Allocution prononcée dans la séance inaugurale des États généraux des écrivains francophones, à Paris

Le 11 décembre 1989

Alain DECAUX

ALLOCUTION

DE

M. ALAIN DECAUX
Ministre délégué chargé de la Francophonie

PRONONCÉE

dans la séance inaugurale

des

ÉTATS GÉNÉRAUX DES ÉCRIVAINS FRANCOPHONES

Paris le 11 décembre 1989

 

Chers Confrères,

Si je vous salue de ce nom, c’est parce que le ministre que je suis ne peut oublier, et tient à ce que l’on n’oublie pas, qu’il est avant tout écrivain.

S’adressant un jour à un député qui, bien des années plus tôt, avait appartenu pendant trois jours à l’un des plus éphémères gouvernements de la Ille République, le président Doumergue l’appela « Monsieur le Ministre ». Le député s’étonna :

— « Oh ! si peu, Monsieur le Président ! »

Gaston Doumergue, avec son accent du Sud-Ouest, mais avec une conviction née pour lui d’une évidence sans appel, lui rétorqua

— « C’est indélébile, Monsieur le Ministre ! »

Notre métier l’est bien davantage encore. Une parenthèse s’est ouverte dans ma vie d’écrivain. Je sais qu’elle se refermera. À aucun moment elle n’est venue mettre fin à ma nature profonde qui est d’être écrivain.

Un homme ou une femme ne cesse jamais d’être écrivain dès lors qu’il a répondu à la plus irrésistible des vocations : celle d’écrire.

Je n’excepte même pas l’appel religieux, car nous pourrions tous citer le souvenir ou l’exemple de certains entrés en littérature comme d’autres entrent en religion.

Nous voici donc ce matin plus de cent. Je vous regarde et je vous vois venus de tous les continents : d’Afrique, d’Europe, d’Asie, et d’Amérique.

Vos différences pourraient paraître immenses.

Mais ce n’est qu’apparence. Car tous vous êtes écrivains, et tous vous êtes francophones.

Un grand nombre d’entre vous ont parcouru des milliers de kilomètres pour venir siéger à ces États généraux des écrivains francophones.

En 1789, parmi les députés qui accoururent à Versailles pour réclamer leurs droits et qui refirent le monde, des hommes avaient déjà traversé les mers.

Saint-Domingue et Saint-Louis du Sénégal avaient envoyé au roi leurs cahiers de doléances. Deux siècles plus tard, ce sont aussi des doléances que vous allez présenter ici.

Dès cet après-midi vous vous transporterez à l’hôtel de Massa, siège de la Société des Gens de Lettres. Celle-ci, vous le savez, a pris une grande part à l’organisation de nos réunions. Aujourd’hui et pendant deux jours encore, elle nous ouvrira ses portes. Que Régine Deforges, présidente, que Didier Decoin, qui animera les débats, que tous ceux qui ont pu collaborer avec tant d’enthousiasme à notre entreprise, soient remerciés du fond du cœur.

À l’origine de la Société des Gens de Lettres, on trouve les noms de Balzac et de Hugo. Le fondateur de l’Académie française était, lui, un cardinal et surtout l’un des plus grands politiques que la France a vu naître. Mais comment ne nous persuaderions-nous pas que Richelieu fût un écrivain contrarié, passionné de chose écrite et qui, faute d’avoir pu s’exprimer par la plume, a choisi la compensation de l’action ?

N’a-t-il pas d’ailleurs collaboré anonymement aux tragédies de certains de ses amis ?

Que l’Académie française reçoive les écrivains francophones pour leur première rencontre, voilà qui me paraît hautement symbolique.

Créée en 1635 pour être la gardienne de la langue française, elle n’a cessé, au long de trois cent cinquante-quatre ans, de remplir sa mission.

Sur ses quarante fauteuils se sont assis les plus illustres parmi les Français, grands écrivains ou gloires nationales. Contre vents et marées, elle a poursuivi la composition de son dictionnaire, travail jamais interrompu et constance admirable. À peine a-t-on défini le dernier mot de la lettre Z que, la semaine qui suit, on s’en prend au premier mot de la lettre A. Il y a dix ans, quand j’ai eu l’honneur d’être élu, l’Académie en était à la lettre F. Elle a rejoint aujourd’hui la lettre J.

Revêtu de son bel habit vert, il n’est pas un d’entre nous qui ne se pose la question : jusqu’à quelle lettre parviendrai-je? Malheureusement, la réponse ne dépend d’aucun vote, fût-il exprimé à la majorité absolue.

Vous aussi vous êtes les gardiens du français. J’affirme que, chez nous, vous êtes chez vous.

Ce palais, dominé par sa coupole fameuse, n’est pas seulement celui de l’Académie française. Quatre autres Académies y cohabitent, formant ensemble l’Institut de France. Pour vous révéler toute la vérité, je vais même vous confier que nous sommes ici dans la salle où se réunissent l’Académie des sciences, l’Académie des beaux-arts, l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Pour une raison fort simple : la salle de réunion de l’Académie française, qui jouxte celle-ci et que je vous montrerai tout à l’heure, serait trop petite pour que nous y trouvions place. Et le règlement réserve la Coupole proprement dite aux séances officielles des cinq Académies.

Que soit donc remercié le chancelier de l’Institut, M. Édouard Bonnefous. Que notre gratitude s’adresse au secrétaire perpétuel de l’Académie française, Maurice Druon, malheureusement absent : il se trouve à Stockholm, invité de l’Académie suédoise pour la remise des prix Nobel. Que soit remercié Bertrand Poirot-Delpech, directeur en exercice de l’Académie, qui a bien voulu présider cette séance inhabituelle.

Beaucoup d’entre vous, j’en suis sûr, gardent dans l’esprit l’une de ces idées reçues dont se moquait déjà Flaubert.: l’Académie française serait attachée à un conservatisme par trop rigoureux de la langue. J’affirme que tout démontre que c’est faux.

La comparaison des éditions successives de notre dictionnaire prouve à l’évidence que le français change, évolue, se transforme et que l’Académie entérine ce grand mouvement. D’une édition à l’autre, des mots disparaissent, d’autres font leur entrée, des orthographes se modifient. La nouvelle édition — celle dont les premiers fascicules commencent à paraître — comportera dix mille mots de plus que celle qui fut achevée en 1935. Signe combien réconfortant !

Il n’y a que les langues mortes qui restent figées. La nôtre est heureusement vivante — bien vivante.

L’Académie est-elle restée étrangère au grand mouvement de la Francophonie ?

Bien au contraire ! Un nom est présent à tous nos esprits : celui de Léopold Sédar Senghor. Dès 1960, il déclarait au général de Gaulle qui venait de reconnaître l’indépendance des pays d’Afrique : « Mon général, ne perdons pas de temps. Imaginons très vite le moyen de défendre ensemble ce que nous avons en commun : la langue française. »

Celui qui allait devenir le premier président du Sénégal, nous le considérons tous à juste titre comme l’un des pères de la Francophonie. En mai dernier, au Sommet de Dakar, le président Abdou Diouf a tenu, en rendant à son prédécesseur un solennel et juste hommage, à proclamer qu’il le pensait aussi.

En accueillant dans son sein le président Senghor, l’Académie française a voulu certes saluer le grand poète. Mais elle a voulu signifier qu’elle prenait en compte, en la personne de celui qui a tant fait pour elle, la Francophonie tout entière.

Nous devons beaucoup à Maurice Druon. En créant à l’Académie une Commission de la Francophonie il a montré qu’il voulait faire de notre Compagnie — c’est ainsi qu’on l’appelle — l’un des fers de lance de cette grande idée.

Partout, dès lors qu’est annoncée une manifestation de la Francophonie, on peut être sûr que l’Académie y sera associée. Au premier Sommet, en février 1986, une délégation de douze de ses membres, conduite par le secrétaire perpétuel, était présente à la séance solennelle de Versailles. Je ne songeais pas alors à être ministre de la Francophonie, mais lorsque Maurice Druon a demandé des volontaires, je me suis proposé aussitôt. Je n’oublierai jamais que, voisin du président Senghor, j’ai été témoin de sa joie. Je n’oublierai pas tous ces chefs d’État et de gouvernement — ils étaient quarante et un — rangés devant nous sur une estrade. Je n’oublierai pas ce qu’ils ont dit, les uns et les autres, ou plutôt proclamé. Une seule phrase de l’un d’entre eux résumait tout. Le président de Madagascar, M. Didier Ratsiraka s’écriait :

— « Je ne viens pas à Canossa. Je suis ici pour l’amour de la langue française ! »

Le rôle de l’Académie française dans ce grand mouvement est encore souligné par le Prix de la Francophonie qu’elle décerne chaque année. Chaque année la candidature d’un écrivain francophone est retenue par l’Académie. L’heureux élu reçoit un chèque de 400 000 francs : le Prix de la Francophonie est le mieux doté de tous les prix décernés en France.

Permettez-moi à ce sujet d’évoquer un souvenir. C’est le gouvernement du Canada qui a eu l’idée de créer ce prix et l’a doté d’un capital dont le revenu permet de le rémunérer. Une question s’est alors posée : quel serait le jury qui choisirait le lauréat ? La réponse fut vite donnée : considérant que l’Académie française était le plus ancien organisme culturel de l’espace francophone, le gouvernement canadien lui a demandé de décerner le prix. Je me trouvais là quand le Très Honorable Briare Mulroney fut reçu par la Compagnie réunie. Il nous remit solennellement le très gros chèque et apprit en même temps que le premier chef d’État admis à participer à nos travaux avait été la reine Christine de Suède. Elle s’en était montrée si émue qu’elle avait aussitôt envoyé son portrait à l’Académie. M. Mulroney, un peu inquiet, demanda s’il devait se faire peindre. Notre secrétaire perpétuel lui répondit qu’une photo suffirait.

Un dernier mot sur l’Académie française et la Francophonie. Lors du Sommet de Dakar nous avons publié une liste de quatre-vingt-dix mots des mots français, certes, mais offrant cette particularité de n’être pas nés en France. Ils ont pris leur essor dans vos pays, se sont peu à peu imposés et se révèlent aujourd’hui bien vivants. Les uns viennent du Québec, d’autres du Sénégal, d’autres encore de Belgique ou de Suisse. L’Académie a estimé que ces mots, loin d’être critiquables, venaient tout au contraire enrichir la langue française. La communauté francophone tout entière doit en bénéficier. Désormais essencerie qui, au Sénégal, désigne une station-service, a trouvé place dans notre dictionnaire. Ce n’est qu’un début. Des mots nous parviennent chaque jour de Haïti, de Maurice, des pays d’Afrique. Extraordinaire variété, originalité indiscutable savez-vous ce que signifie le mot suisse grimpion ? Un arriviste !

Parler du vocabulaire francophone, c’est évoquer une autre richesse, celle de vos littératures. Rien de plus vivace que votre création. Votre seule présence ici en témoigne. Mais aussi les prix dont plusieurs d’entre vous ont bénéficié : non seulement les francophones proprement dits, mais ceux qui, n’appartenant pas à des pays francophones, ont choisi de s’exprimer en français.

Comment ne pas penser à Anne Hébert, à Tahar Ben Jelloun, mais aussi à Serge Doubrovski ou Vaclar Jamek ? Comment oublier que l’Espagnol Agustin Gomez-Arcos ne publie qu’en français ? Comment, à l’Académie française, ne pas se souvenir que Julien Green est né américain, que Henri Troyat est né russe — et qu’ils sont deux grands écrivains de langue française ?

Chers confrères, chers amis, c’est parce que je suis écrivain que, dès mes premiers contacts avec les pays francophones, j’ai pris conscience des problèmes qui sont les vôtres. Je suis un provincial, je suis né à Lille, ville qui n’est qu’à cent quatre-vingts kilomètres de Paris. Eh bien, je l’affirme : aujourd’hui encore, en 1989, il est plus difficile pour un écrivain de se faire publier s’il habite Lille que s’il demeure à Paris. Que peut-il en être pour ceux qui résident à plusieurs milliers de kilomètres et parfois au bout du monde ?

Trouvez-vous dans vos pays les éditeurs qui peuvent vous publier ? Vos livres circulent-ils à travers l’espace francophone ? Être édité à Paris reste-t-il à vos yeux la consécration suprême ? Toutes ces questions, nous vous les posons parce que vous vous les posez. Des questionnaires vous ont été adressés. Je suis confondu par la richesse des réponses que vous nous avez retournées. Voilà pour vos États généraux une base remarquable, un document tel qu’il n’en avait jamais été établi. Son existence permet — je le dis avec force — de bien augurer du résultat de vos travaux.

Lors de leur clôture, mercredi, je vous rejoindrai. Ensemble nous établirons le bilan. Ensemble nous chercherons quelle suite positive il conviendra de donner à l’expression de vos doléances.

Notre volonté est claire mais elle est lucide. Nos États généraux ne permettront pas de résoudre tous vos problèmes. Les baguettes magiques sont, hélas, sorties de notre horizon quotidien. Ce que nous voulons c’est, au moins, découvrir une solution à certains de ces problèmes. Quand vous repartirez, je voudrais qu’il y ait de l’espoir dans vos cœurs. Et je voudrais que nous — qui resterons — nous ne décevions pas cet espoir.

Je vous connais, parce que je nous connais. Il nous suffit d’une étincelle d’espérance pour que nous nous asseyons à notre table emplis d’allégresse, pour que notre plume se mette à courir sur le papier — même si cette plume est une machine à écrire. Pour que nous oubliions tout de ce qui nous entoure. Tristesse, médiocrité, pauvreté, tout est effacé. Nous commençons à édifier un monde qui ne doit qu’à nous-mêmes d’exister. La Bible nous dit que Dieu a créé l’homme à son image. Voilà qui, sans blasphème, nous permet d’affirmer que, lorsqu’il crée, l’écrivain devient l’égal de Dieu.

Nous allons maintenant visiter la salle de réunion de l’Académie française. Après quoi nous nous rendrons sous la Coupole. Bertrand Poirot-Delpech et moi restons, bien sûr, à votre disposition pour répondre à vos interrogations et — qui sait ? — à vos étonnements... Merci de votre présence. Vous êtes les très bienvenus. Bon travail.