Rapport sur les concours de l’année 1930

Le 4 décembre 1930

René DOUMIC

RAPPORT SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1930

DE

M. RENÉ DOUMIC
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL

 

 

Messieurs,

Lorsque, l’an dernier, je terminais mon rapport en exprimant le souhait que l’Académie se montrât désormais un peu moins prodigue de ses récompenses, je savais être l’interprète de votre pensée à tous. Vous étiez tous décidés, dans l’intérêt même de vos prix et pour ne pas en diminuer le prestige, à en diminuer le nombre. Résultat : cette année, ce nombre s’est considérablement accru. Par exemple, à eux seuls, les prix d’Académie, qui sont une création de votre initiative et un effet de votre bonté, atteignent le chiffre impressionnant de soixante-dix-neuf. Votre générosité a été la plus forte... Vous excuserez votre rapporteur si, par crainte de s’égarer dans cette forêt spirituelle et afin de s’orienter, il se dirige vers les plus hautes cimes et va d’abord aux prix d’ancienne date, consacrés par une longue renommée.

Le grand prix Gobert a été accordé aux trois volumes les Journées d’octobre, Vers la Fédération, la Fédération, que Dom Leclercq a écrits sur une seule année de la Révolution française ; car cette étude considérable tient entre les premiers jours d’octobre 1789 et les derniers de septembre 1790. Dom Leclercq a entrepris de retracer dans une vaste étude d’ensemble le Déclin et la Chute de la Monarchie française. Il nous avait donné, il y a six ans, une Histoire de la Régence. Soudain, et comme il préparait l’étude des règnes de Louis XV et de Louis XVI, il a passé aux événements qui ont plus immédiatement précédé la chute de la monarchie. On n’ose lui faire grief de cette brusque saute à travers le temps : l’auteur est maître de son œuvre et on se rappelle que Michelet, après avoir écrit une série de volumes sur l’Histoire de France, interrompit brusquement son œuvre pour courir à la Révolution française qui l’attirait. Ainsi en a-t-il été pour Dom Leclercq. C’est bien en effet une Histoire de la Révolution jusqu’en 1792, dont il nous donne aujourd’hui les premiers volumes. L’historien ne s’attache pas à une démonstration et ne paraît en rien servir une thèse. Il se soucie uniquement de mener une enquête serrée, copieuse, autant que détaillée et précise, sur tous les événements petits et grands de la Révolution à ses premiers pas.

On ne peut qu’admirer tout à la fois la haute conscience avec laquelle cette enquête est menée et l’aisance avec laquelle de cette écrasante documentation Dom Leclercq fait jaillir tantôt des tableaux dont le détail ne nuit nullement à l’ensemble, tantôt des portraits sans prétention littéraire, mais qui paraissent tracés d’une main très assurée.

La Révolution a déjà, depuis un siècle, et plus particulièrement un demi-siècle, fait l’objet d’études innombrables. Sans doute Dom Leclercq n’apporte à notre connaissance aucun événement important qui n’ait déjà été étudié, mais la méthode qu’il a suivie, — et c’est celle qui a rendu célèbre l’Ordre bénédictin auquel il appartient, — est si scrupuleuse que le résultat en donne, chose rare, l’impression de quelque chose de définitif.

Un mérite qui nous frappe dans la manière de l’auteur est le soin qu’il a de sortir sans cesse de Paris pour aller chercher dans les provinces les contre-coups de chacun des mouvements de la capitale : ses chapitres sur la province constituent certainement ce qu’il y a de plus nouveau dans ces volumes.

Un autre mérite est la liberté d’esprit dont fait preuve Dom Leclercq. Sa robe de moine ne l’a nullement gêné quand il a été appelé à raconter et à juger les faits, et notamment les événements qui ont mis aux prises l’Assemblée Constituante avec l’Église. Certes, il ne porte contre l’Ancien Régime aucune de ces condamnations sans réserves qui trop souvent ont faussé l’histoire, quand on prétendait expliquer et justifier, par la décadence de la vieille France, l’essor des idées révolutionnaires : toutefois il formule sur l’Église de France à la fin du XVIIIe°siècle une opinion assez sévère et va jusqu’à voir dans Talleyrand portant à la fortune matérielle de cette Église un coup mortel, une manière d’agent de la Providence.

L’Académie n’a pas attendu d’être en face de l’œuvre, à vrai dire énorme, qui, un jour, s’étendra d’une si opulente façon sur un siècle de notre histoire, mais elle a jugé que le morceau considérable qui lui était soumis était par lui-même d’une valeur largement suffisante pour qu’un si bel effort fût par elle couronné et par là encouragé.

 

Vous avez à décerner chaque année, sous le nom de Prix du budget, une année un prix d’éloquence, une année un prix de poésie. Et il arrive que, faute d’avoir pu attribuer le prix, vous soyez obligés de proroger l’un ou l’autre concours. C’est ainsi que vous aviez à juger cette année de l’éloquence et de la poésie.

Pour le prix d’éloquence, l’Académie avait proposé l’éloge d’Alfred de Musset : elle se réjouit que le cher et grand poète ait été loué en termes dignes de lui.

Il y a bien des façons de concevoir l’éloge d’Alfred de Musset. Celle de M. Pierre Moreau est originale : « Classique ou romantique ? nous dit-il. La question ne semble pas se poser, et lui-même, Musset, tout en raillant le mot de romantisme, s’est cru sans doute romantique. Et pourtant le classique qu’il portait en lui protestait sans cesse, mettait de l’ordre dans l’apparent désordre de son génie... Peut-être serait-ce faire l’« éloge de Musset » que de montrer son vrai visage sous son masque, son âme native derrière son âme de parade, le classique sous le romantique. » Et dans une étude approfondie, à laquelle nous ne reprocherons que de laisser trop complètement dans l’ombre tout ce qui en contredit la thèse, M. Pierre Moreau a relevé toutes les traces de classicisme qu’il trouve dans le génie et dans l’œuvre du poète des Nuits. Il le montre d’abord « vivant la passion romantique » et « l’orgie romantique ». « Voyez-le, écrit-il, les cheveux lustrés d’huile de Portugal, le chapeau sur l’oreille, « la joue en fleur », avec ces « traits efféminés » de chérubin poète, cette « bouche mignonne et un peu boudeuse », ces yeux bleus, cette barbe blonde, que décrivent ses contemporains, avec cette folle gaieté d’étourdi qui, au sortir de quelque fête, allume son cigare aux quinquets pour étonner les demoiselles, conquérant et prêt à toutes les conquêtes : c’est Don Juan adolescent. »

Mais ce poète plein d’imagination, de passion et de fantaisie, était nourri des classiques anciens et des classiques français ; il a hérité d’eux la gaîté, le bon sens, l’esprit, la clarté, la simplicité ; comme eux, « il n’a pas réduit sa peinture des hommes à une seule génération ». « Dans le dialogue serré de ses comédies nous sentons frémir l’art classique, et, par delà Beaumarchais et Marivaux lui-même, nous rejoignons Molière aux endroits qui nous font sourire, Racine aux scènes qui nous émeuvent. » M. Pierre Moreau, qui est professeur de littérature française à l’Université de Fribourg en Suisse, et qui nous promet un livre sur le Classicisme des romantiques, a développé cette thèse ingénieuse et féconde avec une parfaite connaissance du sujet et des alentours du sujet, et beaucoup d’agrément.

Et le point de vue où il s’est placé n’est nullement paradoxal. Et tout ce qu’il dit du classicisme de Musset est vrai. Et nous lui accordons bien volontiers que Musset voisine avec nos grands classiques,... à condition toutefois d’ajouter que le plus romantique de tous nos poètes c’est Musset.

Je saisis cette occasion de rappeler, une fois de plus, ce cas attendons des concurrents de notre prix d’éloquence Car on ne manque pas de nous dire « Un prix d’éloquence : En 1930 ! Se peut-il qu’il y ait encore un endroit, fût-ce l’Académie où l’on ignore que l’éloquence est chez nous chose désuète, démodée, périmée ? L’éloquence ne se porte plus. Inviter les gens, et de préférence les jeunes gens, à être éloquents sur commande, leur demander trente pages d’éloquence continue, qu’en aurait dit Pascal ? »

Or, jamais si noir dessein n’est entré dans aucune âme académique. Mais, qu’on veuille bien comprendre ce que signifie ici ce mot d’éloquence. Le travail du dictionnaire, qui fait l’austère joie de nos jeudis, nous enseigne que le sens des mots a tendance à se rétrécir : le langage lui aussi a sa peau de chagrin. Ainsi est-il arrivé pour le terme d’éloquence. Nous nous souvenons tous qu’il n’y a pas si longtemps la Sorbonne désignait ses grandes chaires sous les noms de chaire d’éloquence et chaire de poésie. Tout ce qui n’était pas poésie était éloquence. Et M. Jourdain lui-même eût flairé qu’éloquence était synonyme de prose. C’est dans ce sens large qu’est pris ici le mot d’éloquence. Un morceau de prose à l’éloge de l’un de nos grands écrivains, voilà l’objet du prix d’éloquence. Je précise : un « essai », appuyé de sérieuses recherches, et présenté sous une forme simple, claire, élégante, à la manière française — ne disons pas d’hier, mais de toujours.

Quant au prix de poésie, nous avons le regret de ne pouvoir le décerner. En proposant comme sujet La jeunesse, nous avions espéré trouver un écho chez les jeunes poètes. Or les poèmes qui nous ont été envoyés, au lieu d’avoir cet accent personnel auquel nous nous attendions, cette spontanéité et cette ardeur juvénile où se seraient peints nos concurrents, nous ont déconcertés par une inspiration, dirai-je conventionnelle ? mais plutôt livresque. Apparemment dans le choix du sujet nous nous étions trompés. Nous n’avions pas réfléchi que pour sentir tout le charme et l’irremplaçable attrait de la jeunesse, il faut l’avoir perdue. C’est alors que désespérant de proposer aux concurrents de notre prix de poésie un meilleur thème, nous nous sommes résolus à ne pas leur en proposer du tout. Qu’ils choisissent au gré de leurs préférences ! Liberté complète. Tous les genres sont bons, hors le genre médiocre. Un poème composé, une centaine de vers et pas plus de trois cents, des vers qui soient des vers selon la versification traditionnelle, et beaucoup de talent... nous n’en demandons pas davantage.

 

En attribuant à M. Jacques de Lacretelle, le prix du roman, l’Académie a prétendu récompenser, moins encore un livre en particulier, que la continuité de l’effort d’un romancier fidèle au genre du roman. Comme l’a fait remarquer M. Marcel Prévost, — en des termes qu’aucun de vous n’a oubliés et que lui inspirait sa ferveur pour un genre où il est maître, — tels romanciers qui, au lendemain de la guerre, avaient donné de belles promesses, ne les ont pas entièrement tenues. Plusieurs se sont évadés vers le récit de voyage. M. de Lacretelle s’en tient au roman et à la nouvelle. Pour ses débuts, il avait dressé la silhouette agitée et inquiète du petit juif Silbermann : cette année même, il nous a conviés au « retour de Silbermann » et nous avons appris de lui quelle fin lamentable avait suivi de si brillantes promesses. Dans la Bonifas, il a déroulé devant nous une de ces destinées dérisoires à laquelle sont voués, par leur disgrâce aidée de leur maladresse, certains êtres malchanceux : aussi avons-nous un peu de peine, sur la fin du livre, à voir cette Bonifas transformée en héroïne. Entre tous ses récits, celui qu’il intitule la mort d’Hippolyte, transposition moderne de l’antique légende, semble le plus achevé, et par sa sobriété donne l’impression de l’art classique. L’Académie sait gré à M. de Lacretelle d’avoir à un haut degré le souci de son art, dans un temps où paraissent trop de livres bâclés et le respect de la langue et du style dans un temps où la langue française est si souvent mise à la torture.

 

Le Grand prix de littérature à Mme Pailleron. Petite-fille de François Buloz et fille de l’auteur du Monde où l’on s’ennuie, Mme Pailleron a les lettres dans le sang. Romans, essais, fantaisies, elle a beaucoup écrit et dans les genres les plus différents. Dans son dernier roman, la Ratoune, elle a dessiné la figure d’une Parisienne d’aujourd’hui, non certes de la Parisienne en soi, mais de cette variété très spéciale qu’est une fleur poussée entre deux pavés de Paris, petit être d’instinct, petite âme de joie et de proie, pour qui, Monsieur le directeur, Mme Pailleron a eu bien raison de ne pas vous demander un prix de vertu. L’œuvre, essentielle de Mme Pailleron, qui lui a coûté dix ans de travail et plus, est la série des volumes où elle a retracé l’histoire de François Buloz et ses amis. Dans ces précieux livres elle a versé le trésor de ses archives de famille : lettres familières, confiantes et charmantes, où se racontent au jour le jour les George Sand, les Musset, les Vigny, les Mérimée et combien d’autres ! On voit vivre tous ces illustres personnages. Buloz a tout connu de leurs affaires de cœur et des autres, les querelles, les amours, les brouilles, les raccommodements : il a été leur confident, leur impresario et leur banquier. Sur eux tous Mme Pailleron a recueilli, outre le témoignage des lettres intimes, une tradition orale. N’était-ce pas sa mère qui, petite fille, le jour où Sainte-Beuve élu à l’Académie parlait de s’acheter une épée, lui conseillait : « Tu ferais mieux de t’acheter une perruque ? » Ces livres de Mme Pailleron sont, sur la période romantique et sur l’époque du Second Empire, le plus riche répertoire de documents ; c’est l’évocation vivante de tout un monde littéraire ; nul désormais ne pourra faire l’histoire de la littérature et, mieux encore, de la vie littéraire au XIXe siècle, sans s’y référer.

 

Un de nos plus beaux prix — le plus important par la valeur matérielle, et qui nous est particulièrement cher parce que nous le devons à la libéralité de l’un d’entre nous — est le prix Brieux. Il nous vaut chaque année de nombreux envois parmi lesquels il est des pièces de grand mérite, mais qui ont un défaut : c’est de n’avoir aucun rapport avec le libellé du prix. Aussi notre joie a-t-elle été grande de trouver cette année une œuvre répondant exactement aux intentions de M. Brieux : l’Ariel et Caliban de M. Baudoin.

Cette pièce s’était d’abord intitulée : A propos de bottes. Et c’est bien de bottes qu’il s’agit au cours de ces trois actes, mais de bottes d’une fabrication spéciale, qui peut-être n’a pas fait époque dans l’histoire de l’art du bottier, mais qui en a fait une dans l’histoire des idées sociales. Car ce sont les bottes qu’un certain jour Léon Tolstoï s’est avisé de fabriquer, de ces mêmes mains qui avaient manié magistralement la plume, avant de pousser l’alène, — moins habilement, je le crains.

La scène se passe à Yasnaia Poliana, dans l’atelier de Tolstoï peuplé d’escabeaux, de marteaux, de tirepoints, et généralement de tout ce qu’il faut pour faire des bottes. Au-dessous, l’atelier du cordonnier Guérassime qui est, lui, un vrai cordonnier. La fenêtre ouverte permet d’entendre à l’étage du dessus les propos qui se tiennent l’étage du dessous, et d’apprendre ainsi ce qu’on pense entre cordonniers de carrière, de l’aristocratique recrue que vient de faire la corporation.

GUÉRASSIME. — A quoi pense-t-il, femme, de nous donner des leçons de cordonnerie ?

MATEWNA. — Il s’amuse, mon homme : faut bien qu’il passe son temps à quelque chose.

Non, ces humbles n’ont pas l’air très pénétré de reconnaissance pour le geste par lequel ce grand seigneur s’est mis en tête de s’abaisser jusqu’à eux. Lui-même, Tolstoï se prend par instant à douter de sa parfaite sincérité.

TOLSTOÏ. — Je suis, au fond, un grand seigneur : même sous le tablier du cordonnier, je reste l’orgueilleux que j’ai toujours été.

Mais voyons la suite. Les bottes qu’il a fabriquées, Tolstoï les vend à des prix très au-dessous du cours. Ou encore, il les donne à Guérassime qui les revend et va en boire le prix. On en cause chez le cabaretier Berg. « L’un dit que cette histoire de souliers, c’est pour vous une amusette. Un autre assure que vous êtes en train de vous livrer sur notre peau à une expé... comment dit-on cela ?... ah voilà !... à une expérience. Il y en a qui marquent les coups quatre paires de bottes distribuées aujourd’hui, quatre litres de vodka bus en plus chez Berg. »

Venons au dénouement : c’est lui qui donne à l’œuvre sa portée sociale. On ne chausse pas impunément les bottes de Tolstoï. Guérassime, l’Ispravnik, d’autres encore se mettent à tolstoïser. Il s’ensuit une grande perturbation, et Tolstoï lui-même est épouvanté de la forme que peuvent prendre les idées pures quand elles se matérialisent en passant par des cervelles mal préparées à en comprendre la valeur mystique.

TOLSTOÏ. — Les vérités de leur offre, elles explosent entre leurs mains.

SOPHIE. — Ce ne sont pas des vérités faites pour notre temps, pour notre condition d’hommes.

Ce que nous avons tout particulièrement cette comédie, outre son originalité et son actualité jointes à l’éclat que jette sur l’action le grand nom de Tolstoï, c’est qu’elle est une comédie. Elle répond ainsi à l’objection de ceux qui seraient portés à croire qu’une pièce sociale ne saurait être d’une sorte de dissertation dialoguée. Ariel et Caliban prouve que ni l’esprit, ni l’humour ne sont bannis du genre et qu’en sciences sociales comme ailleurs, l’enseignement le meilleur est le moins ennuyeux.

Le prix Brieux est biennal : cela n’empêchera pas, — je le rappelle à tous écrivains de théâtre, qu’il soit décerné de nouveau l’an prochain. Puisse-t-il nous réserver même satisfaction !

 

Le prix Broquette-Gonin à M. Henri Malo. Ce brillant écrivain, d’un talent si souple, méritait celte belle récompense pour l’ensemble une œuvre dont Le premier mérite est la diversité. M. Malo s’est d’abord consacré à l’histoire maritime. Ses livres sur les corsaires, où il abordait une matière presque entièrement neuve et qui sont de merveilleux récits d’aventures, ont aussi bien le mérite de la plus solide érudition. Grâce à lui nous savons, dans le détail, ce qu’était dans l’ancienne marine la « course » et qu’un corsaire dunkerquois, dieppois, ou malouin, était, non point un pirate des grandes routes de la mer mais toujours un fin matelot, un rude combattant, et souvent un héros. Ainsi familiarisé avec les choses de la mer. M. Malo n’est pas peu fier d’avoir, dans son étude sur les Pêches maritimes, Un tour sur le Dogger Bank, préconisé des mesures qui par la suite ont été adoptées par les spécialistes. Mais ce n’est là qu’un aspect de son talent. De Jean Bart à Montrond, l’ami de Talleyrand et de la Jeune Captive, la transition est un peu brusque. Elle n’a pas effrayé M. Malo, que nous trouverons bientôt, spectateur amusé, dans le cercle des muses romantiques, chez une Sophie Gay et une Delphine de Girardin, pour s’installer enfin dans l’intimité de M. Thiers, comme il convient au conservateur de la Bibliothèque Thiers. Car M. Malo est un fonctionnaire en qui l’Institut a mis toute sa confiance, et à qui il n’a pas fini de témoigner sa haute estime.

 

Parmi nos prix d’ensemble, le prix Née à M. Gabriel Faure, qui excelle à évoquer le souvenir des grands écrivains dans le paysage où il est resté un peu de leur âme, le prix Vitet à M. Maurice Legendre, qui, en Espagne, aux côtés de M. Pierre Paris, fait de si bonne besogne française.

La totalité de prix Saintour est venue récompenser une œuvre capitale pour l’histoire de notre littérature au moyen âge : les trois volumes de M. Edmond Faral sur la Légende arturienne. On a beaucoup écrit, et des choses charmantes, sur les romans bretons, en insistant sur ce qu’il y a en eux de breton, breton à ne pas s’y méprendre, spécialement et exclusivement breton. Mais les érudits sont des gens terribles. M. Edmond Faral s’est méfié. Réfléchissant que la source des romans d’Arthur est le livre latin d’un clerc nommé Gaufrey de Monmouth, Historia Britonum, il y a regardé de près. Et il a été frappé de constater que Gaufrey de Monmouth, tout pénétré de culture gréco-latine, doit à cette culture à peu près toutes les fictions qu’il nous rapporte ; ce qu’il doit à la tradition orale de la Bretagne se réduit à presque rien, mais il puise à pleines mains dans Virgile et Ovide, et dans Lucain et dans Stace et dans ces œuvres de la basse latinité, si goûtées au moyen âge et si curieuses. Ne serait-ce pas, alors, que les romans auxquels nous donnons le nom de bretons ne sont bretons que par le cadre où ils se déroulent et par le nom des personnages ? Chacun d’eux serait breton, au même titre où les Natchez sont un roman américain et Salammbô un roman carthaginois. Gaufrey de Monmouth aurait été un admirable mystificateur, tout comme cet autre Celte, le fameux Macpherson : il aurait créé de toutes pièces la matière de Bretagne, comme Macpherson a créé cet Ossian qui fit rêver Bonaparte. Si, comme M. Bédier incline à le croire, M. Faral a réussi à démontrer sa thèse qu’il n’y a rien d’indigène, rien de populaire, rien de spécifiquement celtique, dans ces fameuses fictions bretonnes, c’est donc que la critique de M. Edmond Faral rejoint celle de son maître en science médiévale. Comme M. Bédier nous a rendu nos chansons de geste, rompant avec la tradition qui leur attribuait une origine germanique, de même M. Edmond Faral rend la matière bretonne à la culture gréco-latine qui est notre culture. Remercions ceux qui restituent son bien à une France trop insoucieuse de ses richesses d’art.

Parmi les ouvrages si nombreux que vous avez récompensés, je voudrais au moins citer les noms de quelques-uns : cette Histoire linguistique d’Alsace et de Lorraine, de M. Paul Lévy, à qui vous avez si justement attribué le second prix Gobert ; ce Verdun dans la tourmente qui nous permet de saluer un nom glorieux, inscrit aux plus belles pages de la Grande Guerre, celui de l’héroïque général Passaga ; le Drouot du Commandant Serieyx qui remet en honneur une des plus pures figures de notre histoire militaire ; le livre de pieux souvenir que M. Louis Lacroix consacre au peintre Jean Veber, ce Parisien si finement observateur, ce satirique à l’âme tendre, à l’imagination de poète, qui, pendant la guerre, a donné, en dépit de son âge, un si admirable exemple de dévouement à la patrie. Parmi les romans, l’Incantation de M. Roger Chauviré, le si pittoresque Vasco de M. Marc Chadourne, l’exquis Prince que j’aimais de Michel Davet à qui va le prix La Fontaine, la gracieuse Lucinde au miroir de Mlle Rose Baretta Worms, qui porte un nom, deux noms, chers à nous autres, amateurs de théâtre, qui avons eu la bonne fortune de connaître et d’applaudir, à la Comédie Française, la fameuse troupe de Perrin... Mais combien d’autres œuvres dont j’aimerais à rendre compte et que je ne puis même mentionner.

Eugénie de Guérin est à la mode. Ses lettres et son journal se rééditent ; on lui consacre des livres et des articles : les « Guériniens » ne séparent pas son souvenir de celui de son frère Maurice. Il y a trois ou quatre ans, un prêtre très distingué du diocèse d’Albi, M. l’abbé Émile Barthès, à qui tous les papiers des Guérin, et d’autres encore, avaient été confiés, une fois rentré de la guerre, publiait les lettres de l’héroïne du Cayla à son amie Louise de Bayne. Aujourd’hui, il nous donne, en deux forts volumes, remplis d’indications nouvelles et de documents inédits, une vie d’Eugénie de Guérin. Ce livre, qui est une thèse de Sorbonne, et que complète la publication des lettres d’Eugénie à son frère, nous apporte, sur diverses périodes restées un peu obscures de cette vie féminine, des précisions très intéressantes, notamment sur les rapports des Guérin avec Mme de Maistre et avec Barbey d’Aurevilly.

Une autre personnalité qui appartient, elle aussi, par ses liens avec Lacordaire, à l’histoire religieuse du romantisme, est celle de Mme Swetchine. Les archives du Bourg d’Iré, libéralement ouvertes par le comte Louis de Blois, ont permis au P. Rouet de Journel de lui consacrer un livre définitif. De nombreux détails qu’au lendemain de la mort de Mme Swetchine, M. de Falloux n’avait pu donner, nous sont révélés par son nouveau biographe ; et le portrait délicatement nuancé qu’il trace d’elle nous éclaire en même temps sur les dispositions de certaines âmes slaves à l’endroit de l’église d’Occident.

Un prix d’Académie de cinq mille francs a été décerné à M. François Veuillot pour sa grande édition des Œuvres de Louis Veuillot, dont quatorze volumes ont déjà paru. Louis Veuillot, en son vivant, s’en est donné à cœur joie d’attaquer, avec la violence la plus outrageuse, plusieurs de nos aînés et des plus justement respectés. L’Académie ne l’oublie pas, mais elle estime que le bruit de ces vaines querelles s’est assoupi dans le silence et la grande paix des tombes. Et elle a voulu remercier M. François Veuillot du soin avec lequel il poursuit cette édition de famille. L’histoire religieuse du XIXe siècle, lorsque cette édition sera achevée, y trouvera les plus précieux documents.

Parmi les lauréats du prix Thérouanne, je veux nommer spécialement l’auteur d’une magistrale monographie sur la colonisation de la Mitidja, M. Julien Franc. Professeur au lycée d’Alger, il a fouillé les archives, il en a tiré les éléments d’un livre qui est un titre de gloire pour la France d’outre-mer. Comment une région réputée malsaine fut transformée par l’initiative de nos colons, malgré les constants assauts dont ils étaient l’objet, en un admirable pays de culture, M. Julien Franc nous le montre, en une langue sobre et nette, en traits excellemment choisis ; en ce centenaire d’une conquête, M. Julien Franc s’est fait l’historien de la conquête de l’Algérie par la charrue. Un officier d’origine arménienne, M. Khanzadian, a publié, à l’occasion de ce même centenaire, un atlas de géographie historique qui est un très bel hommage au passé de ce que Prévost Paradol appelait la France nouvelle, et à son avenir : un prix d’Académie a sanctionné cette touchante pensée.

L’Académie, et elle le regrette, ne dispose d’aucun prix d’histoire locale. Toutefois, dans cet ordre d’études, nous avons distingué de beaux livres, parmi lesquels je dois spécialement citer deux publications artistiques : celle de Mme Jehanne d’Orliac sur Chanteloup, qui fait revivre, avec exactitude et pittoresque, la somptueuse retraite où Choiseul disgracié recevait tout Paris ; et celle que le groupe des Amis de Riom a consacrée à la vieille cité parlementaire d’Auvergne. Signalons comme un heureux symptôme, le souci qu’ont certains éditeurs, en nos lointaines provinces, de réveiller par ces publications rattachement aux souvenirs locaux et de perpétuer, par les ressources de la photographie et plus encore de la gravure, la vision de certains coins de cités ou de bourgades, que leur vétusté paraît vouer à une ruine prochaine.

Le livre de M. Léon Mousset : Les Voix de la France, a cette grande originalité, d’être un livre d’union sacrée, non pas seulement entre tous les Français de l’époque actuelle ; mais entre tous les Français de tous les temps ; toutes les époques de notre histoire nous y apparaissent comme des collaboratrices de cette histoire, comme des créancières de notre gratitude. Les Voix de la France, qui doivent résonner au plus profond de nous-mêmes, nous invitent à l’aimer à travers tous les siècles : les leçons qu’on trouve dans le livre de M. Mousset en font un livre bienfaisant d’éducation patriotique.

Lorsque lentement, péniblement, a fini par s’assourdir, au bout de cent ans, l’écho de certaines polémiques qui parlaient du milliard des émigrés, un historien, M. André Gain, a jugé l’heure venue d’aborder avec sérénité l’étude de cette question : les conclusions de son livre, qui ont eu l’adhésion de ce maître en histoire financière qu’est notre confrère M. Marcel Marion, nous éloignent opportunément de la fiévreuse atmosphère d’il y a cent ans, et témoignent que la monarchie de Louis XVIII, dans cette œuvre de liquidation et de réparation, ne s’inspira d’aucun aveugle parti-pris et d’aucun esprit d’inopportune revanche. S’il est certains Français trop enclins à chercher dans notre passé national des taches et des tares, à les exagérer et parfois à les inventer, l’exemple que donne M. André Gain nous a paru mériter d’être signalé et d’être honoré.

 

Une des tâches, Messieurs, dont vous êtes le plus soucieux est d’aider à la diffusion de la langue française dans le monde. Les meilleurs ouvriers de cette diffusion, nul d’entre vous ne l’ignore, ce sont les missionnaires. On sait ici les immenses services rendus à la cause de la langue, et par suite, de l’influence française, par les Missionnaires. Hors d’ici, et en trop d’endroits, on ne le sait pas assez. C’est pourquoi une association s’est formée dont le but est de faire mieux connaître les Missions au grand public, de les défendre, de les recommander, de créer autour d’elles l’atmosphère favorable qui leur est si bien due, cela par des conférences, des cours, des écrits de toutes sortes. Cette association s’appelle « Les Amis des Missions ». L’amiral Lacaze qui portait pour elle témoignage auprès de vous, ajoutait qu’une marque d’intérêt allant aux Amis des Missions serait particulièrement opportune à la veille de l’Exposition coloniale où nous pourrons suivre à la trace, sous toutes les latitudes et sur les terres les plus inhospitalières, l’œuvre et souvent le martyre de nos missionnaires. Et c’est avec angoisse que nous avons lu dans le programme des Amis des Missions ces lignes qui retentissent comme un appel de détresse : « En certains pays, parce que leurs rangs s’éclaircissent et que leurs ressources diminuent, nos missionnaires commencent à céder le pas aux missionnaires d’autres nationalités, qui eux, sont mieux soutenu par leurs compatriotes. » L’Académie, en décernant le prix de Langue française aux Amis des Missions a tenu à écarter d’elle un si honteux reproche et à saluer en cette association une œuvre d’utilité nationale.

A côté des missionnaires qu’inspire leur zèle religieux, travaillent des associations qui n’ont d’autre religion que celle de la patrie. Il en est une que vous connaissez bien et dont on ne saurait trop louer l’inlassable et fructueuse activité : l’Alliance française. L’Alliance française de Paris, à laquelle son secrétaire général, M. Paul Labbé, imprime tant de vie ardente, a pour méthode de créer des groupements dans tous les pays où notre langue et notre culture peuvent trouver sympathie. L’Alliance de Buenos-Ayres, fondée en 1893, n’a, depuis lors, cessé de s’accroître. Par les soins d’un président dévoué entre tous, M. Henri Saint, elle compte dans la seule ville de Buenos-Ayres plus de 5.000 élèves et elle a créé des filiales dans plus de 15 villes.

Mais, à mesure que le nombre des élèves s’accroissait, il fallait trouver plus de place. On allait de local en local. On était l’Alliance errante. Finalement cette belle association a proposé au Ministère des Affaires étrangères, de construire, aux frais de la colonie française, mi immeuble immense où dix mille personnes pourront trouver à la fois l’instruction primaire, secondaire, supérieure. La seule condition était que la France prît une part modeste dans les dépenses, qui dépasseront douze millions. La proposition fut acceptée. Jamais aucun pays du monde n’aura pu rêver, à l’étranger, d’un pareil établissement pour la propagation de sa langue et l’expansion de sa pensée. En accordant un grand prix de Langue française à l’Alliance de Buenos Ayres, l’Académie française a entendu saluer le magnifique effort déployé par nos amis Français et Argentins.

Que sera d’ailleurs dans un prochain avenir cette culture qui nous a jusqu’ici valu dans le monde un prestige incontesté ? Quelles tendances s’accusent dans la littérature nouvelle ? En couronnant le livre de M. André Berge, l’Esprit de la littérature moderne, vous avez montré avec quel intérêt et quelle sympathie vous suivez le mouvement de la jeune littérature. Sur cette littérature en marche, sur ces tendances dont beaucoup sans doute auront déjà disparu avant que l’analyste ait fini de les noter, M. André Berge, lui-même très jeune écrivain, s’est penché avec une curiosité fraternelle. Dans le foisonnement d’aspirations parfois contradictoires il s’est efforcé de mettre un peu d’ordre, dans des velléités souvent obscures un peu de clarté. S’il faut en croire ce témoin averti et cordial, le premier trait qui caractériserait les écrivains de la nouvelle équipe serait l’antagonisme contre ceux qui les ont précédés. Mais cela n’est pas très nouveau, cela s’était déjà vu. Voici des traits plus intéressants à noter. D’abord le goût exclusif du moderne où se confinent les littérateurs de la nouvelle école : rien ne compte pour eux que le moment présent, le passé est rayé d’un trait de plume, et qu’importe un avenir où nous ne serons plus ? Puis l’évanouissement de la personnalité. On croyait jusqu’ici que chacun a son existence personnelle, son moi, qu’il est lui et non pas un autre. Pure illusion qu’entretenait l’analyse et que dissipe la psychanalyse. Ce moi n’est qu’un nom donné à une collection d’états d’âme, dont la série, qui va à l’infini, remonte et va se perdre dans la nuit des temps. Heureux Sosie qui ne connaissait que deux Moi, celui qui donnait les coups et celui qui les recevait ! Heureux celui qui disait : je sens deux hommes en moi ! Nous en portons, nous, des millions et des milliards, qui nous sont inconnus et qui agissent en nous sans nous consulter. Alors on ne s’étonne pas qu’un des traits de cette nouvelle génération soit un certain malaise, une inquiétude qui, à distance, rappelle, si elle ne le recommence, ce que les romantiques appelèrent le mal du siècle.

Que le tableau fût exact à l’époque où M. André Berge écrivait son livre, il y a un an, je n’en doute pas. Qu’il le soit encore aujourd’hui, j’en suis moins sûr. Un an, c’est bien long par le temps qui court ! Certains indices nous portent, à croire que ces modes ont déjà cessé de plaire. C’est le rythme habituel. Aussi bien, ces crises passagères ne sont pas inutiles. La littérature en sort renouvelée ; grâce à elles, les qualités foncières, dont on s’était un peu lassé, reprennent leur éternelle séduction.

 

Cela m’amène à parler du livre que vous avez voulu particulièrement signaler à l’attention, en lui décernant une récompense exceptionnelle, un prix d’académie de quinze mine francs : les Scènes de la vie future de M. Georges Duhamel.

M. Georges Duhamel était jusqu’ici surtout l’auteur de ce beau livre, de profonde et mâle pitié, que lui a inspiré son service dans une ambulance de guerre : la Vie des Martyrs. Aujourd’hui il aborde un problème, grave entre tous, celui de la direction que prend ce monde nouveau où sont appelés à vivre nos enfants. Il est de toute évidence, de cette évidence qui crève les yeux, que l’état de choses sur lequel nous avons vécu jusqu’ici subit aujourd’hui et de plusieurs côtés à la fois, de terribles assauts. L’an dernier c’était M. Henri Massis qui prenait la défense de l’Occident contre une barbarie venue d’Asie. Cette année, c’est d’une autre barbarie qu’il s’agit, à peine moins redoutable, et d’autant plus difficile à combattre qu’elle s’abrite sous le nom et se répand sous l’étiquette de progrès. Il s’agit de cette « civilisation mécanique » qui tend à supplanter ce que nous avons jusqu’ici appelé la civilisation.

Si M. Duhamel, pour la décrire, est allé l’étudier en Amérique, ce n’est nullement qu’elle soit le fait de nos amis Américains. Et c’est bien à tort, et par une regrettable confusion, qu’on l’appelle parfois la civilisation américaine. Il est vrai seulement que l’Amérique n’ayant pas nos traditions séculaires et nos attaches avec le passé, c’est chez elle que les formes nouvelles de la vie s’installent plus aisément. « L’Amérique ! s’écrie M. Duhamel. Ii s’agit bien de l’Amérique ! Au travers de cette Amérique j’interroge la vie future, je cherche à distinguer le chemin que nous allons parcourir de force ou de gré. » Le mal ne nous vient pas d’Amérique, mais l’Amérique eut est plus qu’aucun autre pays atteinte. Nous n’en mourons pas tous mais nous sommes tous menacés d’en mourir. Aussi, dan, les images qu’en trace M. Georges Duhamel on sent passer une émotion qui donne à son livre un frémissement douloureux.

Je renvoie aux pages qu’il consacre au luxe industriel fabriqué par des machines sans âme, — à la folie de vitesse développée par la vulgarisation de l’automobile, — au mensonge du cinéma et de ce qu’il appelle comiquement « la musique de conserve », à la stupidité bruyante du jazz, au scandaleux étalage d’une publicité éhontée... Mais, j’y songe, pour trouver l’équivalent ou le modèle de ces brutales évocations, est-il besoin de passer l’Océan ? Et ne suffit-il pas trop souvent de regarder autour de nous ?

De tous ces progrès quel sera le terme ? La suppression de l’individu, de son activité propre et de sa conscience. M. Duhamel le dit en fortes paroles : « C’est l’acheminement vers ce que nous croyons comprendre des mœurs entomiques : même effacement de l’individu, même raréfaction et unification progressive des types sociaux ; même ordonnance des groupes en castes spécialisées, même soumission de tous aux exigences obscures de ce que Maeterlinck nomme le génie de la ruche ou de la termitière. » Et alors, comme on comprend le cri d’alarme de M. Duhamel : « Sauvons-nous, sauvons-nous, Europe ! »

Oui, sauvons-nous : non pas au sens de nous tenir à l’écart, mais au sens de protéger, de maintenir, de garder. Sauvons tout ce qui nous a été, tout ce qui nous est cher, parce qu’il est noble et beau : règne de l’intelligence et du cœur, vie de famille, intimité du foyer, loisir de la réflexion, échappées du rêve, et, d’un mot, tout ce qui est vraiment humain. Bien sûr, on n’échappera pas à la force des choses, on n’arrêtera pas la marche en avant du progrès industriel. S’ensuit-il que de la face du monde doive disparaître tout ce qui élève l’homme en dignité ? La machine que l’homme a créée pour servir à ses besoins, doit-elle finalement asservir l’humanité ? Prenons les machines pour ce qu’elles sont, et mettons-les à leur place de machines. N’admettons pas qu’elles soient, à aucun degré, les agents d’une civilisation. Une civilisation ! Une seule pour nous a droit à ce beau nom, celle à laquelle ont concouru tant de races et tant de siècles, celle dont nos pères nous ont, du meilleur de leur âme et de leur sang, assuré le bienfait, celle que M. Duhamel qualifie si heureusement d’être « antique, noble et savante », et à la défense de laquelle il convie tous ceux qui sentent au fond de leur cœur que sans elle la vie ne vaudrait pas d’être vécue.