiétude du regard qui semblait chercher l’auditoire invisible auquel se fût adressée cette harangue abondante et imagée. Mais nous n’étions que nous trois. J’ai assisté ce matin-là à la plus magnifique improvisation dont j’aie gardé le souvenir. Et je m’aperçois que j’ai oublié de vous dire le nom de cet orateur de vingt ans, un nom qui est synonyme d’éloquence. Il s’appelait Jean Jaurès.

Et combien touchant ce livre consacré par sa sœur à un frère qui s’appelait Ernest Psichari ! Témoin de sa vie quotidienne, confidente de toutes ses pensées, Mme Henriette Psichari nous fait entrer dans l’intimité de ce frère bien aimé. Elle substitue à l’image stylisée le portrait vivant ; et c’est le plus sûr moyen de servir sa mémoire, un Ernest Psichari étant de ceux que plus intimement on les connaît, plus on trouve en eux à admirer.

L’histoire d’Ernest Psichari est une histoire d’âme, Celle d’une conversion. Le petit-fils d’Ernest Renan, le protégé de Marcelin Berthelot, élevé dans un milieu de libre pensée, quel chemin l’a mené au seuil de cet ordre de Saint-Dominique où, sur la fin de sa courte vie, il se préparait à entrer ? Un désespoir d’amour qui le fait penser au suicide, l’armée et sa discipline qui le sauvent, la méditation au désert, l’influence d’un maître tel que Péguy, d’un ami tel que Jacques Maritain, en sont les étapes. Mais L’origine en est à cette âme d’apôtre que Psichari tenait de la nature. Une flamme était en lui qui tendait vers les hauteurs. Sa vie est une continuelle ascension. Réjouissons-nous qu’une partie de notre jeunesse ait voué à Ernest Psichari un culte enthousiaste et pieux. Elle ne trouvera pas de guide plus juvénile et plus noble.

La mort de Psichari, tombé glorieusement à la tête de sa batterie, le 22 août 1914, nous ramène au souvenir de la guerre que quelques-uns aujourd’hui voudraient écarter, quand nous devrions plus que jamais en méditer les enseignements.

Présents, du « commandant » Michelin, est consacré à la gloire d’un régiment alpin, le 157e. Chaque page ressuscite un de ses grands jours, à tous les bons endroits : dans les Vosges, à Verdun, sur la Somme, au Chemin des Dames. Ce qui donne à l’ouvrage son accent, c’est que l’auteur s’est attaché à évoquer individuellement le souvenir des combattants, surtout des plus humbles. C’est le sergent Roux, territorial à cheveux blancs, qui devant Verdun demande à faire partie d’un groupe d’élite. Un Parisien, surnommé Trompe-la-mort, sur qui un obus éclate et fait sauter son casque : « Mince ! s’écrie-t-il, ils m’ont défait ma raie. » Et c’est le petit Bisser, engagé volontaire de la classe 18, qui, à la Somme, a ses deux jambes enlevées par un obus. A son sergent qui s’informe de sa souffrance, il répond : « Ah ! oui, je souffre. Mais un chasseur à pied ne doit pas se plaindre. » Pauvre petit, qui fait taire sa souffrance pour l’honneur du régiment ! A lire ce livre brûlant d’amour pour le soldat, on comprend, et on s’en réjouit, qu’au commandant Michelin, devenu pour ses magnifiques états de services pendant la guerre le général Michelin, ait été confié, le commandement de notre belle école militaire de Saint-Maixent.

Il y a les combattants, il y a les victimes, et il y a les martyrs. Lisez, lisez jusqu’au bout, si un nuage ne vous a pas trop brouillé la vue, le livre qu’un avocat de Lille, M. Philippe Kah, intitule Un adolescent chargé de gloire. Celui-là, Léon Trulin, est un enfant du peuple, et c’est un enfant : dix-sept ans. Né en Belgique, orphelin de père, il est venu en France avec sa mère et ses sœurs. Dans Lille occupée, il veut servir. Avec des camarades de son âge il organise un service de renseignements militaires. Le voilà, à plusieurs reprises, passant la frontière, dans la nuit, dans le froid, dans l’angoisse. Arrive ce qui ne pouvait manquer d’arriver, et qu’il savait d’avance. Arrêté à deux pas de la frontière hollandaise, il est jeté en prison, jugé, condamné. Léon Trulin est un illettré. Je ne sais dans aucune littérature rien de plus émouvant que ces dernières lignes, tracées d’une gauche écriture par cet enfant qui va mourir. « Courage, ma mère, courage, mes frères et sœurs, donnez l’exemple de la résignation. Vous pourrez marcher la tête haute : je mourrai en brave. » Et il s’excuse : « Maintenant je vais me coucher : il se fait tard ; je veux être ferme, frais et dispos, demain, pour l’exécution. » Et, le lendemain, il a la force d’écrire à ses sœurs : « Beaucoup de courage, et consolez beaucoup ma chère maman. Dans deux heures je n’y serai plus. » Une conception de la guerre où n’entre pas la pitié pour l’enfance, cela encore il faut s’en souvenir.

Chaque année l’Académie tient à récompenser les efforts qui tendent à propager au dehors la langue et l’influence françaises. Au palmarès du prix de Langue française figure, cette année, l’institut des Sœurs de la Présentation de Marie, de Bourg-Saint-Andéol. Grâce à elles, dans le lointain diocèse de Prince-Albert, dans le vicariat apostolique de Keewatin de petits indiens et de petites indiennes, dont les parents étaient à peine sortis de la sauvagerie, se familiarisent avec notre culture. Elles partagent notre prix avec les Sœurs de Saint Vincent de Paul du Caire, qui sont apparues à notre confrère, M. Henry Bordeaux, dans son récent voyage en Égypte, comme les gardiennes et les propagatrices de notre beau parler et de notre bon renom ; avec les Sœurs de la Providence de Corenc, qui travaillent, elles, parmi les petits Malgaches ; avec l’Église protestante française de Londres, qui perpétue, au delà du Détroit, un foyer d’influence française ; avec la Fédération britannique des Comités de l’Alliance française, dont chaque année s’accroît le rayonnement ; enfin avec Mgr Beaupin, cheville ouvrière du Comité catholique des amitiés françaises à l’étranger, grâce auquel la France est devenue l’éducatrice vers qui nombre de diocèses étrangers envoient une élite de clercs, destinés à devenir maîtres de notre verbe en même temps que disciples de notre spiritualité. Honneur à ces saintes filles et merci à tous ces bons ambassadeurs de l’idée française à travers le monde !

Saluons ici un autre Comité, le Comité alsacien d’Études et d’Informations, fondé à Strasbourg peu après la guerre dans la tradition des œuvres du regretté Pierre Bucher, pour réunir en un faisceau de travail méthodique les efforts des groupements intellectuels, économiques et sociaux des départements délivrés du Haut-Rhin et du Bas-Rhin. En couronnant ses publications et notamment son grand ouvrage, l’Alsace depuis son retour à la France, l’Académie a entendu souligner l’importance des services rendus par un des organisations d’ensemble les plus originales et les plus vivantes, dues à l’initiative privée dans nos belles provinces de l’Est.

N’ayons garde de passer, sans y jeter au moins un regard, devant le coin des poètes.

Deux remarques s’imposent tout d’abord : un réveil du sentiment de la nature, un retour à la prosodie traditionnelle. Les poètes ont compris que les règles acceptées par tous les grands maîtres, de Ronsard et de Victor Hugo à Henri de Régnier et à Paul Valéry., loin d’entraver l’imagination, favorisent son essor et répondent à ce désir de perfection sans quoi l’œuvre d’art n’est qu’affaire de mode.

Parmi les volumes que vous avez distingués, l’Éternel Poème de M. de Bellomayre et la Prière à l’Absente de M. Ludovic de Magallon sont de beaux poèmes d’amour. Dans l’Ombre dorée de M. Gaston Simon, dans le Voile de la Déesse de M. Raymond Cortat, dans les vers De mon cœur à ma lyre de Mme Dedet-Hollier, circule le plus sincère sentiment de la nature. A chacun de ces volumes, ainsi qu’à l’éloquente Mort de Sapho de M. René Patris, vous avez donné une part du prix Archon Despérouses.

Le sol natal, c’est toujours la nature, et c’est lui que chantent, avec des accents différents mais un égal talent, Mme Marie-Louise Vignon dans les Ciels clairs de France, M. Étienne Marcenac dans A l’ombre des bouleaux, qui sont bouleaux d’Auvergne, M. Pierre Marfaing dans son Toit sous les figuiers, Mme°Mathilde Delaporte dans la Glèbe humaine, M. Henri Petitbon dans le Chemin du rêve. Ces ouvrages se partagent le prix Artigue.

Le prix Heredia est attribué aux Sonnets espagnols, de M. Claude Jonquière, pittoresques, d’un art subtil, exaltant la fraîcheur des jardins de l’Espagne, l’ombre lumineuse de ses nuits, ses fontaines et ses gitanes.

Deux poètes reçoivent le prix François Coppée : Mme Éliane Greuze qui, dans son recueil : les Humbles destins, chante avec émotion et simplicité les existences obscures, et M. Lucien Boyer, pour ses Paysages de France, alertes, humoristiques croquis des plus beaux sites de chez nous.

Le prix Jules Davaine, à Mlle Alice Héliodore, pour son Offrande au génie d’une noble inspiration ; le prix Paul Labbé-Vauquelin, à M. Dominique Vecchini, auteur de Bastia, ardente glorification de sa ville natale.

Enfin, deux poètes reçoivent le prix Le Fèvre-Deumier : M. Francis Clerc, pour ses Brises d’octobre où il fixe, en de jolis vers finement nuancés, des paysages et des souvenirs ; et M. Antony Troncet qui s’efforce et qui réussit, peignant avec les mots comme les peintres avec les couleurs, à faire revivre, dans le cadre de ses sonnets, Ut pictura poesis, les grands artistes disparus.

 

Et pour terminer, la série de nos prix d’ensemble.

En décernant à M. Constantin Photiadès, pour l’ensemble de son œuvre, le prix Alfred Née, l’Académie a voulu donner une marque d’estime toute particulière à un écrivain de beau talent qui, après s’être essayé dans le roman, a fait preuve, en critique et en histoire, des plus rares qualités. M. Photiadès, qui a vu le jour sur les pentes de l’Hymette, est de ces étrangers qui, reconnaissants à la France de son hospitalité, se sont dès le début de la guerre engagés comme volontaires ; après la guerre, qu’il a faite en qualité d’aviateur, il a voulu être de nationalité française. Ses premiers travaux sur le grand romancier anglais George Meredith et sur Mme Kalergi permirent d’apprécier la sûreté de son jugement et la précision de son érudition. Aujourd’hui, il nous conte, dans un livre nourri d’ingénieuses et patientes recherches, les « vies » du célèbre aventurier qui, sous le double nom de Joseph Balsamo et du comte de Cagliostro, tour à tour mage, thaumaturge et thérapeute, inspiré, escroc et finalement prisonnier du Saint-Office, fut une des figures les plus énigmatiques de ce XVIIIe siècle, où M. Constantin Photiadès avait auparavant rencontré, en Mme de La Ferté-Imbault, fille de l’illustre Mme Geoffrin, la fantasque et pittoresque « reine des Lanturelus ». Livres, aussi solides qu’agréables à lire, qui assurent à M. Photiadès une place parmi les écrivains pour qui l’étude du passé est inséparable du respect de la vérité.

Soldat et lettré, le commandant Hanoteau, à qui échoit le prix Vitet, a de qui tenir, puisqu’il est le fils de ce général Hanoteau qui, non content d’avoir participé sur le champ de bataille à la conquête de l’Algérie, l’a complétée par ses travaux sur la linguistique berbère, auxquels l’Institut a naguère décerné le grand prix Volney. Appelé à la section historique de l’état-major de l’armée, M. Jean Hanoteau a collaboré activement à ses publications, avec une méthode scrupuleuse qui l’a placé très haut dans l’estime des professionnels de l’histoire. D’autres publications allaient lui valoir la gratitude du grand public. Ce sont d’abord les Mémoires de la reine Hortense, où s’exprime avec abandon l’âme ingénue de la fille de Joséphine. Et puis les Mémoires de Caulaincourt, où se trouve ce fantastique épisode : quinze jours passés, de Moscou aux Tuileries, dans la même berline, aux côtés de Napoléon, qui ne cesse de se raconter, évoquant à bâtons rompus toute l’histoire de son règne. Signe particulier : historien de l’époque impériale, Jean Hanoteau est le seul qui n’ait pas encouru les foudres de Frédéric Masson.

A Édouard Trogan un prix d’Académie, pour toute une carrière consacrée au service des lettres. Je l’ai connu, il y a une cinquantaine d’années, secrétaire de Léon Lavedan au Correspondant. Léon Lavedan était un homme terrible, comme doit être tout directeur de Revue digne de ce nom. Passionné d’actualité, il vous faisait venir en hâte, vous commandait un article sur un sujet qui vous était complètement étranger, et, comme vous lui demandiez un peu de temps pour savoir au moins de quoi il s’agissait. « Du temps ? répondait-il : tout le temps qu’il faudra. Vous m’apporterez l’article dans trois jours. » Formé à cette dure école, M. Trogan devait par la suite être appelé à ce poste de directeur, où nous l’avons vu pendant de longues années déployer les plus belles qualités professionnelles. Il avait quitté la direction de la maison, non la maison elle-même, lorsque le malheur des temps lui apporta la plus cruelle des déceptions, celle de voir sombrer l’œuvre à laquelle il avait consacré toute sa vie.

Le Correspondant vient de disparaître. Avec lui c’est un morceau de notre histoire qui s’en va. Plusieurs parmi nos plus illustres aînés, qui s’appelaient Montalembert, Falloux, Albert de Broglie lui ont prêté leur brillante collaboration. L’Académie lui envoie son hommage, mais non son adieu, car elle veut espérer .que quelque jour le verra renaître pour le plus grand bien des idées qu’il a toujours défendues avec ce mélange de fermeté et de courtoisie, où se reconnaît la foi véritable, celle qui est non pas une étiquette pour la galerie, mais le fruit d’une conviction raisonnée et profonde.

 

J’ai gardé pour la fin le prix Broquette Gonin de dix mille francs qui, par le choix que vous avez toujours fait de ses titulaires, est en passe de devenir l’un de vos plus beaux prix.

C’est à Paris, dans la boutique d’un marchand d’estampes, son père, que s’est dessinée la vocation de M. Edmond Pilon. Nul n’ignore ce qui se passe dans ces boutiques peuplées d’images d’autrefois, lorsque le soir tombe et que le silence se fait clans la grande ville. Alors les portraits sortent de leur cadre, les figures soulèvent le suaire des portefeuilles, et ces ombres ranimées se rejoignent en de secrets conciliabules pour s’entretenir des choses qui leur furent douces et chères.

C’est depuis lors qu’Edmond Pilon a pris l’habitude d’entendre les voix qui se sont tues. Aussi, pendant les trente-trois ans qu’il a passés, simple employé de la ville de Paris, à recevoir les clients de l’Assistance publique, a-t-il pu tout le jour les écouter sans impatience, sachant bien que, sa journée finie, il allait retrouver cette autre société, qui est la sienne, artistes et écrivains du temps passé, rêveurs, excentriques, muses et bourgeoises, essaim voltigeant, gracieux fantômes qui lui doivent de redevenir des vivants pour avoir été touchés par sa baguette de magicien.

« Je vous avoue, dit Madelon à Mascarille, que je suis furieusement pour les portraits ; je ne vois rien de si galant que cela. » Rien de plus galant que les portraits d’Edmond Pilon, si ce n’est la manière même du portraitiste. Ni pédantesque, ni livresque. Au hasard d’une rencontre, l’attention du peintre s’est portée sur un de ces personnages de jadis, non toujours des plus fameux, souvent des plus oubliés. Curieux d’en tout connaître, il va désormais s’informer, questionner ceux qui l’ont connu, fouiller les mémoires et les correspondances, à la recherche de ce trait où l’homme se peint, de cette anecdote qui éclaire une figure. Au besoin il se met en route et, persuadé que nous devons beaucoup au coin de terre où nous sommes nés, au paysage sur lequel se sont posés nos regards, il part à la découverte, visite la maison si elle subsiste, interroge les reliques si la piété des descendants les a conservées. Ainsi peu à peu l’image prend forme et se précise, et l’homme surgit tel que l’ont connu ses contemporains, prêt à reprendre la conversation.

Les portraits où excelle M. Pilon sont les portraits de femmes. Son secret ? Il le tient d’un artiste du XVIIIe siècle, le peintre Tocqué, élève et gendre de Nattier, lequel a écrit : « Une femme, sans être belle ni jolie, a souvent des moments qui lui sont favorables et le visage perd ou acquiert des grâces selon les diverses situations de l’âme. C’est au peintre à saisir habilement les instants heureux qui semblent l’embellir. » L’habile peintre qu’est Edmond Pilon, saisit au passage ces « certains moments fugitifs durant lesquels se manifeste un élan de l’âme, brille l’éclat passager de l’esprit. » Comment il a réussi à les rendre, vous êtes là pour le dire, vous Mlle des Œillets, qui fûtes Hermione et Agrippine et que l’étoile naissante de la Champmeslé vit descendre au tombeau ; vous, Mlle de la Maisonfort, qui pleurâtes pour avoir oublié une réplique dans votre rôle d’Esther ; et vous, Mme Greuze, dont nous voulons oublier la fin lamentable pour ne nous souvenir de vous que sous les traits de l’espiègle Mlle Babuti, chère à Diderot, ou parée des grâces naïves de la Cruche cassée.

Cette manière d’Edmond Pilon souple, sinueuse, qui semble parfois, indolente, s’attarder à un détail, s’égarer dans un détour, et nous mène au but par des chemins fleuris, cet art délicat, tout en nuances, qui ravive la réalité sanas jamais la fausser, il n’est pour l’apprécier que de le comparer aux imitations qui en ont été faites. Car Edmond Pilon a été un initiateur sans le vouloir, et qui peut-être n’a pas droit d’en être autrement fier. De ses fines et si légères esquisses sont sorties ces lourdes « biographies romancées », fabriquées en série pour des fins commerciales. Mais on ne saurait en faire retomber la faute sur Edmond Pilon, et c’est le sort des meilleures choses d’être maladroitement copiées.

Faut-il ajouter que ce délicieux peintre de portraits est un aussi bon peintre de paysages ? Le voyez-vous, canne à la main, promeneur à la façon de Jean-Jacques, prendre à sa source une rivière, une modeste rivière de chez nous, suivre son cours, évoquer sur ses bords « le paysage, les souvenirs historiques, les choses et les gens ? » Et ce n’est pas le hasard, c’est une secrète correspondance, qui lui a fait choisir de France où il retrouve Racine et La Fontaine et dont il aime la lumière voilée, discrète, propice à la rêverie, qui est aussi bien la teinte de son imagination et fait le charme de son style, si purement français.

Dans un temps de renommées bruyantes, qui ne sont pas toujours justifiées, l’Académie a voulu rendre la justice qui lui est due au plus modeste parmi les hommes de lettres, qui est un des plus charmants et des plus originaux parmi les écrivains d’aujourd’hui.

Et, Messieurs, combien j’aurais aimé envoyer votre adieu à cet admirable Pierre Villey qui vient de trouver dans un accident de chemin de fer une mort tragique ! J’aurais dû vous signaler ce Dictionnaire étymologique de la Langue française, monument d’érudition que M. Oscar Bloch vient d’élever au prix de quinze années de labeur. J’aurais souhaité... Mais l’heure passe : il est temps que la Littérature cède la place à la Vertu, dont c’est aujourd’hui la fête. Je termine donc, comme j’ai commencé, en m’excusant auprès de ceux dont j’aurai voulu tout au moins citer les noms. Leur nombre et leur talent nous apportent cette constatation réconfortante, qu’en une époque où tant de choses disparaissent que nous aimions, subsiste ce goût de la haute culture, grâce et force de l’esprit français.