50e anniversaire de l'Académie Royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique,à Bruxelles

Le 26 avril 1972

Maurice GENEVOIX

DISCOURS

DE

M. MAURICE GENEVOIX
Secrétaire perpétuel de l’Académie française

 

Monsieur le Ministre,
Excellence,
Mesdames,
Mes chers Confrères belges et français,

Pourquoi faut-il que l’instant des toasts, ou des spitches, comme nous disons en francophonie, soit si souvent celui des séparations ?

Il est vrai, l’instant approche où il va falloir nous quitter. Mais serions-nous tentés de céder au regret, nous en serions d’avance protégés et consolés par la certitude de nous être, grâce à vous et une fois de plus, enrichis : nous partirons, tout à l’heure, le cœur plein de gratitude, la tête pleine de beaux souvenirs ; de nouveaux souvenirs qui viennent encore affermir en nous un sentiment de continuité si vif qu’il nous rend décidément réfractaires à celui de la séparation.

Cher Marcel Thiry, cher ami, ne vous défendez pas d’avoir été « peut-être indiscret » en cédant à une émotion personnelle. Pour ma part, je vous absous d’autant plus volontiers que je crains, que je suis sûr d’y céder à mon tour. Mais je suis sûr aussi que c’est la meilleure façon d’interpréter et d’exprimer notre sentiment unanime. Laissez-moi donc me souvenir.

Je crois bien qu’il me faut remonter très loin, quinze ans avant l’heureuse naissance de votre quinquagénaire et toujours jeune Académie. Oui, par l’intercession de votre Albert Mockel. En gage de solidarité culturelle, je suppose, il avait mis son fils pensionnaire au lycée d’Orléans. Il l’y avait accompagné. Toute prémonition mise à part, j’avais été impressionné par sa carrure, par la gravité tout ensemble autoritaire et rêveuse de ses traits et surtout — je le savais poète — par l’intensité d’un regard qu’accentuait étrangement la sombre meurtrissure de ses paupières. Circonstance autrement mais également mémorable : son fils, d’entrée de jeu, avait tutoyé le concierge du lycée, personnage considérable. Rétrospectivement je vois là un premier témoignage de votre générosité et de votre cordialité nationales.

Vous nous avez, hier, avant votre séance solennelle, remis la belle Médaille de votre Académie. Permettez-nous, mes chers Confrères belges, de vous redire combien nous en avons été touchés. Pour moi, cette effigie de votre Roi et fondateur, où s’exprime fidèlement une si naturelle majesté, ne pouvait pas ne pas me rappeler le dîner de la Revue des Deux-Mondes, fameux entre tous, qu’a présidé ce Roi-Chevalier. C’était en 1920. J’y étais. J’ai entendu, prononcés de sa bouche, les mots qu’il vous a plu de rappeler et de graver au revers de votre médaille. Je retrouve mon émotion d’alors, et mon admiration, et cette communion secrète où se sentait rejoint tout entier le jeune guerrier que je venais d’être, le soldat meurtri et mutilé qui venait de se battre pour le salut des mêmes valeurs que rappelait hier M. le Ministre de la Culture française, et qui, Dieu merci, nous unissent encore aujourd’hui.

Mais il me faut choisir entre tant d’autres souvenirs. En voici un, lumineux, plein de soleil : ce déjeuner de Saint-Nom-la-Bretèche où nous étions les hôtes de votre Ambassadeur à Paris et de son épouse, M. le baron et la baronne Guillaume. L’entrain, l’aisance, la camaraderie heureuse, l’ampleur de ces horizons de l’Ile-de-France, comment ceux qui y assistèrent auraient-ils oublié le sentiment de fraternité spirituelle (j’oserai dire aussi gastronomique, et soutenir que c’est la même chose, tout au moins en l’occurrence) qui confondit durablement les convives belges et français, les Académiciens belges et français ?

J’aurais voulu évoquer aussi la mémorable rencontre de votre trentième anniversaire. Hélas ! Je n’y assistais pas. Mais que ce me soit l’occasion d’une confession, d’un mea culpa public. Car j’étais alors Directeur de l’Académie. C’est moi qui aurais dû conduire notre délégation à Bruxelles. Requis ailleurs, en l’occurrence au Festival du Cinéma à Cannes, il me fallut déléguer mes pouvoirs et ce fut Maurice Garçon, Chancelier, qui me remplaça parmi vous. C’était très bien. Mais le regret me restait, et certaine confusion dont, je vous le demande et l’espère, vous allez m’absoudre aujourd’hui.

Je ne rappellerai pas toutes les rencontres officielles (toutes cailloux blancs, si je puis dire) qui jalonnent nos deux routes, les rapprochent et les confondent. Tout cela a été dit, excellemment dit, de part et d’autre, par nos Directeurs respectifs et par vous, Monsieur le Secrétaire perpétuel.

Ce que je veux seulement rappeler, en cette réunion d’amitié, ce sont précisément les amitiés nouées au cours des années communes, c’est leur continuité, je dirai leur quotidienneté, liées qu’elles sont à la trame de nos jours, de nos travaux, de nos soucis et de nos espérances.

Que notre prix du Rayonnement français, en 1968, en 1971, soit allé à deux des vôtres, que deux de nos prix de la Langue française, en ces seules récentes années, aient rendu hommage à des philologues et écrivains belges (et permettez-moi ici d’adresser une pensée et nos vœux à l’un d’eux, à Lucien Christophe, qui m’a écrit pour me faire part de son regret d’être retenu loin de nous), que mes voyages, hier, demain, à Monaco, à Florence, me fassent dans tel jury, dans tel congrès, le voisin, le collègue d’amis belges retrouvés ici, que le Conseil International de la langue française, à Paris, soit présidé par l’un des vôtres, c’est la preuve que cette union est vraiment celle d’une cause commune, d’autant plus sacrée à nos yeux qu’elle nous semble plus menacée.

Tout cela aussi a été dit, excellemment.

Que la poésie soit à vos yeux, Marcel Thiry, véritablement, charnellement, une Défense et Illustration de la langue, qu’elle assure la continuité de cette langue en rechargeant les mots de « tensions durables », en attestent avec vous les Norge, Michaux, Robert Goffin et Franz Hellens.

Avant-hier, devant le cabinet de travail de Verhaeren, reconstitué avec tant d’émouvante sollicitude, c’est tout naturellement que des vers de lui sont venus chanter dans ma mémoire de Français :

« Notre-Dame de Bonne Odeur,
Qui domines en ta chapelle,
À Tervueren, près de Bruxelles,
Les pacages en herbe et les jardins en fleur,
Sois bienveillante
Dès ce printemps aux humbles plantes
Et mets également tes soins
À mûrir les raisins, les pommes et les coings
Avant que la saison, défaillante et fanée,
Ne soit par les grands vents vers sa mort entraînée... »

 

Ceux-là ou d’autres. Il n’importe. Car c’est le même courant, le même flux de francité, aussitôt reconnu pour nôtre.

Vous avez fait allusion, tout à l’heure, mon cher Camarade, à un passé qui nous est commun et qui nous rapproche encore. Evoquerai-je ces souvenirs ? Oui, comme un signe entre tous émouvant de ces « tensions durables » qui finalement nous justifient. L’âge où nous sommes, plus qu’il éloigne les perspectives, les rend plus visibles et plus claires. Ce qui compte davantage, ce qui compte moins, s’ordonne et ainsi, rétrospectivement, la vie même qui fut vécue, l’œuvre même qui fut écrite et livrée. Pour moi, comme tant de jeunes hommes de mon âge, comme vous, cher Marcel Thiry, j’ai pu sentir jusqu’au fond de l’être notre appartenance profonde à ce monde, à ce bas-monde qui nous est donné. Poésie ? Je vous en fais juge, vous qui l’étiez d’avance et, je pense, pour les mêmes raisons. Non certes les circonstances affreuses où la guerre nous avait jetés. Ni le bombardement monstrueux qui bouleversait la colline boueuse où nous étions, ces jours-là, accrochés. Ni les vagues de terre empoisonnées, ni les cadavres, ni la pluie, ni la flaque d’eau verdie qui frissonnait entre mes jambes, ni les éclats épars, ni les lambeaux de chair morte, froids et mouillés, que nos mains pouvaient toucher : tout cela dégradant, en dérision à l’homme, aux hommes malheureux que nous étions. Entre les milliers d’obus qui ne cessaient de crouler l’un est tombé tout près de moi, sur le bord même de ma tranchée. Il a tué, beaucoup tué à l’entour. Le soir tombait. Les derniers blessés descendaient en gémissant. Quelle solitude, quelle détresse ! Un coureur, surgi de l’ombre, me jeta au passage la nouvelle de la mort de Porchon. C’était vraiment mon frère d’armes. C’est beaucoup dire. Légèrement atteint au front par un éclat, il descendait pour se faire panser, vers le poste de secours. Et, comme il arrivait au seuil, un nouvel obus l’avait tué. Nous étions du même pays, l’un et l’autre Orléanais. D’ordinaire, contre ces morts de nos camarades, nous essayions de nous défendre. Cette fois-là, dans la sinistre nuit commençante, j’ai cédé. Cédé à ma peine, à mon amitié meurtrie, à un simple chagrin d’homme. J’ai songé à ce garçon, à sa jeunesse, à notre commun pays. Et voici que — venues d’où ? car je n’eus pas à les appeler — ces images, ces visions, sont venues m’emplir le cœur : la Beauce, par un crépuscule d’été, lumineux, l’ombre des javelles qui s’allonge, l’immense coupole du ciel sur la plaine, des toits de ferme, un arbre au fond de l’horizon... Les tours de Sainte-Croix d’Orléans, entre elles des vols de corneilles, leurs cris aériens, rauques et doux... Une grève de Loire, une touffe d’osier, le bruit léger des feuilles que vient d’atteindre la brise du Val, le froissement de deux seules feuilles qui se frôlent doucement l’une l’autre, que j’écoute me parler, que je comprends de tout mon être. Tout cela si proche et si vrai que le tonnerre des obus me semble à présent dérisoire. Seules comptent, seules vivent ces visions, ces images, et les révélations durables dont s’accompagne leur vérité.

J’ai été l’ami d’un grand peintre, un de vos compatriotes, venu s’enraciner aux confins de la Beauce et du Perche. Vous vous rappelez ce mot de lui qu’un jour vous avez fait vôtre — et sa vertu ? Désobéir. Avait-il donc désobéi, Vlaminck, en rupture des banlieues de Chatou et des cafés de Montparnasse ? En apparence, et pour mieux obéir à des réalités plus profondes. Car il m’a dit un jour, devant les horizons de sa Tourilière : « Sais-tu pourquoi je suis resté ici ? Je le sais à présent, j’en suis sûr. C’est parce que ça ressemble à Etichowe. » À Etichowe, berceau de sa famille et de sa race.

Les modes passent. Les valeurs intemporelles demeurent. Nous tentons d’en porter le commun témoignage. Cette rencontre, s’il en était besoin, l’attesterait une fois encore.

Qu’il me soit permis, au nom de mes confrères français, de remercier du fond du cœur Leurs Majestés le Roi et la Reine, dont l’infinie bonne grâce et l’accueil nous ont tous si vivement touchés, M. le Premier Ministre et Mme Eyskens, si attentifs et si bienveillants, et vous aussi, Monsieur le Ministre de la Culture française, qui aujourd’hui encore avez voulu nous rester compagnon.

Quant à vous, chers Confrères, chers amis, en attendant le prochain centenaire, nous vous donnons rendez-vous à Paris, bientôt.

Je lève mon verre à votre pays, à vos Souverains, à votre ville, à l’Académie Royale de Langue et de Littérature française, à ses travaux, à sa prospérité, et à notre fraternelle amitié.