Réponse au discours de réception de Georges Izard

Le 18 novembre 1971

Pierre-Henri SIMON

RÉPONSE

DE

M. PIERRE-HENRI SIMON

AU DISCOURS

DE

M. GEORGES IZARD

 

 

Monsieur,

Voilà tout juste cinquante ans, un demi-siècle, qu’à l’automne 1921, dans l’étude des khâgneux de Louis-le-Grand, nous nous rencontrions pour la première fois. Nous venions l’un et l’autre de provinces lointaines : vous du Languedoc, où vous étiez né dix-huit années plus tôt au bourg d’Abeilhan et où votre père allait devenir directeur d’école à Béziers, et moi de la Saintonge où ma famille était enracinée depuis longtemps et d’où je sortais pour la première fois. Dans ce monastère laïque de candidats à l’École Normale, où toutes les régions de France étaient représentées mais où dominaient en autorité les Parisiens formés par des lycées illustres, peut-être les deux élèves que nous étions de deux modestes collèges, le vôtre d’État et le mien d’Église, se sentaient-ils intimidés et fut-ce là un des premiers mouvements qui nous rapprochèrent ; le fait est qu’entre nous se scella très vite une de ces amitiés précieuses qui naissent à la sortie de l’adolescence, en forme de liaison intellectuelle autant qu’affective, dans ces chaufferies de pensée où des jeunes gens atteints, comme a dit Barrès d’encéphalite, se livrent ensemble à une intense activité d’études, de réflexions, de découverte du monde et d’approfondissement de soi, brûlants d’une fièvre qu’excitent la passion des idées, l’inquiétude et l’ambition devant l’avenir et, sous le poids d’un présent fastidieux, la joie de vivre et l’orgueil de vouloir. J’ai eu la chance d’entrer à la maison de la rue d’Ulm, vous eûtes celle d’un de ces accidents de parcours qui empêchent parfois les plus brillants d’en franchir le seuil, ce qui allait ouvrir la voie convenable à vos talents pour une grande carrière. Mais, en fait, ce qui est important est moins d’avoir été normalien que khâgneux ; c’est cette épreuve ascétique d’une, deux ou trois années pour acquérir, antérieurement aux spécialisations, par un enseignement, comme on dit aujourd’hui, pluridisciplinaire, une culture générale qui fera des hellénistes et des latinistes ouverts aux lettres modernes, des linguistes bardés d’humanités classiques, des historiens armés de philosophie et des philosophes curieux de tout. Rappelons-nous, Monsieur, la peine et le charme de ces longues journées où, inconfortablement logés et rudement nourris, accablés de travaux et souvent frustrés de plaisirs parce que nous n’étions pas riches, nous ne connaissions que des qualités délicates de bonheur : la franchise de l’amitié, l’excitabilité de l’intelligence, la familiarité des grands livres, anciens et nouveaux, et je ne sais quels pressentiments d’amour et de gloire saisis dans l’imagination du cœur et dans le rayonnement même de la littérature.

Rapprochés, ai-je dit, par nos origines provinciales, rustiques mêmes ; mais je dois ajouter : avec des distances spirituelles qui nourrissaient nos conversations sans nuire à notre entente. Au foyer de vos parents, dans le milieu d’enseignement de votre père, dans votre collège laïc vous aviez respiré une foi républicaine teintée d’anticléricalisme, et vous vous déclariez farouchement radical en une époque où il n’était pas besoin de subtiles exégèses pour saisir ce que ce mot désignait. Je sortais moi, d’une bourgeoisie de l’Ouest, traditionnellement catholique, marqué par l’influence d’un grand-père humaniste et antidreyfusard ; j’admirais les militaires et Clemenceau ; ma République, à laquelle je tenais aussi, était celle qui avait gagné la guerre et accordé une fête nationale à Jeanne d’Arc. Votre radical-socialisme, éloquent avec cette pointe d’accent que vous aviez alors et qui en donnait la saveur méridionale, me déconcertait un peu, mais m’enseignait de la meilleure manière qui fût, dans la familiarité d’une opinion sincèrement vécue par un ami, la complexité de la psychologie politique et les étroitesses de ma première formation. Moi aussi, j’avais quelque chose à vous offrir : votre éducation dans un laïcisme intégral avait laissé, latentes en vous et venues sans doute de profondes racines, des aspirations religieuses, des curiosités pour l’expérience vécue d’une éducation catholique. Durant les marches que nous faisions en tournant dans la cour de Louis-le-Grand, aux heures des récréations frileuses, moi sous ma pèlerine d’écolier de campagne et vous dans un long sarrau noir qui flottait au vent de vos propos véhéments avec déjà des envolées de toge, nous avions en tiers un camarade dont je ne veux pas laisser passer l’occasion de prononcer le nom dans ce lieu rempli de profonds échos, car il est de ceux qu’un destin tragique a rejetés au silence alors qu’ils semblaient promis à la gloire. Il s’appelait André Déléage. Son intelligence, avec des fantaisies qui touchaient parfois au bizarre, avait une étonnante vigueur dialectique, son imagination était d’un poète, sa sensibilité d’un mystique irrégulier, catholique hétérodoxe et chrétien profond. Il devait être le premier d’entre nous à publier un livre, un poème épique, une Jeanne d’Arc qui eut les honneurs du Roseau d’Or. L’auteur y pratiquait une anomalie de syntaxe qui consistait à supprimer les articles, de sorte que Dieu, les anges, les saints et les héros avaient l’air de se télégraphier au plus juste prix ; mais le souffle était pur, la langue était forte. André Déléage allait d’ailleurs se diriger, sous les grands maîtres que furent Marc Bloch et Louis Halphen, vers des travaux d’érudition historique dont il reste au moins sa thèse célèbre soutenue en 1941 sur la Vie rurale en Bourgogne jusqu’au XIe siècle. En 1944, authentique soldat de la Résistance, il devait se faire tuer, courageux jusqu’à la témérité, dans les combats d’Alsace. Vingt ans plus tôt, dans nos amicales palabres de Louis-le-Grand, je ne mets pas en doute l’influence que la forte personnalité d’André Déléage eut sur vous et sur moi. Un revirement spirituel s’y prépara pour vous, que d’autres relations, d’autres amitiés, d’autres sentiments plus intimes allaient favoriser et accomplir. Je touche ici, Monsieur, à des secrets qui vous sont trop personnels pour qu’il me soit permis de les éclairer davantage.

Comment des garçons de vingt ans, surtout quand leurs tempéraments et leurs études ont fait d’eux des intellectuels, se fussent-ils sentis d’accord avec le monde qui leur était donné au lendemain de la catastrophe absurde qu’avait été la première guerre mondiale ? Certes, la décennie 1920, si étonnamment brillante dans le domaine de la pensée et de l’art, a commencé par l’euphorie d’une apparente victoire, dans l’illusion d’une sagesse reconquise et d’une paix perpétuelle érigée en institution. Mais les plus lucides de nos aînés nous avertissaient de la fragilité de nos chances, et nous sentions déjà gronder sous nos pas les secousses sismiques de l’histoire. Les uns d’entre nous récusaient la société capitaliste et bourgeoise, qu’ils rendaient responsable des malheurs d’hier, des catastrophes menaçantes et des iniquités insupportables ; communistes, encore en petit nombre, ou socialistes dans la tradition de Jaurès ou de Guesde, ils étaient éblouis par ce qu’un de nos illustres confrères devait appeler dans un de ses romans Cette grande lueur à l’Est, cette espérance qu’apportait la Révolution russe dans l’éclat héroïque de ses commencements. Les autres critiquaient et harcelaient la même société bourgeoise en tant que démocratique et parfois ploutocratique ; ils regardaient vers le fascisme, suivaient de plus ou moins près l’Action française et, dans les formes du positivisme de Maurras, ou dans le souffle du nationalisme de Barrès, ils se dressaient en force contre la république parlementaire. Vous étiez alors plus proche des volontés de la gauche et moi des fidélités de la droite, mais fort éloignés l’un et l’autre de ce qui devait s’appeler cinquante ans plus tard la contestation. En fait, notre génération, formée par les derniers grands humanistes, pouvait être révolutionnaire ou réactionnaire, mais elle ne mettait pas l’acte suprême de l’esprit dans la récusation systématique des valeurs dont nous nous sentions encore les héritiers responsables : pour épurer ces valeurs, comme pour améliorer les institutions, nous comptions sur la haute culture. Nous avions entendu le : « Familles, je vous hais ! » de Gide, mais la connaissance de la psychanalyse n’était point encore assez avancée pour avoir transformé ce cri passionnel en récusation scientifique de l’autorité du père, et nous respections les pierres du foyer. J’ai connu vos parents comme vous avez connu les miens. À propos de votre père, je ne chanterai pas le couplet des hussards noirs de la République ; et pourtant, il représentait bien cette force intellectuelle, morale et civique qu’à constituée au début du siècle le corps des maîtres de l’enseignement primaire ; ils ont tissé l’étoffe de la France républicaine, et celle de l’armée qui gagna sur la Marne et devant Verdun une guerre certes stupide dans ses causes et affreuse dans ses carnages, mais qu’il fallut bien que la nation, une fois qu’elle y fut jetée, gagnât sous peine de mourir. Le sérieux de votre labeur d’étudiant, votre ambition même, qui n’était pas médiocre, c’était une forme de fidélité et un signe d’affection que vous manifestiez à ceux de qui vous aviez reçu les premières nourritures du corps et de l’âme. À leurs convictions morales et politiques, vous aviez bien pu, obéissant à des appels de votre vie intérieure, ajouter un accent religieux ; mais dans votre évolution philosophique comme dans l’ascension de votre carrière, vous avez été leurs fils : le militant d’Esprit, le jeune député socialiste de Briey, le résistant, le défenseur de Kravchenko, l’écrivain généreux et l’avocat intègre ont parlé à hauteur d’éloquence le langage paternel de la justice et de la liberté.

Le temps n’était pas non plus venu où la récusation du père aliénateur s’étendait au maître, et ce que nous reprochions à certains de nos professeurs, c’était plus souvent l’impersonnalité qui faisait peser l’ennui sur leur science qu’un dogmatisme orienté qui eût menacé notre autonomie de conscience. Mais dès que l’un d’eux avait quelque vivacité de génie, en quelque sens qu’il pensât il nous excitait à penser, et le dialogue devenait fécond. Vous n’avez sûrement pas oublié les cours de français d’André Bellessort en hypokhâgne. Ce grand professeur, à la fois nonchalant et passionné, qui devait plus tard s’asseoir sous cette coupole, domptait, non sans peine, un tempérament romantique sous une culture classique à pente maurrassienne, et il ne pouvait se défendre d’une indulgence mêlée de connivence amicale, encore que hérissée d’ironie, pour ceux de ses élèves qui avaient le don du bel canto, de la rhétorique fastueuse. Vous étiez un de ceux-là, et plusieurs fois vos dissertations eurent l’honneur périlleux de la lecture publique, durement commentée mais superbement faite. Je me souviens d’un jour où votre péroraison s’envolait en périodes de si belle envergure et respirait tant de passion que notre Bellessort, qui s’était montré sévère pour le fond de vos opinions et le sens de vos verdicts, se laissa prendre à l’ample musique du finale et se donna le plaisir de faire passer par son gueuloir flaubertien vos phrases qui allaient comme à regret vers leur chute ; et quand enfin il eut prononcé votre dernier mot, accompagné du coup de gong de ses deux larges mains tombant sur la chaire, il enchaîna dans le même souffle : « Et maintenant, Messieurs, à la Tour de Nesles ! » Excellente critique, habile pédagogie ! aucune théorie ne vous eût rendu plus sensible le danger des prestiges de l’éloquence que ne fit cet écho de mélodrame donné en prolongement à votre sublime. Vous étiez à l’âge où le plus important à apprendre était de maîtriser vos dons, d’acquérir ce tact, cette mesure, cette sûreté de jugement et d’élocution qui firent votre manière d’avocat et votre style d’écrivain, cette perfection que nous avons goûtée tout à l’heure en vous écoutant.

Mais voilà que je m’égare ; en m’attardant à nos communs souvenirs, je fais attendre trop longtemps les thèmes sérieux qui conviennent à l’occasion de ce discours. En vérité, est-on si loin du sérieux quand, ayant à situer le talent d’un homme, on le regarde dans la lumière de sa matinée, dans la vigueur encore confuse de ses premiers élans, dans ce mélange d’indécision et de volonté, d’inquiétude et d’allégresse qui préparent les chances et la forme de son destin ? Il faut pourtant en venir à votre carrière et à votre œuvre, et la matière est ample devant nous.

Avez-vous eu vraiment l’intention de faire métier de professeur ? Déjà, en khâgne, le droit vous tentait, avec les chances qu’il ouvre vers les carrières d’action. En tout cas, vous semblez avoir renoncé sans chagrin au détour par la rue d’Ulm pour devenir un étudiant libre. Mais en même temps que vous vous engagiez dans les études juridiques, vous fréquentiez la Sorbonne ; vous cueilliez la licence de philosophie, et vous consacriez, sous la direction d’un maître que vous retrouvez maintenant comme confrère, le professeur Étienne Gilson, un diplôme d’études supérieures consacré à Géraud de Cordemoy, philosophe et historien du XVIIe siècle. Votre activité était grande, et non seulement par votre intelligence mais par ce don que vous aviez de cordialité et de charme dans les rapports sociaux, vous vous faisiez partout des amis, dans le monde universitaire, politique, dans la jeunesse républicaine qui prenait conscience de la pression des problèmes économiques, dans la jeunesse chrétienne qui se réveillait et trouvait au sein de l’Église même des réflexes de résistance aux obstinations qui avaient, quinze ans Plus tôt, provoqué une condamnation assez simpliste du modernisme. Si rapides étaient vos progrès qu’à vingt-trois ans, en 1926, vous étiez Chef de Cabinet du Ministre de la Marine marchande, Charles Daniélou.

Ce fut, Monsieur, une chance décisive pour vous que les relations familières, appelées à devenir bientôt familiales, qui s’établirent entre vous et le foyer Daniélou. L’esprit qui y régnait avait tout pour vous plaire. Ami de Briand, Charles Daniélou était un républicain de bonne souche, auprès de qui vous retrouviez les orientations politiques de vos origines, au niveau d’un libéralisme de bon aloi qui éliminait les étroitesses de l’anticléricalisme de l’avant-guerre. Il les éliminait d’autant mieux que l’épouse du ministre, Madeleine Daniélou, chrétienne de grande foi éclairée par l’intelligence et la culture, jouissait d’une autorité considérable dans le catholicisme français, auquel elle avait rendu le service d’offrir en exemple ses écoles d’enseignement libre de jeunes filles, où elle maintenait un excellent niveau de pédagogie et de connaissances. Elle veillait avec soin à la préparation de ses professeurs, souvent formés par l’enseignement public, ou venus de lui. C’est ainsi, je le rappelle en passant, que Simone de Beauvoir a pu raconter dans ses Mémoires d’une jeune fille rangée que sa dévote famille la confia, après ses baccalauréats, au collège Sainte-Marie de Neuilly, dirigé par Mme Daniélou, où elle eut pour maître le très brillant normalien et agrégé qu’était Robert Garric, fondateur des Équipes sociales ; et elle reconnaît lui devoir son initiation à la littérature et la découverte de la vocation qui allait faire d’elle une agrégée de Sorbonne, appelée à devenir la nouvelle Héloïse de l’existentialisme athée. Pénible accident de l’enseignement chrétien, me dira-t-on. Ce n’était pas le premier, ni le seul. Les Jésuites, dont quelques-uns fort illustres fréquentaient la maison Daniélou, en avaient connu, deux siècles plus tôt, un semblable, quand il leur est arrivé de couver Voltaire. Oserai-je l’avouer ? Même au point de vue de la religion qui veut avoir ses écoles, ces échecs spectaculaires ont un côté positif ; ils sont la preuve qu’une Église autoritaire et dogmatique, quand elle ouvre à la jeunesse les études profanes, laisse un certain jeu à son mécanisme scolastique, distingue les ordres, les frontières entre le catéchisme et l’humanisme, et peut respecter assez l’indépendance des esprits pour leur donner licence d’explorer, selon leurs appels profonds, des forêts qui ne sont pas ses jardins. Dieu, en somme, a pris le même risque quand il a doté l’homme d’une liberté qui pouvait faire de lui un pécheur, mais sans laquelle il n’aurait jamais été un homme, ni par conséquent un saint.

Ainsi, Monsieur, vous avez vécu des années décisives de votre jeunesse dans un milieu de grands courants d’air dont l’éclectisme intelligent, la rencontre que vous y faisiez de la politique républicaine et de la culture religieuse convenaient à la complexité de vos tendances et à la position de votre problème. Depuis la khâgne, je vous avais connu obsédé de politique puis, au fur et à mesure que la réflexion sur les valeurs chrétiennes s’était approfondie en vous, tourmenté par ce qui vous semblait le paradoxal divorce de l’idéalisme de gauche avec la bonne nouvelle apportée aux pauvres par le Christ. De la part des Églises, et spécialement de la plus puissamment installée dans le siècle, l’Église catholique, n’y avait-il pas eu une sorte de démission, d’infidélité séculaire ?

La question n’était pas nouvelle. Cent ans plus tôt elle avait été posée dramatiquement par Lamennais et par la crise de l’Avenir. Dans la première décennie du siècle, elle avait passé par la voix généreuse de Marc Sanguier et provoqué la crise de Sillon. Puis des hommes, clercs et laïcs de bonne volonté et de prudence, avaient lancé le sage mouvement du catholicisme social et ouvert la voie à la démocratie chrétienne : ce n’était certes pas la révolution, mais tout de même un changement de style. Dans un climat intellectuel et politique agité, où tous les partis éprouvaient le besoin de se dire révolutionnaires, la condamnation de l’Action française, en 1926, en donnant l’impression que l’Église tentait un nouveau ralliement plus accentué vers la gauche, troubla et agita fortement les esprits. C’est alors qu’apparaît, pour donner à ces mouvements divers une assise philosophique et un dynamisme spirituel, un homme dont vous alliez être quelque temps le compagnon et rester l’ami, Emmanuel Mounier.

Homme d’une qualité exceptionnelle. Informé par une agrégation de philosophie, par les leçons ou la fréquentation des maîtres tels que Jacques Chevalier, Maurice Blondel et Jacques Maritain, croyant profond et théologien solide, il a sacrifié à la cause qu’il voulait défendre non seulement son avenir universitaire, mais le confort de son foyer, et il s’est imposé, pour tenir à bout de bras sa revue dans une indépendance financière absolue, un surmenage héroïque qui l’a tué à quarante-cinq ans. À vingt-trois ans, en 1928, il écrivait à sa sœur : « Cette inquiétude des âmes inassouvies, il n’y a que cela qui compte. Oh ! les esprits limités, les gens assis en chaire, à la tribune, dans leurs fauteuils, les gens satisfaits, les intelligents... Vois-tu, il faut à tout prix que nous fassions quelque chose de notre vie. Non pas ce que les autres voient et admirent, mais ce tour de force qui consiste à y imprimer l’infini. » Tel était l’intellectuel mystique, le soldat du spirituel qui allait lancer, en 1932, en tête du premier numéro d’Esprit, sous le beau titre Refaire la Renaissance, un manifeste dont je puis témoigner qu’il a été décisif sur nombre d’hommes de ma génération.

Dans ce mouvement d’Esprit, vous avez été, Monsieur, à ses débuts, le plus proche collaborateur de Mounier. La difficulté était alors de former une équipe qui devait, pour répondre au projet, rassembler non seulement des chrétiens de toutes les Églises mais des spirituels de toutes les familles, réunis par la double conviction, d’une part qu’un ordre social lié au seul motif du profit était un désordre établi, et d’autre part que la révolution ne serait humanisante que si elle affirmait à son principe, non le primat de l’économique dans le contexte bourgeois ou marxiste, mais la supériorité des exigences morales qui fondent la vie de la personne dans la liberté de sa conscience et dans son rattachement à ses communautés naturelles. Or un aîné avait récemment émergé de la demi-notoriété où il construisit son œuvre de philosophe et de poète et d’où l’avait tiré sa mort de soldat : Charles Péguy, et ce maître encore solitaire dans le clair-obscur de légende où le plaçait le premier crayon qu’avaient dessiné de lui les frères Tharaud, pouvait devenir le rassembleur des bonnes volontés et l’éclaireur de la route nouvelle. Aussi, le premier acte fut-il, en 1931, la publication de cette Pensée de Charles Péguy dont vous fûtes, avec Mounier et Marcel Péguy, l’un des trois signataires. Que de volumes importants ont été publiés sur le fondateur des Cahiers et l’auteur du Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc depuis cette première synthèse ! Inédits, correspondances, panégyriques, pamphlets, thèses universitaires, à travers des milliers de pages érudites, la figure héroïque est devenue historique, le prophète à la grande pèlerine et l’officier d’infanterie tué l’un des premiers à la bataille de la Marne ont été rapprochés d’un homme de lettres et d’un homme de chair avec ses défauts, ses vanités, ses faiblesses, ses passions. Il a pu subir cette épreuve sans rien perdre de sa dignité, et, relisant après quarante ans l’ouvrage qui a tant marqué à sa date, j’ai été frappé de ce qu’il conserve de fort et d’émouvant : sur ce que la pensée de Péguy apportait de semences fécondes et rayonnait de noblesse et de lumière, l’essentiel avait été dit.

Ayant reçu la charge d’élucider la pensée religieuse, vous aviez honnêtement limité votre champ : vous n’entendiez pas « reconstituer dans sa continuité la pensée religieuse de Péguy... la mettre en parallède avec sa vie... en faire l’histoire » mais seulement « en chercher l’enchaînement interne ». Vous avez donc laissé de côté le problème personnel d’une conversion à la foi qui s’arrête au seuil de la pratique, celui des influences subies et des nuances différentes de la théologie selon les ouvrages et les circonstances. Ce qui vous a retenu, ce sont les thèses constantes et fondamentales : un sens profond de la misère sous toutes les formes où elle assiège l’homme, détresse économique et psychologique de l’indigent, blessure morale du pécheur, sans oublier l’éternel tourment du damné. Pourquoi faut-il que s’arrêtent à la porte de l’enfer la vertu théologale de charité et sa petite sœur l’espérance, l’intercession des saints et les mérites mêmes du Christ, et que la damnation des pécheurs soit comme un passif désespérant de la Rédemption ? Pourquoi fallut-il que, sur sa croix, « Jésus mourant pleurât sur la mort de Judas » ? Vous l’avez bien vu, Monsieur, la méditation à la fois confiante et anxieuse de Péguy a pour foyer un sentiment de la souffrance humaine qui doit être explicable et surmontée ; la théologie de la grâce et la ressource de la prière, qui était tout son culte, jetaient des clartés sur ces obscurités insupportables, et vous avez eu raison d’écrire : « La nécessité de croire a jailli de sa vie... sans doute parce qu’il n’avait pour désir que de vaincre la misère sur la terre et le mal dans les âmes. »

Chez ce converti qui a pu renier, parfois durement, l’amitié de ses premiers compagnons de lutte, vous avez reconnu aussi cette continuité dont il est en droit, au moins dans le champ des principes, de revendiquer l’honneur : jeune militant socialiste et dreyfusard fidèle à son christianisme originel, puis écrivain ouvertement catholique et nationaliste qui n’a rien lâché de son idéalisme de justice sociale. Son esprit est ainsi fait qu’il appréhende vigoureusement des concepts antinomiques tels que le charnel et le spirituel, le temporel et l’éternel, le héros et le saint, le soldat et l’apôtre, pour découvrir ensuite les sutures par lesquelles ces différences, dans la complexité du vécu, se raccordent et coexistent. L’éternité est dans l’histoire, les légionnaires de Rome marchaient à leur insu pour le Christ, Marie efface par son fiat le péché d’Ève, Jeanne d’Arc est sainte de l’Église pour avoir sauvé la France par l’épée. Au fond, cette dialectique de Péguy se ramène à concevoir la chair et l’esprit, l’historique et l’éternel, le profane et le sacré comme les deux faces distinctes et nécessaires de l’Être, et il les retrouve partout solidaires dans l’existence humaine, celle des personnes, des nations, des races et de l’espèce entière, c’est-à-dire dans la morale et dans l’histoire. Par là, il offre, défini dans son œuvre et vécu jusque dans sa mort, un haut modèle de l’humanisme chrétien, une sagesse en tension entre deux pôles, celui qui met la perfection de l’homme dans la façon raisonnable et généreuse de vivre son histoire, et celui qui la met dans sa vocation au Royaume de Dieu. Le dogme chrétien de l’Incarnation forme la ligature théologique de cette synthèse.

Tout cela vous convenait parfaitement. Ce qui eût pu vous gêner, et je m’étonne que vous ne le laissiez pas voir, c’est un autre thème de la pensée de Péguy : l’opposition radicale qu’il aperçoit entre la mystique et la politique. Dans les remous de l’affaire Dreyfus et dans la déception que lui inspirait une certaine exploitation gouvernementale de la victoire dreyfusiste, Péguy a été porté à proclamer que, si un élan mystique est souvent à l’origine d’un grand mouvement de l’histoire, il devra perdre sa pureté quand il entrera dans sa phase de réalisation politique. C’est généralement vrai, et Camus ira dans le même sens, avec un autre vocabulaire, quand il constatera que le « révolté », agent spirituel d’un projet de justice, se dégrade en commissaire ou en hérétique quand la révolution a incarné la révolte en institution. Cela revient à dire que le mal apparaît dès qu’un pouvoir social s’organise, ce qui est faire sortir l’anarchie de l’idéalisme. L’erreur de Péguy sur ce point est d’autant plus surprenante qu’elle est comme déviée de l’axe de sa pensée : celle-ci ne voulait-elle pas rattacher à la théologie de l’Incarnation une morale très sainement réaliste de l’ambiguïté des actes humains, qui tendent vers le spirituel et l’éternel à travers toutes les épaisseurs impures et imparfaites du temps et de la chair ? C’était attribuer à cet impur et à cet imparfait une dignité substantielle dans la mesure où ils son liés à la duplicité de la créature humaine, poussière et boue où Dieu a insufflé l’esprit. Dire que le spirituel couche dans le lit de camp du temporel, qu’il est beau de mourir pour les cités charnelles parce qu’elles sont le corps de la cité de Dieu, ou se moquer d’un certain purisme universitaire, rattaché à tort ou à raison à l’idéalisme de Kant, en remarquant que le kantisme a les mains pures mais qu’il n’a pas de mains, c’était justifier, raisonnablement me semble-t-il, la politique dans ses transactions, dans ses misères et jusque dans ses violences, comme une action dans l’histoire soumise à la matérialité de ses lois, les progrès de l’esprit ne pouvant s’y produire que lents et relatifs et par des moyens ambigus. Mais vouloir tout jouer sur un élan mystique en frappant la politique d’un discrédit foncier, c’était revenir aux impuissances présomptueuses d’un spiritualisme verbal et méconnaître la dignité, si je puis dire artisanale, de l’homme du pouvoir quand il s’efforce problème après problème, pierre après pierre et poutre après poutre, de construire et de maintenir l’État.

Emmanuel Mounier avait, quant à lui, un sens trop solide du réel pour ignorer les dimensions concrètes d’une action qu’il voulait révolutionnaire. Cependant il n’entendait point se hâter ; il voyait sa revue comme un instrument d’analyse, de purification dialectique, d’information honnête et de formation pédagogique, préférant, comme il l’a dit, le rayonnement au dynamisme, et plus soucieux d’influence morale que d’agitation sur la place publique. Vous étiez plus pressé, Monsieur, vous vouliez porter au plan de l’efficacité une philosophie qui, dressant les spirituels contre le désordre établi, pouvait donner une large assise à un tiers parti entre le bloc conservateur traditionnel, où l’on se faisait une bonne conscience de parler beaucoup valeurs morales et défense religieuse, et le bloc communiste, doctrinalement matérialiste et largement athée. L’Ordre nouveau de Robert Aron et d’Arnaud Dandieu, le Courrier Royal du comte de Paris, les mouvements du catholicisme social relancés par la condamnation de l’Action française travaillaient les milieux traditionalistes et bourgeois en les habituant à considérer les nécessités d’un profond réformisme social. À gauche, le Front commun de Bergery tendait à un regroupement des forces révolutionnaires dégagées de la suzeraineté du communisme. Vous brûliez d’entrer dans la bagarre. Dès 1933, vous aviez fondé, parallèle à la revue Esprit, le mouvement de la Troisième Force, qui inquiéta Mounier au point qu’après quelques mois une scission, d’abord amiable, se produisit. Elle devint rupture quand, en 1934, vous rejoigniez le Front commun de Bergery, qui devenait le Front social, et vous écriviez dans La Flèche.

J’ai vécu en témoin ce drame de conscience ou s’affrontaient deux tempéraments, et où nous retrouvons sous une autre forme le conflit de la mystique et de la politique. Mounier vous écrivait : « Une action qui ne se nourrit pas continuellement dans la substance d’une vie intérieure perd son âme et celle des autres », et il avait raison, il était dans son rôle d’apôtre en vous parlant ainsi. Mais en vous, la volonté de justice se doublait de la volonté de puissance, vous vouliez agir immédiatement sur les événements et les hommes. En théorie, votre idée n’était pas mauvaise. Non seulement vous offriez au vocabulaire politique ce terme de Troisième Force qui, une quinzaine d’années plus tard, allait beaucoup servir pour couvrir, il est vrai, une marchandise assez différente de celle que vous aviez voulu mettre sous votre pavillon. Mais surtout, vous posiez un problème qui était déjà et qui demeure fondamental. Entre les structures du présent, qui appellent une mutation nécessaire, naturellement freinée par ceux qui en ont le bénéfice, et la puissance communiste, la mieux organisée pour les renverser et les remplaçant déjà sur un vaste espace de la planète par une bureaucratie autoritaire qui ne peut gouverner que des consciences politiquement et psychologiquement conditionnées, l’alternative est fâcheuse, et la solution ne saurait être un bipartisme manichéen. Par quelle voie et sous quelle figure viendra-t-elle, nul ne peut le dire ; mais l’idée se cherche encore d’une troisième tendance qui mettra debout une société où la personne humaine sera garantie contre toutes les formes d’aliénation.

Esprit et La Flèche ne vous absorbaient pas tout entier. Vos activités se multipliaient, et aussi vos succès. Depuis 1932, vous étiez avocat à la Cour d’appel de Paris, secrétaire de la Conférence en 1933-1934. Votre carrière s’annonçait bien et, contrairement à ce que vos anciens camarades de Louis-le-Grand eussent pu attendre de vous, vous cherchiez moins les plaidoiries à grands sentiments et à grand public que les affaires civiles délicates où vous apportiez un esprit juridique averti et une dialectique affinée. En 1936, encore peu connu, vous vous laissiez parachuter dans un département où vous ne l’étiez pas du tout, en Meurthe-et-Moselle, et avec un minimum d’appuis et de moyens, sans le patronage d’aucun parti, vous vous faisiez élire député de Briey, par l’éclat de votre éloquence, par votre énergie, et aussi par l’atout que vous donnait une réflexion politique originale et une position qui bousculait les formules et les étiquettes dépassées. Des voix conservatrices et socialistes se détachaient de leurs candidats et formaient une majorité imprévue sur votre nom. À la Chambre, inscrit au parti socialiste, vous deveniez vice-président de la commission du travail et les rapports dont vous vous chargiez ne bloquaient pas votre carrière d’écrivain. En octobre 1936, vous lanciez un petit livre percutant, Où va le communisme ? où vous reprochiez au parti Thorez d’être passé de son antimilitarisme traditionnel à un chauvinisme provocant, parce que Moscou, qui voyait encore en Hitler un adversaire probable plutôt qu’un allié possible, avait donné ce mot d’ordre. En 1938, vous publiiez, sous le titre : Les Coulisses de la Convention, un essai historique où la période la plus dramatique de la Révolution était montrée dans les caractères, les intrigues et jusque dans la vie privée des personnages, sans que fussent oubliées des analyses politiques qui reprenaient les points de vue de Mathiez et de Jaurès pour atteindre les ressorts sociaux des conflits de partis et d’hommes. Et puis ce fut l’occupation, où vous preniez dans l’État-Major de l’O.C.M. vos responsabilités de résistant, ce qui vous vaudra, à la Libération, de siéger à l’Assemblée consultative. Cependant vous aviez préparé par de vastes lectures la composition d’un livre qui parut en 1945, L’Homme est révolutionnaire, et que je crois votre plus importante contribution à la philosophie politique.

Cet ouvrage, dont le fond n’a pas cessé d’être actuel, et est d’ailleurs difficile, je ne puis que le survoler. Dans son intention et son contenu, il se veut une critique à la fois fondamentale et constructive du marxisme. Critique fondamentale d’un système qui entend se présenter à la fois comme un matérialisme dialectique et scientifique. Vous avez interrogé non seulement les philosophes classiques, mais les savants modernes pour repenser dans les perspectives de la physique quantique le concept de la matière et l’idée de l’ordre cosmique ; vous avez constaté que les progrès de la science et l’évolution même de la nature n’obéissent pas à un processus dialectique et que, par conséquent, le matérialisme dialectique, dans la mesure où il se veut une formule explicative universelle, est une sorte de théologie laïcisée qui cesse d’être scientifique : nombre de physiciens d’aujourd’hui, parmi les esprits les plus avancés, vous donneraient raison sur ce point. Ayant lu de près Marx, Engels et Lénine, les socialistes humanistes, Jaurès et Blum, qui ont tenté la synthèse entre le matérialisme économique et la conception idéaliste de l’histoire, les phénoménologues allemands et les existentialistes français qui ont exploré l’homme subjectif, vous avez été persuadé que la mécanique du matérialisme dialectique ne pouvait aller dans un sens progressif qu’autant que la prise de conscience s’affirmait chez les opprimés et chez les intellectuels à partir d’un sentiment des valeurs ; qu’ainsi le matérialisme cessait de pouvoir se dire historique s’il supprimait des facteurs de l’histoire non seulement les contingences imprévisibles des événements mais les exigences profondes de l’esprit, s’il limitait à la lutte des classes le moteur de l’histoire et à la société sans classe sa finalité, laquelle est de l’ordre de la plénitude des droits et de l’accomplissement des personnes. Après tout, n’est-ce pas Marx qui avait écrit dans la Sainte Famille : « L’histoire n’est rien que l’activité de l’homme poursuivant ses fins » et qui avait reconnu que les hommes « sont mus par des idées éternelles » ? C’est à ce carrefour que votre critique du marxisme devient constructive. Le mérite de Marx est, sans doute, d’avoir détaché le socialisme de l’utopie pure pour l’appuyer à une vue réaliste des besoins matériels et des relations économiques qui sont l’infrastructure de la vie sociale. Mais, dans le cadre de ces données positives, condition de l’action révolutionnaire, celle-ci ne peut servir le progrès humain que si elle est déclenchée et gouvernée par l’esprit. Votre conclusion était claire, et tout à fait dans la ligne du mouvement, dont quinze ans plus tôt, avec Mounier, vous aviez été l’un des initiateurs.

Il va sans dire, Monsieur, que cette doctrine, assez proche de la ligne de la social-démocratie, s’opposait au communisme totalitaire, et il n’est pas étonnant que votre livre, loué par Léon Blum, ait été maltraité par Thorez. Or, quatre plus tard, des circonstances allaient surgir, comme il s’en produit quelquefois pour les chances d’une carrière, qui allaient vous offrir l’occasion d’engager votre talent et vos convictions dans une affaire d’un intérêt international par son audience et historique par son fond : ce fut l’affaire Kravchenko. Au long de vingt-cinq séances où défilèrent des témoins illustres dans le monde des lettres et de la politique, où le général Rudenko, haut personnage du régime, vint de Moscou en grand uniforme, c’est sous la toge de l’avocat que, soutenu par votre confrère, Maitre Heizmann, vous avez défendu formellement un homme diffamé mais, au sens profond du procès, le droit des gens renversé par une révolution déviée de ses fins doctrinales de justice socialiste vers les formes et les crimes d’une tyrannie policière. L’affaire Kravchenko appartient à l’histoire. On sait comment, en 1944, l’ingénieur militaire russe Kravchenko, envoyé à Washington dans une commission d’achats, faussa compagnie à ses collègues et déclara publiquement son refus de servir, non pas son pays, mais le régime qui le gouvernait. Un an plus tard, il remettait à un éditeur américain un volumineux manuscrit où il révélait non seulement ce qu’il avait personnellement subi sous la dictature stalinienne, mais ce qu’avait représenté, étendue jusqu’aux premiers compagnons de Lénine, l’extermination de la grande purge, suivie par la dékoulakisation en Ukraine, par la persécution des opposants et la création des camps de travail, forme nouvelle de la maison des morts. Arrivé en France en 1947 sous le titre J’ai choisi la liberté, le livre de Kravchenko souleva contre lui, dans la presse communiste, une marée d’injures, où l’auteur se voyait traité de suppôt du fascisme, de traître, de menteur, d’escroc, selon la règle qui veut qu’un opposant ne puisse pas être un honnête homme — règle que de grands intellectuels du parti français avaient fait jouer contre Nizan quand il refusa d’approuver le pacte germano-soviétique en 1939. Ainsi, Kravchenko fut-il amené à intenter aux Lettres françaises un procès en diffamation, où vous alliez devoir, pour prouver qu’il n’avait pas menti, mettre en accusation le régime stalinien devant le monde.

Vous ne manquiez ni d’arguments ni de témoins. Vos adversaires en produisirent dont certains venaient en experts, historiens, spécialistes du marxisme, grands universitaires : ils n’avaient rien vu par eux-mêmes, mais déclaraient scientifiquement que Kravchenko avait menti parce que ce qu’il racontait ne pouvait être vrai. Curieuse naïveté d’esprits engagés qui ne savent plus que tout peut arriver en histoire ! Cinq ans plus tard, aux fameux XXe congrès, Khrouchtchev devait faire le grand déballage de la terreur stalinienne, et rendre éclatante la vérité de votre plaidoirie. En fait, la difficulté pour vous n’avait pas été de justifier le livre de 1946, mais les révélations de Kravchenko produites à la presse américaine en 1944, alors que les armes ne s’étaient pas tues et que les Alliés avaient encore besoin de Staline pour abattre Hitler. À quoi vous répondiez qu’il s’agissait pour votre client d’une exigence de conscience : la victoire étant certaine et proche, la question était déjà d’organiser la paix, et Kravchenko avait voulu éclairer l’opinion des Alliés de l’U.R.S.S. quant au vrai sens de l’expression « défense de la démocratie » dans le vocabulaire de Moscou. En cette affaire importante à sa date et qui garde tout son sens, vous avez, Monsieur, rendu deux éminents services. Au point de vue de la dialectique révolutionnaire, vous constatiez, dans un type de socialisme d’esprit dictatorial et de structure totalitaire, le surgissement inéluctable d’une oligarchie, voire d’une monarchie pragmatique et policière ; et, au point de vue de la morale, vous avez justifié, contre l’iniquité de ce système et les prétextes dont il se couvre, la protestation de la conscience personnelle qui affirme la transcendance de ses droits. Quelques années plus tard, après le XXe congrès, vous reveniez sur la question dans un livre solidement informé et pensé, Viol d’un mausolée, et vous prophétisiez que la déstalinisation n’empêcherait pas le retour, sous d’autres formes, de la violence contre les personnes. Budapest en 1956, Prague en 1968, puis aujourd’hui, en U.R.S.S. même, la brimade des minorités juives et l’appel aux psychiatres pour neutraliser les opposants, vous ont donné raison. Et pourtant, en France, certains libéraux cherchent encore l’alliance des communistes pour défendre les libertés publiques : que ne regardent-ils au-delà de nos frontières ce qu’elles deviennent, ces libertés, par une logique interne du système, dans les pays où le marxisme-léninisme impose sa conception des rapports de l’homme et de l’État !

L’importance de votre situation au barreau, outre qu’elle vous a donné plusieurs fois, comme en 1952 à Tunis, l’occasion de défendre les droits de la personne humaine dans un procès politique, n’a jamais détourné votre attention des affaires de l’État. Votre rôle dans l’association France-Maghreb, à côté de François Mauriac, fut important pour la réconciliation de notre pays et du nouveau Maroc. Vous étiez certes plus loin de Mauriac quand, en 1964, vous écrivîtes une certaine Lettre affligée au général de Gaulle : gardant la hauteur de style et de ton qui convenait pour un correspondant de cette stature, avec la ferme modération de pensée qui vous convenait à vous, vous rappeliez, comme jadis Fénelon à Louis XIV, que le devoir du prince est de penser au bonheur du peuple plus qu’à la gloire de l’État, et qu’il doit se défier de la grandeur quand elle isole. Cependant, il est notable que votre dernier ouvrage, Sainte Catherine de Gênes, vous ait ramené à la psychologie mystique. Ainsi n’arrivez-vous pas à nous les mains vides : dans les marges de votre action politique et professionnelle ou dans vos loisirs, vous avez fait une œuvre, et vous accomplissez parfaitement le type que nous souhaitons pour l’avocat-académicien : la maîtrise et la notoriété dans la profession, la culture littéraire au-delà des connaissances du droit, le sens et le courage civiques.

Vous succédez à Henri Massis, dont l’œuvre et la personnalité ont laissé une marque dans ce siècle ; mais sa pensée et la vôtre n’étaient pas sur la même longueur d’onde, et nous avons cru sentir quelquefois, sous la politesse de vos propos, une gêne dans votre éloge. J’ai connu comme vous, dans les années 20 et 30, un Massis assez hautain, tranchant dans ses opinions et dur pour ceux qu’il considérait comme égarés dans l’erreur, et dont nous étions. Après un creux de beaucoup d’années je l’ai retrouvé à l’Académie, et c’était un autre homme. Fidèle à lui-même, certes, mais adouci, plus apte au dialogue et supportant avec une dignité infiniment respectable ses échecs et ses malheurs. Citoyen passionné et catholique convaincu, la politique qu’il avait voulue pour son pays et dans son Église s’était infléchie sous d’autres forces de l’histoire. Dans la défaite et l’éloignement ou la mort de ses amis, il éprouvait une lourde solitude, rendue plus pénible par la maladie et les chagrins domestiques. Il était triste, mais non point amer. Vous avez su évoquer cette grandeur d’une vieillesse purifiée par les accidents de la vie et n’ayant retenu que les parties nobles de l’âme.

Et voilà, Monsieur, comment, après cinquante ans, nos propos d’écoliers transis ont été couronnés par un grave dialogue de personnages en uniforme. Cinquante années chargées de guerres, de révolutions, de tragédies de toutes sortes, d’immenses victoires de l’humanité sur le terrain de la science et de la technique, d’hésitations et de reculs sur celui de la conscience, pour aboutir, dans l’ordre des idées et des mœurs, à une période de glissements et de secousses qui ne laissent pas sans vertige les hommes de notre âge. L’Église, l’Église même, engagée dans un mouvement nécessaire d’intégration au monde moderne, que nous avons souhaité et favorisé jeunes hommes, cherche encore un équilibre difficile entre la force d’inertie de ses structures séculaires et les poussées d’un esprit contestataire qui n’épargne ni ses institutions ni ses dogmes ; le résultat de cet écartèlement est un recul de la pratique, un déclin des vocations, un désarroi de la spiritualité.

Dans cette Compagnie où vous voici installé à part entière, vous constaterez que la place n’est pas mauvaise pour faire le point sur nos destinées d’individus comme sur l’évolution des classes et l’aventure des peuples. Ce lieu où les rites sont si bien gardés, les traditions si anciennes et les travaux si patients, il est facile de le voir du dehors comme une île impénétrable à l’agitation de la mer — suave mari magno... La stabilité de nos pensées, la permanence de nos usages, la gratuité aristocratique de nos occupations-, c’est une part de notre dignité. Mais il ne faut rien exagérer. Si les plaisanteries sur les lenteurs du dictionnaire sont un lieu commun bien usé et que l’amélioration de nos méthodes de travail et de diffusion va rendre anachronique, ce serait une erreur grave de voir l’Académie comme un musée de l’esprit, à l’écart des révolutions et des événements mêmes. En fait, pendant plus de trois siècles, elle s’est acclimatée sinon à tous les régimes, du moins à tous les courants de pensée et de goûts littéraires ; nombre de grands témoins ou de grands acteurs de leurs époques s’y sont assis, et ses voûtes sont discrètement bruissantes d’histoire. Nous n’y serons pas mal, croyez-moi, pour nous rencontrer chaque semaine, dans un air de liberté d’esprit et de cordialité volontiers teintée d’humour, pour nous souvenir ensemble de ce que nous avons vécu et connu, pour observer les remous d’un présent qui sera souvent, je le crains, agité, et chercher à percer les secrets d’un avenir que la lucidité ne permet guère de prospecter sans quelque souci. Du moins ferons-nous confiance à l’aventure de l’homme et à la destinée de ce que Péguy a désigné du nom le plus simple et le plus fort : notre patrie ; et nous n’oublierons pas, Georges, d’élever nos regards au-dessus des contingences immédiates vers la ligne d’horizon où l’océan, confondu avec le ciel, aspire le fleuve de l’histoire pour lui donner un sens, où l’éternité absorbe le temps pour lui donner une raison.