Allocution lors du décès du maréchal Alphonse Juin

Le 2 février 1967

André MAUROIS

ALLOCUTION PRONONCÉE

le jeudi 2 février 1967

PAR

M. ANDRÉ MAUROIS
Directeur de l’Académie

à l’occasion du décès du

Maréchal ALPHONSE JUIN[1]

 

Le peuple de Paris, le gouvernement, l’Église et l’armée ont fait hier au Maréchal Juin des funérailles dignes d’un héros. Pour l’Académie française, ce deuil est intime et douloureux. Nous admirions le chef de guerre ; nous aimions le confrère et l’ami. Sa simplicité, sa bonté nous avaient conquis. Avant les événements et la maladie qui attristèrent sa fin, sa gaieté confiante éclairait nos rencontres du jeudi. « Les gens graves ne sont pas sérieux » disait-il. Nous savions qu’il était, sur le champ de bataille, le chef le plus ferme et le plus précis. Ici nous l’avons toujours vu cordial, attentif et prêt à prendre sa part de nos tâches familières. Ce grand soldat, quand il le voulait, devenait un écrivain.

Mais nous l’avions élu surtout parce que l’armée française lui devait d’avoir retrouvé sa plus vieille amie : la victoire. On ne dira jamais assez ce qu’ont été son rôle et celui de l’armée d’Afrique de 1942 à 1944. Que cette armée ait été préservée, maintenue, entraînée et même accrue après la défaite, est un miracle dont deux des nôtres : Weygand et Juin, furent les artisans. Les armes sauvées avaient été camouflées, cachées dans des grottes de montagne, dans des puits de mine, sous les scènes des théâtres. Le devoir des commissions d’armistice ennemies eût été de découvrir ces ruses. Mais j’ai copié en 1943, lorsque j’étais à Alger sous ses ordres, une note du général Juin sur les réponses à faire aux commissions de contrôle. Elle n’a jamais été publiée et je me permets de vous en citer quelques phrases parce qu’elles montrent comment Juin, bien avant le débarquement, résistait à l’ennemi et préparait les combats futurs.

« Il convient, disait-il, que tout officier sache exactement dans quel sens il doit répondre pour éviter les pièges des questionnaires allemands. Les questions posées peuvent avoir pour but de connaître : 1°) la mission de l’unité en opération. Sur ce point il convient de rester absolument muet ; il y a lieu de répondre que l’on ne sait rien et que des directives seront données en temps utile par le commandement. 2°) l’orientation qui est donnée à l’instruction. Il y a intérêt à ce que les Allemands ignorent jusqu’à quel point est poussée l’instruction dans les particularités du combat moderne. Répondre par des généralités sur les chapitres bien connus du règlement. 3°) le degré d’entraînement et la valeur de la troupe. Sur ce point il faut éviter un double écueil. Si l’on exagère la faiblesse de l’armée d’Afrique, on inspire aux Allemands le désir de se substituer à nous ; si l’on étale complaisamment les qualités de cette armée, on peut amener les Allemands à penser qu’elle constitue pour eux un danger. C’est entre ces deux écueils qu’il faut tenir le juste milieu. Signé : JUIN, commandant en chef. »

Voilà pourquoi il existait encore, en 1943, une armée d’Afrique. Elle était mal vêtue, mal équipée, mal nourrie, mais elle possédait des soldats merveilleux, d’excellents officiers, de nobles et anciennes traditions. Elle était capable, au prix de souffrances et de privations, de faire campagne. En fait ce fut elle qui, après le débarquement et en attendant l’arrivée des grands détachements alliés, arrêta seule, avec ses pauvres moyens, l’avance des blindés ennemis. Je le répète, on ne dira jamais assez que, sans Juin et ses hommes, il n’aurait pas été possible de tenir en Tunisie. En pensant à leur dénuement, on les rapproche des soldats de l’An Deux ; en pensant à leur ténacité, à leur foi, on évoque les soldats de la Marne.

La fin de la campagne fut épique et foudroyante. Une manœuvre, dont le général Juin avait eu l’idée, fit roquer deux divisions blindées de la droite à la gauche du dispositif allié. L’ennemi, entièrement surpris, s’effondra. Toute son armée (224 000 hommes, 26 généraux, 1 000 canons, 250 chars) fut prise. La bataille d’Afrique était terminée. Le général Eisenhower, dans son bulletin de victoire, écrivait : « Les Français, avec un équipement pauvre et désuet ont effectué sur le champ de bataille un magnifique travail. Leurs combats ont égalé ce que l’on peut attendre de mieux de la meilleure armée du monde. »

Au général Juin, qui s’était révélé grand stratège, fut confié le commandement du Corps Expéditionnaire français en Italie. Là il me conduisit au pied des terribles montagnes qu’il fallait franchir et m’emmena dans ses tournées d’inspection aux avant-postes. Il inquiétait un peu son état-major par sa hardiesse et sa volonté de tout voir. Ses hommes adoraient ce chef qui, la pipe au bec et le béret étoilé en bataille, venait en jeep jusqu’aux points les plus dangereux. Ils aimaient sa bonhomie, ses boutades. On aurait pu dire de lui ce que Bossuet disait de Condé : « Jamais homme ne craignit moins que la familiarité ne blessât le respect. »

Avec sa remarquable intuition stratégique il fut le premier à comprendre que l’on n’enlèverait pas le Monte Cassino par une attaque frontale. Nourri des principes napoléoniens, il proposa une fois encore de créer la surprise par la manœuvre. Comme l’a écrit le général de Gaulle, « Juin dessine d’un trait ferme le plan de sa manœuvre ». Il proposait de faire traverser en secret le Garigliano par 30 000 hommes et de jeter les tabors du général Guillaume dans le massif de Petrella que l’ennemi croyait inviolable. Il eut grand-peine à faire approuver ce plan hardi par les Alliés. Puis, non seulement ils acceptèrent ce ferme dessin tracé par un Français, mais ce fut l’Armée d’Afrique qui força le verrou des Abruzzes. Le général américain Clark écrivit à Juin : « Vous êtes en train de prouver à une France anxieuse que l’armée française a conservé ses plus belles traditions. » Quelques jours plus tard le général Juin faisait dans Rome une entrée triomphale. La défaite de 40 était effacée par la victoire de Garigliano.

Juin aurait voulu exploiter cette victoire. Il avait été Bonaparte à l’armée d’Italie ; il espérait pousser jusqu’au Brenner, entrer en Autriche et, qui sait, remporter une nouvelle victoire de Wagram. Mais des engagements avaient été pris et les plans des Alliés étaient différents. Il dut quitter son cher Corps Expéditionnaire pour devenir le chef d’état-major général de la Défense nationale. On sait comment, après la victoire finale, il revint au Maroc où ses anciens goumiers, ses tirailleurs, gens de poudre et d’honneur, lui faisaient une escorte invisible ; comment il devint commandant en chef des armées alliées de Centre-Europe ; comment il fut, à l’approbation de la France entière, fait Maréchal de France ; comment enfin cette éblouissante carrière fut brusquement interrompue par les événements d’Algérie. Né dans ce pays, il fut alors écartelé entre son attachement à sa terre natale et son respect de la discipline. À ses loyalismes il sacrifia sa vie. Il aura eu du moins cette consolation : la certitude d’avoir fait en toute circonstance ce que lui commandait sa conscience. En ces grands déchirements l’âme seule est juge.

Pour nous, le souvenir que nous conservons de lui est à la fois celui du confrère souriant et affectueux qui, chargé de gloire, se pliait avec tant de bonne grâce à nos paisibles travaux, et celui du chef qui, debout au milieu de ses troupes, entrevoyait, en des éclairs de génie, les manœuvres décisives. En votre nom, je dis la respectueuse sympathie de l’Académie à la Maréchale Juin, à ses deux fils et aussi à ses soldats d’Italie qui, ayant servi sous ses ordres et l’ayant aimé, se souviennent avec gratitude qu’il les conduisit à la victoire.

 

[1] Mort le 27 janvier 1967, à Paris.