Réponse au discours de Émile Henriot

Le 24 janvier 1946

Jérôme THARAUD

Monsieur,

Votre première, votre très grande chance en entrant dans la vie, fut de trouver auprès de vous un homme qui possédait, comme dans les: contes de fées, un trésor, inestimable, le secret du bonheur. J’ai eu moi-même l’heureuse fortune de connaître cet homme au secret merveilleux, votre père ; et ne l’aurais-je pas connu, vous m’auriez appris à l’aimer grâce au livre si vivant, si tendre, si pareil à lui et à vous, que vous avez écrit pour retenir son ombre sur le bord de l’oubli.

Nous avons tous dans la mémoire cette petite fresque hebdomadaire qu’il a fait courir pendant trente ans sur la couverture de l’Illustration, et qui était la première chose qu’on se plaisait à regarder en ouvrant le journal ; ces dessins prestement croqués et leurs légendes malicieuses, bouffonnes, jamais méchantes, parfois profondes comme celle que voici : Un monsieur Prudhomme, campé en deux traits justes et vifs, donne un sou à un petit garçon. « Mais, grand-père, lui dit l’enfant, que faire aujourd’hui avec un sou ? » Et le bourgeois solennel : « La charité, mon enfant ! »

Votre père appartenait à un temps moins soucieux que le nôtre, où la vie du Second Empire, superficielle et légère, se survivait encore. Certes, dans ces années de 1880 à 1900, les beaux talents ne manquaient pas ; mais aux Mallarmé, aux Verlaine, aux Rodin, aux Cézanne, aux Monet, aux Manet, à tout ce que vous aimiez, votre père (et c’était l’occasion d’interminables discussions entre vous) préférait des œuvres qui nous semblent désuètes et tout à fait étrangères à notre sensibilité. Je crois qu’il était surtout reconnaissant à son époque d’y avoir été heureux. Mais dans quel temps, je me demande, n’aurait-il pas été heureux ? Le bonheur, nous ne le créons pas plus que nous ne le recevons du dehors : nous le portons avec nous en naissant. La nature lui avait donné un talent aimable et facile ; le désir et un don de plaire qui rayonnait autour de lui ; une lucidité d’esprit qui s’appliquait à tout ; une imagination qui relevait de sa fantaisie la réalité souvent plate de la comédie humaine ; un bon sens à toute épreuve qui le maintenait dans un parfait équilibre de scepticisme et d’indulgence, et un amour du travail qui lui mettait toujours le crayon à la main, sans lui faire pourtant négliger les petits plaisirs de l’existence. Il était simple, amusant, fertile en souvenirs, ingénieux à divertir tout le monde, ne se rappelant ce qui n’était plus que pour en jouir une seconde fois, les bonheurs perdus pour les retrouver, les malheurs passés pour se féliciter qu’ils fussent loin. « Le flot nous nous porte, aimait-il à dire d’un ton gentiment fataliste, auquel son accent toulousain, qu’il se plaisait à cultiver, prêtait une savoureuse bonhomie. Le flot nous porte. Nous n’empêchons rien. Et si nous nous mettions en travers des choses, il n’y a guère lieu de penser qu’elles iraient beaucoup mieux que si nous n’intervenions pas. Alors, que faire ? Faire de tout notre cœur ce qui dépend de nous ; ne pas nous perdre en rêveries ; travailler, aimer, être aimés, et croire que la vie est bonne si les hommes sont méchants et ridicules. » Ainsi parlait ce sage. Parfois il vous semblait trop sage. Chaque génération vit et meurt avec ses goûts, que la suivante ne comprend pas. Il vous laissait parler et vous suivait en souriant dans vos disputes amicales.

Si je m’attarde avec plaisir à rappeler son souvenir, c’est d’abord que je sais qu’il vous est plus agréable d’entendre parler de lui que de vous, et parce que vous lui ressemblez si gracieusement par tant de traits qu’esquisser son portrait, c’est déjà commencer le vôtre.

Vous avez, comme lui, une nature heureuse, une facilité extrême, une grande variété de talents ; vous êtes poète, romancier, conteur, journaliste, essayiste, critique. Et de même que votre Père ne pouvait vivre qu’un crayon ou un pinceau d’encre de chine à la main, vous n’êtes, vous, tout à fait heureux qu’à votre table de travail, entre vos livres et votre encrier. Pourtant, mais en cela toujours pareil à lui, vous ne vous laissez point accabler par votre besogne, vous restez toujours dans la vie — vie de famille, où vous apportez cette autorité amicale et légère que vous avez si fort appréciée en lui autrefois ; vie de société, où s’épanouit ce don de sympathie, qui est chez vous héréditaire, et dont votre élection magnifique dans notre Compagnie (il ne vous a manqué qu’une voix pour avoir l’unanimité des suffrages, et cette voix, je le sais, était encore une voix amicale) a été un éclatant témoignage

 

Et nous avons bien fait, Monsieur, de vous accueillir ainsi, vous qui, dès votre plus jeune âge, avez voué votre existence aux lettres et à la poésie. Nous le savons par vous, car une bonne partie de votre œuvre est un essai pour vous saisir dans les brouillards de votre jeunesse et marquer les étapes de votre formation, avec l’espoir qu’en vous retrouvant vous-même, vous aiderez beaucoup de vos contemporains à se retrouver eux aussi. Vous avez découvert un appareil délicat à photographier le passé, les choses effacées, ce qui pousse sous l’écorce du bourgeon, les moments où l’esprit hésite au carrefour des chemins qu’il pourrait prendre, bref ce qu’il y a de mystère, d’instinct, de volonté, de hasard dans nos pérégrinations intellectuelles. Vos romans ne sont, pour la plupart, que des livres de souvenirs. Sous des noms empruntés, c’est vous, presque toujours, que vous faites comparaître devant vous, et que vous vous efforcez de nous présenter dans telle ou telle circonstance de votre vie, sans vous laisser influencer par vos pensées et vos sentiments d’aujourd’hui. Vous excellez à ces retours, à ces plongées dans l’eau dormante. J’allais dire qu’il faut beaucoup d’art pour se remettre ainsi dans l’état où l’on a été un moment. Mais non, l’art et l’effort ne serviraient ici de rien. Il faut un don, un pouvoir particulier, une grâce d’état. Rien n’a pu ternir le miroir où vous regardez votre passé ; vous ne jugez ni ne critiquez, vous racontez simplement. « Ce que j’étais, le voici ! » nous dites-vous les deux mains ouvertes. Au lecteur de sourire et de juger comme il lui plaira. Vous conservez imperturbablement devant ce qui vous est arrivé ce que l’enfance et l’adolescence ont de si agréable : le sérieux, j’allais dire, la foi. Disposition d’esprit trop rare, et dont je me sens, pour ma part, très éloigné. Si je me retourne vers ma jeunesse (bien qu’elle me soit assez présente), je ne puis en parler qu’avec circonspection, sachant bien que je 1a colore de mes sentiments d’aujourd’hui. J’admire que vous ayez supprimé le temps écoulé et que vous n’ayez pas posé sur votre visage de jadis le masque d’un autre âge.

À treize ans, vous écriviez vos mémoires ! Vous ignoriez alors ce que vous feriez dans la vie, mais ces mémoires le disaient pour vous, avant même que vous le sachiez. Et vos camarades, eux, le savaient. « Émile ? Mais naturellement il sera écrivain, » disaient-ils. Va pour écrivain, pensiez-vous, puisqu’ils le disent tous. L’ennuyeux du métier, c’est qu’il faut écrire pour faire des livres ! Mais je constate que cette besogne ne vous ennuyait pas trop puisque vous écriviez déjà...

À ce propos, je remarque que la vocation littéraire est une chose vraiment bien étrange. Qu’un événement qui vous frappe, une aventure qui vous est arrivée, vous inspire un beau jour le désir de la raconter, voilà qui n’a rien que de très naturel ; mais le goût d’écrire ne naît pas d’habitude de cette façon-là. Il est le plus souvent antérieur à toute expérience de la vie ; il existe en lui même, à l’état d’aspiration, de désir impératif. Je le sais pour l’avoir éprouvé, et je crois bien que c’est ainsi que la tentation délicieuse s’est présentée à vous.

Montaigne a dit : « Je peins des passages ». Vous nous dites à votre tour : « J’essaierai de peindre les miens, les étapes de ma formation, les cheminements d’un enfant rêveur qui sort à peine de ses limbes, une mèche sur l’œil, et naît au monde. » Au monde qui n’allait pas cesser désormais d’être le vôtre, celui de l’imagination et des livres.

Comme nous tous, vous avez commencé par la bibliothèque rose et-les enchantements de Dumas père. Mais très vite vous leur avez préféré les Mémoires de Marbot et du capitaine Coignet. Vous éprouviez, nous dites-vous, à la lecture de ces histoires étonnantes et pourtant véridiques (du moins on veut le croire !) le vertige qui vous saisit chaque fois que vous ouvrez un ouvrage qui vous parle des jours d’autrefois. C’est un trait de caractère, cette nostalgie du passé. Vous vous plaisez à l’illusion de prendre votre part d’un moment de la durée auquel le destin ne vous avait pas-invité ; vous goûtez même l’amer plaisir qu’on trouve dans le désenchantement, lorsque le livre est fermé, de revenir brutalement à la réalité.

À Pontoise, où l’on vous avait mis en pension chez un excellent ecclésiastique pour respirer le bon air tout en continuant vos études, vous avez dévoré Joinville, Froissart, Villehardouin. Et comme, déjà, vous aviez de la méthode, vous n’entreprîtes rien moins, au fond de votre presbytère, que de mettre en fiches toute notre littérature depuis ses origines ! Où l’on est bien forcé de voir les premiers pas du grand érudit littéraire que vous deviez être un jour.

Cette occupation austère fut à moment-là bouleversée par l’irruption des poètes, Hugo, Lamartine, Musset, dans votre univers intérieur. Mais vous étiez à l’âge ingrat, qui est celui de l’ingratitude. Une prodigieuse découverte vous fit reléguer bientôt vos premières admirations parmi les vieilles lunes. « Tout cela, dites-vous, c’étaient des vers. Ce n’était pas de la poésie ! » La poésie, vous crûtes apercevoir son vrai visage pour la première fois le jour où vous êtes entré, avec une stupeur enivrée et scandalisée tout ensemble, dans le jardin des Fleurs du Mal. Vous avez noté ce passage des grands Romantiques à Baudelaire de la main la plus délicate. Cette nouvelle beauté, remplie d’attraits horrifiants, cette poésie et ce réalisme, cette sensualité et cette mysticité, cette révolte et cette acceptation, ce christianisme et ce diabolisme, ces sanglots, ces désespoirs… Vous avanciez au bord de tout cela comme un somnambule au bord d’un toit. Vous étiez arraché aux sentiments naturels à votre âge, entraîné à cent lieues du décor honnêtement bourgeois de votre vie familiale ; et naturellement la pacotille et la verroterie, tout ce qu’i1 y a dans l’art baudelairien d’artificiel et de puérilement démoniaque exerçait sur vous autant, et plus de prestige sans doute, que ses plus certaines beautés. La mélancolie si chère à l’adolescence, et que vous cultiviez peut-être plus qu’un autre, trouvait d’inépuisables délices à ces parfums, à ces palmes, à ces chambres voluptueuses, à ces paradis perdus, à cette magie sombre, à tant d’artifices enchanteurs. Vous avez eu, par Baudelaire, cette révélation que, dans le domaine du songe, existaient des contrées que les poètes qui vous étaient jusque-là familiers, n’avaient pas explorées ; que la poésie formait un monde à part, qui n’avait rien à voir avec le drame, l’histoire, l’anecdote ou l’éloquence, et que sa vertu, sa raison d’être était de nous rendre sensible la vie même de l’âme. Belle découverte assurément, à laquelle Baudelaire vous contraignait (bien qu’il ne manque dans son œuvre ni de narration ni d’éloquence), mais que vous auriez pu déjà faire, et que vous avez faite, par la suite, en y regardant de plus près, chez Hugo, Vigny, Lamartine, et même chez Musset, vos anciennes amours, que vous lâchiez un peu vite pour votre nouvelle amitié.

Verlaine, dont vous avez fait, peu après, la connaissance, (vous étiez à l’âge où l’on cherche partout des maîtres, quitte à les renier aussitôt avec la même ardeur), vous donna une autre leçon. Le poète des Fleurs du mal avait rempli votre esprit d’une foule de sensations inconnues et bizarres dans un décor surprenant, mais il n’avait rien changé à l’idée que vous vous faisiez de la forme poétique, car rien n’est plus classique que le vers baudelairien. Verlaine, lui, vous enseigna une prosodie nouvelle, dont les recettes étaient bien impossibles à formuler, un art de dire certaines choses de la façon la plus simple et la plus délicate, les combinaisons subtiles des rythmes, des syllabes, des sons conduisant la pensée d’un mouvement souple, fluide, tout en nuances ; d’un mot, il vous initia à la musique de l’émotion.

 

Et après ce bel enchanteur, ce beau jet d’eau de poésie, que d’amis d’un moment, d’une heure ou de toute la vie ! Stuart Merrill, Viélé-Griffin Verhaeren, Rodenbach, Moréas, tous les symbolistes enfiévrés de recherches quelquefois assez vaines, tous les poètes du Mercure, tous les demi-dieux d’un Olympe accourus, les ailes aux pieds, de tous les coins de l’horizon ! Peut-être vous seriez-vous laissé entrainer derrière eux, à la poursuite de rêveries sans corps et de formes sans matière, quand votre chance, ou plutôt la Poésie elle-même mit Ronsard sur votre chemin. La source de Jouvence, que l’antiquité retrouvée fut pour lui et son siècle, la poésie du Vendômois, cette poésie mâle et bien portante, le fut pour vous. C’était l’art et la vie réconciliés, la joie digne d’être chantée, et votre jeunesse justifiée de se sentir tout bonnement heureuse. Vous reveniez à la santé. De ce jour, vous cessâtes de n’aimer dans les vers que la pure émotion, la plainte de l’archet qui glisse sur la chantere1le ; vous vouliez que cet archet fût conduit d’une main sûre pour exprimer des pensées et des sentiments éternels : vous fîtes vos excuses à Hugo ; la perfection de Racine vous apparut dans sa lumière, et à votre grand étonnement vous vous aperçûtes un beau jour que les fables de La Fontaine étaient de prestigieux poèmes !

Tel est, Monsieur, le grand voyage que vous avez fait entre quatorze et dix-huit ans, sans quitter votre chambre, ou bien couché dans un hamac, sous les marronniers de Nesles. J’ajoute que ce beau périple à travers l’idéal, vous ne l’avez pas fait seul, mais en compagnie d’un camarade de deux années votre aîné. Dans ce jour où l’on vous fête, et où se rassemblent autour de vous tant de cœurs et de visages amis, vous m’en voudriez, j’en suis sûr, si je ne rappelais pas son visage depuis longtemps parti pour le Royaume des Ombres, mais qui est ici présent (nous le sentons bien, vous et moi, car il fut mon ami, comme le vôtre), Paul Drouot, le poète d’Eurydice deux fois perdue, esprit lyrique, âme lumineuse, qui ne désirait que la gloire et ne la tenir que des livres. Le sort en décida autrement, le sort qui lui a donné la gloire, mais d’un côté où il ne l’attendait pas. En 1915, déchiqueté par un obus, il est tombé devant Notre-Dame-de-Lorette, en digne petit-fils de ce général Drouot qu’on appelait le sage, de la Grande Armée. La vie ne lui a pas laissé le temps d’accomplir son œuvre ; mais il me semble que le destin ne l’a pas détruit tout entier. Quelque chose de lui continue de vivre en vous d’une façon mystérieuse ; et aujourd’hui, celui qui vous guidait sur les chemins de poésie a sa part de votre laurier…

 

Vous dites quelque part que vous avez écrit plus de deux mille articles. Celui qui marche en tête, j’allais dire un cierge à la main, de cette longue procession, vous l’avez écrit à seize ans. Et c’est un article sur Barrès. Il parut dans le Charivari, dont votre père était alors directeur. Comme celui-ci avait eu l’occasion de rencontrer autrefois l’auteur de Sous l’œil des Barbares dans les cafés du quartier, il ne manqua pas de lui envoyer, sans vous en avertir, le premier article de son fils. À quelques jours de là, Barrès, que j’ai toujours connu très attentif à encourager l’admiration de la jeunesse, se rendit rue de Calais, où vous habitiez chez vos parents, et où lui-même avait habité naguère, pour y laisser un volume avec une charmante dédicace. Et vous, dès le lendemain, vous accourriez chez lui avec les sentiments de reconnaissance, d’exaltation et d’inquiétude aussi, qui étaient ceux de tous les jeunes gens qui l’approchaient pour la première fois. Vous l’admiriez d’être jeune et déjà couvert de gloire ; vous l’aimiez d’écrire des ouvrages déconcertants pour le vulgaire, dans une prose cadencée comme un poème, où il s’analysait avec une fiévreuse ironie, qui vous aidait dans la recherche de votre jeune « moi ».

Dès la première minute, il vous surprit par l’accent positif et presque terre à terre d’une conversation dont je pourrais dire qu’elle était une sorte de contre-poison au poison barrérien. Que vous dit-il ? Ce que je lui ai entendu dire tant de fois : « Portez-vous bien d’abord ; prenez un métier qui vous nourrisse ; vous avez besoin de gagner votre vie, hé bien ! soyez donc sous-préfet ! » La manière dédaigneuse dont il vous parla des vers et de ceux qui en font, vous laissa un peu pantois. « Jamais je n’ai eu ce don, vous dit-il, il faudra que j’essaye un jour. Certes, je ne sais rien de plus misérable que cette petite jonglerie verbale, à quoi se livrent tel et tel… (et il vous cita des noms). Si j’étais poète, ajouta-t-il, je ne voudrais être que Nerval. Cela ne veut rien dire, et pourtant, je ne sais pourquoi, cela parle. » Mais où il vous consterna tout à fait, c’est quand il vous déclara que les livres que vous admiriez dans son œuvre, Un Homme libre, les Barbares, le Jardin de Bérénice, il ne s’y intéressait plus. Il se raillait lui-même de les avoir écrits. « Ne me parlez pas de ces bêtises ! Le temps de ces jeux est passé. » Vous l’écoutiez avec stupeur, ne comprenant pas qu’un écrivain, un poète, pût préférer à la littérature l’action et la politique. Et peut-être preniez-vous trop au sérieux le dégoût que leur auteur montrait pour ces charmants ouvrages.

Il vous bousculait ainsi sur le chemin du boulevard Maillot à la Chambre où vous l’accompagniez, mais avec une ironie si gracieuse, tant d’aimable autorité, tant de sympathie pour votre jeunesse dont il ne pensait pas à sourire, que le monde extérieur avait presque cessé d’exister pour vous et qu’arrivé devant l’Arc de Triomphe, vous étiez à ce point conquis par ce Barrès imprévu, si libre, si peu apprêté, si près de la réalité, aussi peu disposé à s’en faire accroire sur lui-même qu’à se laisser duper par autrui, et en même temps plein de retraite, riche d’un monde qui n’appartenait qu’à lui, et qu’une phrase, un mot, un geste vous entr’ouvrait un instant, vous étiez, dis-je, si charmé par ce Barrès insoupçonné, que vous faillîtes rouler sous un fiacre. Il n’eut que le temps de vous tirer vivement en arrière, cependant que le cocher vous injuriait abondamment au passage. « Vous voulez donc vous faire écraser ! vous dit Barrès de cette voix dont son ami Thierry de Martel disait qu’elle paraissait sortir d’un tuyau d’arrosoir, vous voulez donc vous faire écraser ! C’est déjà bien assez qu’on m’accuse tous les jours d’empoisonner la jeunesse ! »

Cette anecdote est symbolique. Barrès vous a protégé, vous et toute votre génération, la mienne aussi d’ailleurs, d’un danger plus sérieux que d’être écrasé par un fiacre. Il nous a tirés par le bras pour nous avertir à temps que c’en était fini de nous perdre dans nos rêveries égoïstes, la contemplation de nous-mêmes et notre perfectionnement esthétique ; que la vie était là pressante, dangereuse ; qu’elle exigeait de nous un assentiment viril. Et lorsqu’en 1914, bien que de santé fragile et n’ayant fait aucun service militaire, vous vous êtes engagé, Monsieur, dans un régiment de dragons, vous avez suivi d’abord l’impulsion naturelle à un-français de bonne race, mais vous avez obéi à ce qui est pour nous, littérateurs, une sorte de nature seconde, le plaisir d’être en parfait accord avec l’enseignement des maîtres que nous avons admirés et suivis. Le Carnet d’un dragon, votre journal de guerre, est le plus élégant merci que le sous-préfet, que vous n’avez jamais été, pouvait faire à Barrès, et, au souvenir de son accueil.

Trente ans plus tard, votre fils Jean-Claude s’engageait, lui aussi, mais dans la division Leclerc, et l’autre jour, son tank est entré un des premiers à Strasbourg...

 

Peu de temps après votre visite à Barrès, le spirituel Adrien Hébrard, ami de votre père (lui aussi était de Toulouse) et qui avait lu par hasard quelques petits articles que vous aviez publiés au Gil Blas, vous priait de venir le voir et vous disait avec son air de bonhomie narquoise : « Voulez-vous entrer dans ce journal ? Il y a peut-être ici une petite place pour vous. On dit que la maison n’est pas mauvaise. » C’est ainsi que vous êtes entré au Temps, où vous avez travaillé pendant trente-cinq ans, et, où vous travaillez toujours, s’il est vrai, comme le bruit en court, que la vieille maison n’a fait que changer d’enseigne.

Longtemps, vous n’y avez tenu que de modestes emplois, courant les ministères et les commissariats, et n’écrivant guère, comme on dit, qu’avec la colle et les ciseaux. Mais vous étiez à bonne école. Tous les matins, les rédacteurs, avant de rédiger le journal, se réunissaient à dix heures dans le bureau du rédacteur en chef pour y tenir la parlote. Pendant une heure environ, toutes les questions du jour, intéressant le monde entier, étaient passionnément discutées, jusqu’au moment où, vers onze heures, alors que les esprits étaient le plus échauffé, on voyait apparaître, dans l’entrebâillement de la porte, la silhouette menue du « Père Hébrard », comme on l’appelait. Par enchantement tout s’apaisait, tout devenait simple, limpide, éclairé de cette lumière que projetait sur toutes choses son imperturbable bon sens.

Quelle expérience cette petite scène que vous avez vu pendant quatre ans se reproduire tous les matins ! Rien de plus utile à un poète qui, par définition, ne s’intéresse qu’à l’éternel, que la fréquentation d’un homme comme Adrien Hébrard pour qui, seule, la réalité quotidienne existait. « Un Journal, avait-il coutume de dire, doit être pensé, écrit, imprimé, lu et oublié dans les vingt-quatre heures. »

 

Barrès vous avait dit une fois : « Puisque vous faites aisément les vers, pourquoi n’écririez-vous pas un roman où ils se mêleraient librement à la prose ? Je les vois assez bien s’élevant du parterre de la prose, comme un aéroplane s’élève d’une prairie pour se poser sur une autre. » Et de la main, il dessinait ce mouvement gracieux. Or, en 1918, sur la fin de la guerre, comme vous vous trouviez en convalescence dans le Midi, vous eûtes l’occasion de passer quelques semaines dans la noble et galante ville d’Aix, sa poussière dorée, le bruit de ses fontaines et le murmure que font, dans ses musées et ses vieilles maisons, tant de vieux portraits, lorsqu’ils sont seuls. Vous aviez, en plus, la chance d’être tombé dans une auberge telle que n’en rencontrent, je crois bien, que les gens d’une imagination comme la vôtre, car le mot que l’on prête à votre ancien patron du Temps : « L’amour est comme les auberges d’Espagne : on n’y trouve que ce qu’on y apporte, » s’applique aussi bien au voyage. Imaginaire ou non, cet hôtel du consul Sextius, son propriétaire baroque, et ses clients non moins singuliers, la ravissante ville d’Aix, ses balcons, ses cafés et ses fontaines, vous avaient inspiré d’aimables petits vers, où votre esprit contraint par des année de vie guerrière, et tout à coup rendu à lui-même, trouvait plaisir à se détendre. Petits poèmes malicieux, mélancoliques ou tendres à la manière de Henri Heine, où vous jongliez avec des rimes. Ce qui était assurément plus plaisant que de jongler avec des grenades.

De retour à Paris, vous revint à l’esprit l’idée qui avait cheminé obscurément en vous depuis le jour déjà lointain où Barrès l’y avait déposée, d’un petit livre où les vers donneraient la main à la prose. Vous écrivîtes le Diable à l’hôtel. J’ai un motif personnel d’aimer beaucoup cet ouvrage, sachant par expérience combien il est difficile de peindre avec des mots un pays, une ville. La description pure est assommante ; l’histoire fatigue vite ; les grandes pensées, quand on en a, n’ont pas beaucoup d’amateurs. Comment avez-vous fait ? Vous avez décrit, et vos descriptions n’ennuient pas ; vous avez fait de l’histoire, et votre érudition amuse ; vous avez philosophé, et vous n’avez pas fait bâiller. Voilà certes un joli miracle !

À cette inspiration où se mêlent le plus agréablement du monde la fantaisie, la morale et la philosophie, se rattachent beaucoup de vos ouvrages, qui font de vous un héritier authentique de nos conteurs du XVIIIe siècle. C’est votre roman L’Enfant perdu, ce Martin Cramoysan qui obtient du Créateur de recommencer sa vie avec la folle illusion qu’il saura profiter de son existence ancienne, et qui refait toutes les bêtises de son existence antérieure. Ce sont ces contes d’humaniste, pleins de sens dans leur badinage, que vous avez réunis sous ce titre : La Marchande de couronnes, une petite fleuriste de Nîmes, au temps de Dioclétien, qui avait écrit sur sa boutique cette enseigne que je recommande à toutes les fleuristes de Paris : « Non vendo nisi amantibus coronas, je ne vends mes fleurs qu’aux amoureux. » Et j’aurai garde d’oublier un volume pour lequel, sans doute à cause de mon goût pour l’Orient, j’ai une dilection particulière : Le Pénitent de Psalmodi.

Qu’était-ce que ce Psalmodi au nom bizarre et romanesque ? Une ancienne abbaye dans la Camargue, dont il ne reste rien que quelques pierres dans le mur d’une ferme. Un jour, ce nom vous accroche au passage ; il se loge dans votre inconscient, il y fiait sa route obscure ; bientôt, dans l’antique abbaye, vous imaginez de loger un baron féodal perdu de crimes et de vices, épouvanté par l’enfer. Psalmodi est à deux pas d’Aigues-Mortes, où le roi Saint-Louis vint s’embarquer pour la Terre-Sainte. Votre pénitent se croise et s’embarque avec lui, pour courir la chance d’un beau supplice et racheter ainsi son âme. Ah ! vous êtes, Monsieur, un terrible tortionnaire ! Chaque fois que votre malheureux pénitent croit saisir le martyre, vous trouvez le moyen de l’y faire échapper, en sorte qu’après vingt chapitres, qui sont autant d’histoires ingénieuses et plaisantes, il meurt chargé d’années, désespéré et persuadé qu’il est définitivement damné. Mais vous êtes meilleur que vous n’en avez l’air, et vous le proclamez finalement sauvé au nom d’une morale qui me paraît excellente : désirer toute sa vie ce qu’on n’a pas, n’est-ce pas justement là le martyre ?

 

Dans l’éloge que vous venez de nous faire de Marcel Prévost, cet éloge si plein, si vrai, où vous n’avez rien laissé dans l’ombre de ses qualités exceptionnelles de psychologue, de moraliste et de romancier, vous avez constaté, non pas pour lui en faire un reproche, car vous savez trop bien qu’un écrivain ne saurait rien composer qui ne soit dans le fil de son talent, et qu’il serait déraisonnable de lui demander autre chose, vous avez constaté que ce grand connaisseur des femmes et de l’amour ne s’est guère distrait, dans ses ouvrages, de ce qui faisait sa préoccupation dominante. Vous remarquez avec raison que ses personnages sont à l’ordinaire dégagés de toutes les contingences du milieu dans lequel ils vivent, ou plutôt qu’il les fait vivre dans un milieu stérilisé où la passion a toute liberté de ne s’intéresser qu’à elle-même. Presque tous, ils traversent leur époque (et Dieu sait si cette époque, depuis le boulangisme jusqu’à cette guerre-ci, en passant par l’affaire Dreyfus, a été fertile en événements dramatiques !) sans paraître se douter de ce qui se passe autour d’eux, ni que ces événements viennent troubler, ou simplement colorer les aventures sentimentales.

Cette façon de concevoir la représentation de la vie n’est pas du tout la vôtre dans ces romans qui s’appellent Aricie Brun ou les Vertus bourgeoises, les Occasions perdues, Tout va finir, cette trilogie si importante dans votre œuvre romanesque, et où vous vous êtes proposé moins de peindre des personnages que l’époque qui se reflète en eux, moins ce qui leur est particulier que ce qui les dépasse. Je sais bien que votre Aricie Brun, qui vous a valu, il y a vingt ans, notre grand prix du roman, est un portrait de femme modelé avec un art exquis, et tel que dans sa galerie féminine Marcel Prévost ne l’aurait pas dédaigné. Vous avez présenté là une image inoubliable d’une de ces personnes, comme nous en avons tous connu dans quelque famille de chez nous ; une de ces vieilles filles vouées, dirait-on, au sacrifice par une destination supérieure, en sorte que tout le monde, et elle-même, juge son sacrifice naturel ; un de ces êtres qui vivent de dévouement, de déceptions, de confiance obstinée et d’acharnement à réparer, et si je puis dire, de repriser les accrocs de la vie. Mais bien que le cœur de votre ouvrage batte au cœur d’Aricie, son portrait n’est pas l’essentiel de votre roman. Autour d’elle, au-dessus d’elle, c’est 1’histoire d’une famille française au XIXe siècle que vous nous avez décrite, depuis le jour où l’on voit arriver sur la route, un soir de septembre 1817, un compagnon du tour de France (qui était, je crois bien, votre arrière-grand-père, dont vous conservez avec piété la boîte de compagnonnage qu’il portait sur le dos) jusqu’à la mort de son petit-fils en 1914. Ce n’est pas Aricie, c’est notre bourgeoisie qui est votre vrai personnage. On souhaiterait que les étrangers, qui nous connaissent si peu et nous jugent souvent si mal, aient la curiosité de lire des livres de cette sorte pour s’informer sur nous. Ils y verraient comment, sous l’action d’une certain nombre de vertus humbles, robustes, mesquines parfois, j’en conviens, ont vécu et se sont développés les braves gens de chez nous. Ils comprendraient mieux alors ce qu’ils ne saisissent pas toujours, les raisons secrètes, si simples pour nous, si mystérieuses pour eux, de la grandeur et de la force de la nation française. Force et grandeur permanente, d’hier et de demain, car votre Aricie Brun n’est pas un type mort, un type du passé, elle existe, elle vit toujours. De modestes et puissantes fleurs de cette sorte, plantes vivaces des vieux murs, il en pousse et il en poussera toujours sur notre sol.

 

Ce tableau de la vie française au XIXe siècle se poursuit dans les Occasions perdues, où vous nous peignez les espérances et les épreuves de la génération qui a fait l’autre guerre. C’est un de ces ouvrages comme la Confession d’un Enfant du siècle, ou l’Éducation sentimentale, dont, tour à tour, chaque génération nous laisse un ou plusieurs exemplaires. Voilà, nous disent ces livres-là, comment notre jeunesse est entrée dans la vie. Vous avez repris avec bonheur et courage ce vieux thème éternel. Au rebours de Marcel Prévost, qui apportait, dans la machinerie de ses romans, tant de soin et d’ingéniosité, vous ne vous êtes nullement préoccupé de monter une savante intrigue avec péripéties et catastrophes. Vous n’avez compté, pour soutenir l’intérêt de votre lecteur, que sur le mouvement de la vie qui conduit votre héros d’aventures amoureuses en aventures intellectuelles, jusqu'au jour où lui ayant fait faire le tour des spectacles qui ont captivé votre jeunesse, vous lui dites adieu. Adieu à lui, adieu à elle !

Ces expériences diverses forment une suite à peine romancée où vous montrez la jeunesse dans ce qu’elle a d’éternel, optimiste et persuadée, dans sa naïve attente du bonheur, qu’il suffit de tout désirer pour tout obtenir, et que les choses doivent nécessairement se conformer à ce qu’elle imagine. Mais suivant une pente naturelle à votre esprit, vous avez donné à tous ces épisodes la couleur exacte du temps où vous les avez vécus. Ce sont autant de chapitres de mémoires, de témoignages sur notre époque.

Le volume achevé, où en étiez-vous arrivé dans votre examen de vous-même ? Hé, mon Dieu, à la conclusion à laquelle, au bout d’un certain temps on arrive toujours, à savoir que les rêves ont tort, que la vie a raison contre nous, que la sagesse est de se conformer à ses lois, et que le seul moyen d’échapper à son despotisme et de trouver quelque repos, c’est le travail et l’isolement.

Vous en étiez là, dis-je, quand vous vous êtes aperçu que les hommes qui ont vingt ou trente ans aujourd’hui, se faisaient du monde et de la vie des idées qui non seulement n’avaient rien à voir avec cette philosophie un peu désenchantée (ce qui est tout naturel) mais encore avec les idées qui étaient celles de votre temps et du temps qui vous a précédé au point que vous vous demandez si tout ce que nous avons aimé, et pourquoi nous avons combattu, n’est pas un monde condamné, un monde qui va finir. La vérité, serait-elle donc le contraire de ce que nous avons cru ? Nous sommes-nous sacrifiés à des mythes ? La génération d’aujourd’hui a-t-elle raison contre celle que nous avons été ? Dans le monde de demain, y aura-t-il encore place pour les droits de l’individu ? Le divorce entre les pères et les enfants finira-t-il, comme il a déjà fini tant de fois, par des accommodements et cet apaisement qu’apporte l’expérience, dont je parlais tout à l’heure ? ou bien sommes-nous à la veille d’un bouleversement plus profond qu’en 1789 ? Telles sont les questions émouvantes que vous avez mises en action dans ce roman Tout va finir, qui achève, sur interrogation redoutable, cette chronique d’un siècle et demi, commencée ce soir de l’été 18I7 ou arrivait, sur la route de Bordeaux, votre compagnon du Tour de France.

 

On dit volontiers que l’esprit critique et l’imagination ne s’accordent guère ensemble. Votre exemple, Monsieur, est là pour prouver le contraire. Ce qui se comprend de reste, car il y a une certaine forme de critique (et c’est la vôtre) qui s’efforce de réveiller le passé endormi dans les livres. Les plus vieux, quand ils sont bons, ne sont jamais si morts que la vie n’en jaillisse encore si l’on sait bien les éclairer. Ce sont d’inépuisables réserves d’expérience, dont il la nôtre est sans cesse accrue. Le présent est si peu de chose ! Il ne serait même rien si des esprits comme le vôtre n’étaient là pour en recueillir la cendre.

Lorsque l’on pense à vous, on vous voit volontiers sur le fond de votre bibliothèque — cette belle bibliothèque que vous avez commencée dès l’âge de quinze ans — où les reliures que vous aimez polir avec un chiffon de laine font derrière vous une tapisserie d’un doux éclat doré. Vous y avez rassemblé avec une dilection savante, en premières éditions, tout ce que nos anciens âges ont produit de plus parfait, sans négliger ces mémorialistes et ces « livres du second rayon » qui ne sont pas tous des chefs-d’œuvre, et n’ont pas la prétention de l’être, mais qui nous apportent peut-être les meilleurs témoignages sur ce que Sainte-Beuve appelait les modes de sensibilité de nos pères.

Votre librairie, pour parler comme Montaigne, est un columbarium où des milliers de fantômes ne dorment que d’un léger sommeil. De quel doigt magicien vous savez les réveiller ! Les centenaires, les commémorations, les thèses sorboniques, la publication d’un document inédit, la réimpression d’un texte rare ou peu connu, tout vous est bon pour les ramener parmi nous, dans votre feuilleton de la semaine. Chacune de vos chroniques est un petit roman, don les hommes et les femmes d’un autre temps sont les personnages véridiques, qui nous en apprennent beaucoup plus que les vivants sur nous-mêmes, car tous ces morts ont puissamment vécu, et c’est leur expérience que vous nous rapportez. Depuis vingt ans, pour notre plus grand profit, vous nous avez promené dans ce royaume d’ombre et de lumière, parmi les paysages variés de la rêverie humaine et les diverses manières imaginées par les génies les plus subtils et les plus sensibles de jadis pour organiser l’existence de la façon la moins misérable, la moins sotte possible.

Les volumes, où vous avez réuni un certain nombre de ces études critiques, sont un peu disparates. Vous le savez mieux que moi. Mais vous vous proposez de grouper dans un ordre plus serré les deux mille et quelques articles que vous avez écrits sur nos quatre grands siècles. Vous nous apporterez ainsi une image fraîche et rajeunie de notre littérature, d’après les travaux de la plus récente érudition, mise à la portée du public par l’esprit le plus juste et le plus scrupuleux, et aussi le plus sensible à la beauté littéraire.

Pendant quatre ans, la guerre vous a brutalement arraché à vos livres. Vous avez suivi, en 40, la fortune de votre journal à Clermont-Ferrand, puis à Lyon. Années lugubres où vous avez mené un combat obscur et tenace, où l’on tenait pour victoire d’avoir pu faire passer en petits caractères, dans un coin du journal, telle nouvelle que l’ennemi jugeait d’une grande importance, ou glissé d’un air innocent quelques lignes faites pour lui déplaire et éclairer notre nuit. Pauvres efforts pour ruser avec la censure et la police, qui peuvent paraître peu de chose aujourd’hui, mais où l’on risquait sa liberté.

Quel soupir vous avez poussé quand, en novembre 42, l’ennemi ayant envahi la zone soi-disant libre, votre navire s’est sabordé. Vous reprîtes alors vos travaux personnels, l’oreille tendue à tous les vents qui, de l’Est et de l’Ouest, nous apportaient, chaque jour plus précise, la certitude de la victoire.

J’ai eu, alors, bien souvent, l’occasion de vous rencontrer dans vos différents logis de fortune, ou plutôt d’infortune, où votre femme et vos enfants partageaient votre exil, et où j’étais sûr de retrouver, chaque fois, la même chaude température de courage et d’affection. Vous faisiez partie de ce petit groupe d’amis qui, sur les bords du Rhône, ne se sont jamais résignés à croire que tout était fini. Parmi ceux-ci, Messieurs, si je ne cite aucun vivant, permettez-moi de rappeler le nom d’un homme auquel vous avez accordé, il y a deux ans, votre grand prix de littérature, et qui, quelques mois plus tard, tombait glorieusement dans le maquis du Vercors, l’héroïque Jean Prévost. Il était, comme vous, Monsieur, un romancier et un grand humaniste, et le plus bel exemple que les livres et une grande culture n’empêchent pas de vivre, encore moins de savoir mourir.

Pendant ce temps, le petit groupe d’hommes qui vous accueille aujourd’hui (ils n’étaient que dix ou douze, aux jours de grande affluence) poursuivait ici sa tâche. Ces dix ou douze ont fait ce qu’ils avaient à faire : ils ont distribué de leur mieux leurs prix et leurs récompenses ; et laissez-moi vous dire que l’humble tâche du Dictionnaire, à laquelle vous allez vous associer désormais, prenait en ces jours-là une grandeur singulière. Nous nous penchions sur les mots avec scrupule et tendresse. Les mots, petite chose ! Notre plus précieux trésor…

Nous accueillons avec joie le grand lettré que vous êtes et le noble Français qui, pendant quatre années, n’a jamais lâché, plus que nous, la main de cette vertu cardinale, la plus grande de toutes, celle que Péguy appelait la petite fille Espérance.