Réponse au discours de réception de Charles Jonnart

Le 15 janvier 1925

Alfred BAUDRILLART

Réception de Charles Jonnart

 

Monsieur,

L’Académie française vit de traditions ; c’est à l’une des plus anciennes et des plus fidèlement observées que, de propos délibéré ou non, elle s’est conformée en vous nommant. Au cours de son histoire, vieille de près de trois siècles, n’a-t-elle pas déjà compté neuf de vos prédécesseurs à l’ambassade de France auprès du Saint-Siège ? Du XVIIe au XIXe siècle, les cardinaux d’Estrées, de Rohan et de Polignac, les ducs de Saint-Aignan et de Nivernois, les cardinaux de Bernis et Maury, Chateaubriand et le comte de Saint-Aulaire ont obtenu cet honneur : au XXe siècle, vous êtes le premier, et malgré les fluctuations d’une politique qui gagnerait à plus de stabilité, j’espère que vous ne serez pas le dernier.

Parmi ces noms, il .en est un qui suffit à illuminer tous les autres des rayons de sa gloire littéraire : celui de Chateaubriand, et vous occupez précisément, Monsieur, son fauteuil à l’Académie, Vous n’avez point, comme l’auteur du Génie du christianisme, fait à cheval vos visites académiques, vous bornant à remettre, du haut de votre coursier, une carte de visite au fretin des Académiciens. Tous, et non pas seulement les plus renommés d’entre nous, nous avons pu goûter « les charmes de votre conversation », comme il fut dit au duc de Saint-Aignan et à tels autres de vos prédécesseurs élus fort jeunes à l’Académie : le duc de Nivernois y entra à vingt-sept ans ; les cardinaux d’Estrées, de Rohan, de Bernis et le duc de Saint-Aignan lui-même à vingt-neuf. Heureux temps !

Du premier d’entre eux, le cardinal César d’Estrées, selon Saint-Simon « un des plus beaux génies et des plus savants prélats de l’Église de France », Chapelain écrivait : « Il n’a rien imprimé que l’on sache. » De plusieurs de ceux qui, par la suite, se firent un renom d’écrivain, — tels les cardinaux de Polignac et de Bernis, — on aurait pu en dire autant au jour de l’élection ; mais les critiques n’y pensèrent pas.

Ils savaient que, dès sa naissance, l’Académie française, « avertie par une sorte d’instinct », n’avait point voulu se considérer uniquement comme une société de grammairiens et de gens de lettres chargés de veiller, entre hommes du métier, à la conservation de la langue et de la culture littéraire.

Un des secrétaires perpétuels, Gaston Boissier, en a fait la juste remarque : « Les sociétés de ce genre deviennent facilement des coteries ; le souci des intérêts personnels, les amitiés, les jalousies y prennent trop d’importance ; à la longue, tout s’y rapetisse et s’y rétrécit. L’idéal de l’Académie fût d’être là représentation de l’esprit français. »

Ne craignons pas d’ajouter que, pour atteindre ce but, il ne suffisait pas qu’elle se montrât accueillante à toutes lès formes de la pensée et du goût, plus ou moins apparentées aux lettres proprement dites ; mais il convenait qu’elle fût, en quelque mesure, la représentation de toute là société française. Or comment eût-elle réalisé cet idéal bienfaisant à élevé si, saisis d’une noble émulation, les membres les plus distingués de la noblesse, du clergé, de la magistrature, de l’armée, de la diplomatie, n’eussent brigué l’honneur insigne d’être en cette compagnie, « les égaux des gens de lettres » ?

« Le désir de la gloire, déclare au début de son discours de réception le duc de Saint-Aignan, a toujours distingué ceux que votre choix a favorisés. Je me sens force de dire qu’il est en moi comme héréditaire, puisque c’est le seul titre que j’aie à vous présenter aujourd’hui. »

Sans doute ; mais cette gloire rejaillit sur l’Académie elle-même et, dans une société aussi aristocratique celle de l’ancien régime, elle n’eût jamais, sans cet assaut d’illustres ambitions, atteint le haut degré qui fut le sien et que la suite des âges n’a point affaibli.

Or, parmi les postes éminents dont disposait le Roi très chrétien, il n’en était guère qu’il prisât plus haut que celui de son ambassadeur auprès du chef suprême de la catholicité. Pour les uns, l’Académie fut un titre à une ambassade que l’on voulait influente et brillante, pour les autres, au contraire, l’ambassade devint un titre à l’Académie. Et c’est ainsi, Monsieur, que se forma la tradition à laquelle, sous notre régime démocratique et républicain, l’Académie française vient, par votre élection, d’ajouter un dixième anneau.

Au surplus, elle n’ignorait pas que, par vos actes, actes dont vos discours et vos rapports ont mis les motifs en lumière, — vous avez écrit au moins trois belles pages d’histoire, histoire coloniale, histoire politique, histoire religieuse. Il suffit. Le cardinal de Richelieu n’agrée pas moins volontiers dans sa maison ceux qui font l’histoire que ceux qui la racontent et la jugent.

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La politique, Monsieur, vous a saisi dès l’enfance. Dans ce riant village du Pas-de-Calais, où vous êtes né aux derniers jours de 1857, votre famille était connue depuis 1789 par ses traditions libérales. En un temps où, bien loin de revendiquer le droit de suffrage, les femmes se tenaient en général à l’écart, votre grand’mère, en plein régime impérial, se déclarait hautement républicaine ; son attitude lors du coup d’État, ses protestations véhémentes l’avaient même exposée à des poursuites auxquelles, dans sa sagesse, un jeune sous-préfet de Saint-Omer prescrivit de ne pas donner suite.

Son fils, c’est-à-dire votre père, devait imperturbablement marcher dans la même voie. Maire de Fléchin et conseiller général, n’a-t-il pas grandement contribué, par une conduite habile et modérée, à acclimater l’institution républicaine en un pays qui garda longtemps le souvenir reconnaissant de la monarchie napoléonienne ?

Cependant vous poursuiviez, non sans de brillants succès, vos études au lycée de Saint-Omer, où vous avait précédé celui qui, avant vous, plus tard avec vous, devait tenir en main, dans le Pas-de-Calais, le drapeau de la République nationale et modérée, notre regretté confrère Alexandre Ribot. Vous alliez couronner votre carrière scolaire par une année de rhétorique à Louis-le-Grand, cette rhétorique que j’ai connue et qui, par la distinction des maîtres, le nombre, le labeur, la sélection des élèves, pouvait être considérée comme le premier stade de l’enseignement supérieur le plus classique qui fût jamais. Une congestion pulmonaire vous priva de ce bienfait.

Inscrit à la Faculté de droit de Paris, il ne semble pas que les études juridiques vous aient présenté la face souriante qui les a rendues aimables à tant de nos plus éminents hommes d’État. A moins que vous ne fussiez doué de l’étonnant privilège dont s’illustre la légende de quelques saints, je veux dire le don de bilocation, les nombreux voyages que vous fîtes alors et vos séjours prolongés au bord de la mer azurée ne permettent guère au recteur que je suis de décerner à l’étudiant que vous étiez alors un brevet d’assiduité aux cours. La Faculté est bonne mère ; elle vous accorda quand même les grades, par delà lesquels s’ouvrent tant de portes. Pas davantage elle ne vous tint rigueur de la préférence que vous affichiez pour la jeune et vivante École des Sciences politiques qu’elle n’avait pu voir sans une pointe de jalousie grandir si vite et monter si haut.

La Providence, Monsieur, où elle nous mène. Elle ne vous voulait ni avocat, ni magistrat, mais bien gouverneur de l’Algérie. Dès votre enfances vous-même l’avez conté, votre imagination enthousiaste avait suivi en Afrique un vaillant officier de turcos, votre cousin, qui, à chacun de ses congés, vous revenait la poitrine constellée de glorieuses médailles, avec d’inépuisables réserves dé joyeuses chansons sabir et de contes merveilleux qui surexcitaient d’autant plus votre curiosité qu’ils s’éloignaient de la vérité Vous vous arrêtiez avec admiration devant les tableaux d’Horace Vernet et de Delacroix ; vous restiez sous le charme des pittoresques descriptions de Fromentin.

En 1876, vous traversiez pour la première fois la Méditerranée. Vos impressions furent profondes, si profondes qu’à plus de quarante ans de distance, pour les dépeindre aux aimables auditrices de l’Université des Annales, vous retrouviez la sensibilité voire la poésie, de la jeunesse ; Vous connûtes l’enchantement des longues chevauchées dans les plaines brûlantes du mirage, la tente du nomade, où vous berça le rythme monotone des danses d’Ouled-Naïd, la cuisine des couscous, des méchouis, des pâtisseries au miel ; et « la sirène d’Afrique — souffrez que je vous cite — fit de vous ce qu’elle a fait de tant de voyageurs, un amant passionné, épris de la- poésie et des caprices adorables de sa nature, ainsi que de l’éblouissante lumière de son ciel ».

Vous étiez sur le point d’entrer au Conseil d’État. M. Tirman, nommé gouverneur de l’Algérie en 1881, vous proposa de l’accompagner comme chef de cabinet. Incomparable aubaine ! D’autant que ce grand administrateur était précisément doué des qualités que vous aviez besoin d’acquérir : le goût du travail ordonné et régulier, la discipline de l’esprit qui réprime les fantaisies, le sens des réalités. Vous étiez à bonne école pour l’avenir.

De l’Algérie, pourtant, vous faillîtes être le martyr. La fée politique qui avait présidé à votre berceau entendait frapper de sa baguette votre destinée tout entière. En 1885, le scrutin de liste ayant pris la place du scrutin « des mares stagnantes », on vous inscrivit, à côté de M. Ribot, sur la liste républicaine du Pas-de-Calais. Mais vous résidiez à Alger ! Un jeune homme d’honorable famille pouvait-il vivre aux colonies, s’il n’avait quelque chose à expier ou à cacher ? On se le dit et vous ne fûtes pas jugé digne d’entrer dans ce temple de la vertu qu’est le Palais-Bourbon. Vous n’aviez pas vingt-huit ans ; vous pouviez attendre ; vous n’attendîtes pas longtemps ; dès 1889, l’Algérie ayant sans doute meilleure presse, vous étiez élu. Le suffrage universel vous est resté fidèle, puisque vous n’avez quitté la Chambre des députés qu’en 1914, pour devenir sénateur.

Le parti auquel vous aviez donné votre nom n’a jamais abandonné les siens ; il s’empressa de recueillir le vaincu du suffrage populaire que vous étiez en 1885 et, chose plus digne de remarque et d’éloge, d’utiliser votre jeune compétence. Il aurait pu vous nommer sous-préfet ; il vous confia, au ministère de l’Intérieur, la direction des services de l’Algérie. Ironie des choses ! C’était pour y pratiquer le système dit des rattachements contre lequel vous deviez vous élever plus tard avec tant de force et de raison. Du moins vous alliez voir à l’œuvre ce qu’un écrivain qui vous touche de près, l’héroïque Raymond Aynard, n’a pas craint d’appeler « l’incompétence affairée de Paris ». Aussi bien est-ce alors que, d’accord avec Jules Ferry et Paul Burdeau, vous avez préparé le plan de réorganisation de notre grande colonie qu’une fois élu vous avez eu le bonheur de faire prévaloir à la Chambre des députés.

Vous suivrai-je, Monsieur, dans votre carrière politique ? Dirai-je la part qu’à peine entré à la Chambre vous avez prise, de 1889 à 1893, aux travaux de la grande commission des douanes que présidait M. Méline, et où vous avez su jouer un rôle modérateur qui, dans la fièvre protectionniste d’alors, n’était pas sans courage ? Mentionnerai-je vos interventions fréquentes et heureuses dans les débats ardents que soulevait notre politique coloniale, et qui n’étaient pas uniquement, comme trop facilement on se l’imaginait, des querelles de parti ?

Ceux qui, comme vous, se prononçaient sans hésiter pour la plus grande France — Mgr Freppel l’évêque-député, l’évêque alsacien, était de ceux-là — se heurtaient à deux catégories d’adversaires.

Des politiques et des patriotes, hypnotisés, suivant un mot célèbre, par la ligne bleue des Vosges, entendaient que la France n’en détournât jamais ses regards et se ramassât sur elle-même. Les colonies, disaient-ils, disperseraient ses forces et ses ressources et seraient pour elle une cause de faiblesse quand sonnerait le clairon de la revanche.

D’autre part, les représentants d’une finance de médiocre envergure et de plus médiocre moralité avaient intérêt à écarter les capitaux des entreprises coloniales pour les attirer dans les mailles de leurs filets.

Aux premiers, vous avez opposé des raisons supérieures ; aux seconds, vous avez livré de vigoureux assauts.

« Tous les jours, disiez-vous, on flétrit éloquemment du haut de cette tribune les financiers sans scrupules qui drainent la petite épargne et dont la fortune est édifiée sur tant de ruines et de larmes. Qu’est-ce que cela prouve ? Qu’il y a de l’argent en France, beaucoup d’argent. Eh bien ! Gardez-vous de rejeter ces capitaux dans ces officines louches ; ne sentez-vous pas que le caractère national peu à peu s’y énerve et s’y déprime ? N’hésitez pas à leur offrir des débouchés nouveaux, à leur assurer d’honnêtes placements, à les diriger vers ces entreprises qui, au delà des mers, ajoutent à l’honneur et au prestige du nom français. »

Vous parliez là, Monsieur, le langage du bon sens et de l’honnêteté. Vous agissiez comme vous parliez.

Ministre des Travaux publics dans le cabinet Casimir Périer, vous avez réussi, par un rare esprit de justice et de décision, à terminer une grève qui, depuis plusieurs mois, désolait le bassin houiller du Nord et du Pas-de-Calais. Au cours de la séance mouvementée du 11 décembre 1893, vous teniez tête aux partisans de la lutte des classes déchaînés contre vous. Vous affirmiez la nécessité de certaines améliorations sociales, mais aussi la volonté de ne les réaliser que par les voies légales et les moyens pacifiques. Votre péroraison était une éloquente profession de foi.

« Nous resterons fidèles, y disiez-vous, aux principes en qui se résume le génie de la France moderne. Nous refusons absolument de substituer à la Déclaration des Droits de l’homme, cette page glorieuse de la Révolution, cette page admirable de l’histoire de l’humanité, je ne sais quelles conceptions nuageuses qui ont pris naissance de l’autre côté des frontières. Aujourd’hui, la République est fondée ; elle a poussé dans le pays des racines indestructibles ; défendons la Révolution. Mais continuons-la, développons son œuvre. Ce qui doit soulever notre blâme et nos protestations, ce n’est pas la hardiesse des idées, la hardiesse des réformes ou des conceptions, — et qui donc oserait poser des limites au progrès non ; ce que nous voulons combattre, c’est la prétention de détruire l’édifice sur lequel repose notre droit public moderne, c’est la prétention, au moment où les haines politiques s’atténuent et s’effacent, de faire germer sur notre sol les haines sociales et d’affaiblir ainsi, de briser l’œuvre de tant de siècles, ce qui fait notre force, notre fierté, notre espérance et la sauvegarde de notre indépendance : l’unité morale de notre pays. »

Cette foi enthousiaste aux principes proclamés en 1789 par l’Assemblée constituante, faut-il vous dire, Monsieur, que je ne la partage guère, et combien aujourd’hui, tant de gauche que de droite, l’ont répudiée ! Je me reprocherais cependant, si je n’avais pas cité vos paroles, d’avoir en quelque façon trahi votre pensée et donné de votre politique, de votre physionomie même, une image incomplète et inexacte. Votre idéal a été celui du plus grand nombre des hommes, de notre génération. Qu’à cet idéal se soit mêlée une part de chimère et d’erreur, les esprits les plus divers ne le contestent plus guère aujourd’hui. Le parti-pris seul pourrait cependant lui dénier ce qu’il contenait de généreux et en un sens de fécond, ce par quoi s’expliquent, non seulement la fascination qu’il a exercée et qu’il exerce encore sur des intelligences élevées, mais la puissance intime qui a fait de lui, pendant plus d’un siècle, le ferment des sociétés modernes et les a transformées.

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Jusque-là, Monsieur, la chance, si toutefois ce mot correspond à quelque réalité, vous avait bien servi. Vous étiez un homme et un politique heureux. Un mariage cher à votre cœur avait fait de vous le gendre d’un homme à qui sa haute intelligence, son sens avisé, son esprit aimable jusque dans la causticité, sa fortune même, et, plus que tout le reste, la sincérité de ses convictions et de ses croyances avaient valu l’estime et la confiance de tous les partis. L’un des plus jeunes ministres de la troisième République, n’ayant jamais cessé de monter, peut-être entrevoyiez-vous déjà dans vos rêves ambitieux, comme le terme probable de cette ascension continue, la magistrature suprême à laquelle plus tard vos amis devaient penser pour vous, cette présidence, objet de convoitises si âpres, encore qu’une longue tradition de défiance, plus que la lettre et l’esprit de la Constitution, l’aient dépouillée de presque tout pouvoir effectif.

C’est alors que survint brusquement dans votre vie le terrible accident qui faillit vous la ravir et qui, plus d’une fois par la suite, en a paralysé le cours. Une lourde voiture passant sur votre corps aux Champs-Élysées, provoqua de telles lésions que longtemps les médecins désespérèrent de les guérir ; et, s’ils y parvinrent, du moins furent-ils impuissants à empêcher vos blessures de se rouvrir à intervalles plus ou moins longs. D’où ces retraites qui ont parfois étonné l’opinion, naturellement maligne, et qui font simplement honneur à votre conscience.

Installé au cap d’Antibes, persuadé que l’activité politique vous était désormais interdite, vous vous fîtes horticulteur. En vain vous offrait-on des portefeuilles ministériels ; vous ne paraissiez plus friand que de récompenses pour vos œillets, vos roses et vos anémones. Vous aviez même refusé de poser votre candidature aux élections, de 1898 ; vous n’en fûtes pas moins réélu par vos fidèles concitoyens. Au bout de deux ans enfin, vous finîtes par céder aux instances du président du conseil Waldeck-Rousseau. Il vous confiait la haute et lourde fonction de gouverneur général de l’Algérie. De 1900 à 1911, cette mission devait vous être renouvelée, sauf durant une courte période où, à la suite de douloureuses épreuves, — la mort prématurée de Mme Jonnart, une nouvelle crise de santé, — M. Revoil, en plein accord avec vous, continua d’exécuter le programme que vous aviez tracé. En 1918 et 1919, l’Algérie vous rappela pour la troisième fois. C’est là, Monsieur, que vous avez donné toute la plénitude de votre mesure, comme administrateur et comme homme d’État.

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L’Algérie ! Il est une date dont on a pu dire déjà sans exagération et dont on dira plus tard avec encore plus de raison que, par tout ce dont elle a été le point de départ, elle dépasse en importance même les plus glorieuses de celles qui sont gravées sur les pierres de l’Arc de triomphe : le 14 juin 1830, date du débarquement des troupes de Charles X au promontoire de Sidi-Ferruch.

Ce jour-là, en effet, naquit, avec notre empire africain du nord, la plus grande France, seize ans après que, 1814 achevant ce qu’avait commencé 1763, s’était écroulée l’œuvre du génie colonisateur de nos pères.

Sans doute ni les gouvernements, ni l’opinion ne s’en rendirent d’abord pleinement compte, et souvent ils hésitèrent. Mais la logique des choses et l’intelligente persévérance de quelques hommes furent les plus fortes.

Aujourd’hui, c’était Sidi-Ferruch et Alger ; demain ce sera le Tell, Constantine, Oran ; après-demain, l’Atlas et puis le Sahara, avec ses oasis ; voici la Tunisie, voici le Maroc ; et par delà, le Sénégal et la Guinée, le Soudan, le Niger et le Congo ; « votre Far-West », disent parfois nos visiteurs américains comparant, étonnés, notre progression à la conquête même que leurs pères ont faite du continent américain.

Empire autrement vaste que ne le fut jamais l’Afrique romaine et d’assimilation singulièrement plus difficile, car l’Islam a passé par là.

Empire occupé, non par des tribus indigènes disséminées et déjà marquées du signe de la mort, comme celles de l’Amérique intérieure, mais par des populations, ou assez belliqueuses les unes, ou assez denses les autres, pour que le conquérant ne s’y sentît jamais ou tout à fait tranquille, ou tout à fait chez lui.

Empire dont la cohésion physique partit longtemps une chimère, chimère que le rail, l’automobile et l’avion vainqueurs transforment sous nos yeux en incontestable réalité.

La plus grande France, oui ; puisque les fils de cet empire ont mêlé leur sang à celui des enfants de la métropole, lorsque celle-ci fut en péril de mort.

Avec quelle fierté et quelle splendeur ne devrons-nous pas célébrer, dans cinq ans, le centenaire d’un événement qui contenait en germe tant de grandes et belles choses ! Quel hommage ne sera-t-il pas juste de rendre aux hommes qui ont su voir, vouloir, exécuter ! Au prix de quels efforts, vous le savez mieux que nous, Monsieur, puisque de ceux-là vous êtes.

Lorsque vous avez pris en main le gouvernement, l’Algérie, agitée par les luttes violentes de l’antisémitisme, souffrait d’un malaise profond dont notre confrère, M. Jules Cambon, en cette circonstance comme en d’autres, prophète véridique, avait dénoncé les causes et le danger.

Il s’agissait d’abord d’y rétablir l’autorité et pour cela d’en finir avec l’incohérence et l’infécondité du régime des rattachements qui confiait à des fonctionnaires parisiens éparpillés dans les divers ministères le soin de « traiter suivant les mêmes règles, avec une égale lenteur, les affaires de l’Algérie et celles de nos départements bretons ou picards ». Il fallait que le gouverneur général, sous le contrôle légitime du pouvoir central, redevînt le véritable chef des services algériens qui, depuis vingt ans, avaient pris l’habitude de l’ignorer. Il importait encore que le peuple algérien lui-même s’intéressât à ses affaires et pût former, en ayant le droit de les discuter librement, des plans à longue portée.

Tel fut l’objet de la loi du 24 décembre 1900 qui consacra l’œuvre de décentralisation administrative et financière dont le plan était depuis longtemps arrêté dans votre esprit.

Dès lors, l’Algérie connut la paix, la paix dans le travail, et cessa du même coup de mériter le reproche que, depuis l’origine, lui adressait la métropole, « d’être une mauvaise affaire ».

Libre de vos mouvements, fort de l’appui des Délégations financières et du Conseil supérieur, votre parlement, vous pouviez aborder le fond même de la question algérienne, tourment de vos prédécesseurs et principal objet de votre sollicitude ; faire de l’Algérie une terre vraiment française par le cœur et par la civilisation. Pour y parvenir, y implanter des Français, problème de la colonisation ; rapprocher de nous les indigènes, problème de l’assimilation.

Le fond même de la question algérienne, ai-je dit ; mais n’est-ce pas le cas de toute colonisation européenne ? En apparence, seulement. Que nous révèle le coup, d’œil te plus superficiel sur les grands empires anglo-saxons ? Ou a& population indigène y est presque nulle par rapport à la population immigrée, comme dans l’Amérique du Nord et l’Australie ; ou inversement la population conquérante ne compte pas numériquement par rapport à la population conquise et gouvernée ; telles les Indes.

En Algérie, la population européenne est nombreuse, la population indigène plus nombreuse ; toutes deux vivent sur le même sol sans se mêler. Et ce qui complique la difficulté, c’est que dans ce pays qui appartient à la France, — à la France qui, pour son malheur, n’a pas assez d’enfants, —la majorité des Européens n’est pas composée de Français. Si l’on n’assure pas la sécurité, l’avantage et, dans une certaine mesure, la prédominance du colon, l’indigène l’étouffera.

C’est ce qu’ont vu clairement, au milieu d’une indifférence trop générale, quelques hommes supérieurs dès le temps de Louis-Philippe, le duc d’Orléans, le duc d’Aumale, Clauzel, Soult, Thiers, et plus nettement que tous, le maréchal Bugeaud qui, avec une indomptable énergie, préconisa la colonisation par le peuplement français.

Conception qui prévalut à partir de 1871 et à laquelle, Monsieur, vous vous êtes attaché. Vous avez voulu, et ce fut l’objet du décret de septembre 1903, attirer les Français et les rendre maîtres du sol, « suivant un plan qui le couvrirait d’une longue chaîne de villages pouvant se soutenir mutuellement et dont chaque anneau constituerait un véritable bastion d’emprise et de défense française ».

Par un bel ensemble de travaux publics, par la création d’écoles de tout ordre, par la transformation des écoles supérieures d’Alger en une Université bien vivante, par cette exquise villa Abd-el-Tif, — la villa Médicis de nos peintres orientalistes, — vous avez manifesté et consacré la supériorité économique, -morale, intellectuelle du colon français.

« Voilà la terre algérienne conquise, disiez-vous à la Chambre des députés, le 21 décembre 1903 ; mais alors une redoutable question se pose devant la conscience française : nous avons conquis le sol, avons-nous conquis les âmes ? »

La conquête des âmes ? Les Romains ne s’en sont guère souciés et ils l’ont généralement accomplie par la seule supériorité de leur civilisation. Parmi les peuples modernes, beaucoup, et non des moindres, témoignent de la même indifférence. Le conquérant français, lui, se prend d’amour pour le vaincu ; il veut en faire un heureux. Souvent il 3, a réussi. Hélas ! il faut en convenir, en Algérie nos plus sincères avances n’ont pas foncièrement rapproché de nous le cœur de l’indigène ; il a pu nous servir fidèlement ; nous ne l’avons point assimilé.

Quelle est donc l’infranchissable barrière qui le sépare de nous ? Il n’en est qu’une : celle de la religion. Les populations du pourtour de la Méditerranée, si semblables entre elles aux temps antiques, ont méconnu leur originelle fraternité et suivi des voies divergentes, à partir du jour où l’Islam se fut assujetti par la force les habitants des côtes orientales et méridionales du mare nostrum des Romains, laissant au christianisme ceux du Nord et de l’Ouest.

L’Islam, voilà le grand obstacle, celui que n’ont connu ni les Romains, ni les Espagnols, ni les Portugais de l’Amérique du Sud, ni les Anglais de l’Amérique du Nord. Est-il vrai, comme le disait Bugeaud, que, si l’on faisait bouillir dans la même marmite jusqu’à la fin du monde le musulman et le chrétien, ils ne se mélangeraient jamais ? Toujours est-il qu’en dehors de la marmite ils ne se compénètrent pas et ce n’est pas la faute des chrétiens.

Dès l’origine, le disciple de Mahomet a pris, vis-à-vis du reste du monde, une attitude d’irrévocable sécession. Le croyant doit être le maître de l’infidèle ; si Dieu permet la défaite du croyant, celui-ci s’inclinera devant la fatalité ; mais il attendra, imperturbable, sa revanche dans ce monde et dans l’autre, lançant cinq fois par jour aux chrétiens, du haut de ses minarets, le défi de sa négation du Fils de Dieu et celui de ses anathèmes. D’autant plus redoutable qu’il connaît les rivalités des puissances chrétiennes et qu’il en attend sa délivrance. Peu d’années avant 1914, lorsque des bruits de guerre européenne commencèrent à courir, les écoliers kabyles disaient à leurs camarades français : « Maintenant, ce sont nos pères qui vont commander aux vôtres. »

Or, la religion de Mahomet a prétendu régler, et pour jamais, le tout de l’homme, jusqu’aux moindres détails de sa vie domestique et civile ; elle saisit l’être tout entier et, ne s’accommodant pas, comme le christianisme, du changement et du progrès, elle immobilise cet être et le fige dans sa farouche attitude.

En vain des politiques et des penseurs à courte vue avaient escompté l’effondrement de la grande muraille par la ruine de toute religion. La guerre mondiale et ses suites ont démontré aux plus sceptiques que la religion demeure la plus puissante et la plus incoercible des forces.

Ce n’est pas par de vaines formules telles que celle-ci : « La France est une grande puissance musulmane », que l’on persuadera aux fils de l’Islam que la France peut être autre chose qu’une grande puissance chrétienne qui règne sur de nombreux sujets musulmans.

À ceux-ci, elle doit la justice, la charité, le respect de .leurs droits, et tous ceux des bienfaits de notre civilisation qui leur sont accessibles. Par là seulement, elle peut les rapprocher d’elle, autant qu’il est possible, et les amener à une coopération qui préparera l’union des âmes ; mais celle-ci ne pourra jamais se réaliser que dans l’accord sur les principes essentiels.

Grands devoirs dont vous avez eu, Monsieur, la parfaite intelligence. Vos instructions à tous vos subordonnés ne se résument-elles pas en cette phrase : « Faites en sorte que les derniers venus dans la grande famille française ressentent chaque jour le désir de vivre à nos côtés. »

Toutes les mesures que vous avez prises pour améliorer la condition matérielle, morale et même politique des indigènes se sont inspirées de cet esprit.

Cette politique et cet esprit, puis-je ne pas le signaler en passant, vous les avez transmis au grand soldat qui, sept années durant, fut votre subordonné, le colonel, le général, maintenant le maréchal Lyautey, que vous avez introduit au Maroc et soutenu contre toutes les critiques, parfois avec une belle crânerie. Un trait seulement. C’était en 1904. Pour des motifs supérieurs et urgents, Lyautey venait d’occuper un poste indispensable à la sécurité de notre frontière, mais dont on ne savait pas très bien s’il appartenait à l’Algérie où au Maroc. Grand émoi à Paris et bientôt ordre d’évacuer. Or, de nombreuses tribus étaient venues se mettre à l’ombre de notre drapeau et la parole de la France leur avait été donnée. Le général l’écrit à Paris et déclare qu’en aucun cas il ne se chargera d’exécuter une aussi fâcheuse décision. Momentanément absent de l’Algérie, vous étiez en Hollande lorsque vous apprenez l’incident. Sans perdre une minute, vous envoyez au président du Conseil, qui s’appelait Émile Combes, un télégramme ainsi conçu : « C’est par mon ordre que le général Lyautey a agi (ceci n’était pas tout à fait exact) ; j’approuve tout ce qu’il a fait ; si l’ordre d’évacuation est maintenu, je repars pour aller m’installer à son poste à côté de lui. »

« Quand un chef a fait cela, disait, huit ans plus tard, le général Lyautey, on lui reste attaché pour la vie et on lui voue une confiance sans bornes. » Nous avons le droit d’ajouter, en pensant à l’œuvre civilisatrice qui s’est accomplie au Maroc : on l’imite et on le continue.

Au mois de décembre 1912, vous donniez une conférence à l’École des Sciences politiques ; j’y relève ces mots qui la concluent :

« La sécurité de notre empire dépend des directions données à la politique musulmane. Défiante et maladroite, cette politique nous exposerait à de périlleuses complications le jour où nous aurions besoin pour une lutte suprême de toutes nos ressources et de toutes nos forces. Ferme, bienveillante et juste, elle nous prépare de magnifiques réserves d’hommes ; elle participe à l’accroissement de notre puissance militaire en même temps qu’au rayonnement de notre civilisation, c’est-à-dire au prestige et à la grandeur de la France. »

Cinq années s’écoulent ; nous sommes à la fin de 1917 depuis août 1914, la France tient ; quelques-uns pourtant commencent à désespérer de la victoire ; un souffle mauvais a passé sur la nation et sur son armée. Il atteint, porté par la propagande allemande, jusqu’aux extrêmes tribus de l’Algérie ; elles ont fourni des milliers et des milliers d’hommes à la défense de notre patrie ; elles sont lasses et, çà et là, commencent à s’agiter.

Vous veniez, Monsieur, de remplir à Athènes la mission dont vous avaient chargé les puissances alliées. M. Clémenceau, comptant sur les souvenirs que vous aviez laissés à Alger, vous prie d’y retourner une fois encore : « Ne me demandez pas de soldats, vous dit-il, mais faites en sorte de m’en envoyer le plus possible. » Débarqué à Alger au milieu de janvier 1918, vous vous mettez aussitôt en relation avec les chefs indigènes ; en deux mois, vous obtenez une nouvelle levée de 70 000 hommes dont 20 000 pour les usines et 50 000 pour l’armée, l’armée qui, après la suprême épreuve de mars et de juin, va remporter la victoire. À cette noble fidélité, vous avez répondu par le Statut des indigènes que consacrèrent les lois d’août 1918 et de février 1919. Votre œuvre algérienne était consommée.

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La guerre, Monsieur, vous l’aviez vue venir. Chargé des Affaires étrangères dans le premier ministère constitué par M. Poincaré, président de la République, vous n’aviez pas tardé à acquérir la certitude qu’elle sortirait du conflit balkanique et que les Empires centraux cherchaient plutôt qu’ils ne fuyaient les occasions de la déchaîner. Vous avez su éviter les pièges qu’ils nous tendaient et donner, à l’occasion, des conseils de prudence à notre grande alliée, la Russie.

Mais, justement inquiet de la disproportion entre nos armements et ceux de l’Allemagne qui croissaient tous les jours, vous vous êtes prononcé, en dépit de la proximité des élections générales, pour le dépôt immédiat du projet de loi qui portait à trois ans la durée du service militaire. Heureuse et salutaire résolution ! Ne sera-ce pas le plus beau titre d’honneur devant la postérité de notre confrère M. Barthou que de l’avoir soutenue et fait triompher ?

La guerre engagée, le front d’occident stabilisé après les batailles de la Marne et de l’Yser, d’un coup d’œil génial, un de nos hommes d’État avait vu que la décision pourrait être obtenue plus facilement en Orient, où l’équilibre des forces opposées était beaucoup moins stable. L’exécution, par malheur, n’avait pas répondu à la hardiesse de la conception. De graves erreurs avaient été commises, dont il ne paraît pas encore possible de dire qui de la Russie, de l’Angleterre ou de la France porte la principale responsabilité. La Turquie avait lié sa cause à celle de l’Allemagne et on lui avait laissé le temps de se préparer, sans agir contre elle ; la Bulgarie - nous avait longuement dupés et, avant la fin de 1915, s’était ouvertement tournée du même côté ; la Serbie gisait écrasée ; en août 1916, la Roumanie avait joint ses armes aux nôtres, beau succès diplomatique, suivi des pires désastres militaires. Restait la Grèce. Au début de la guerre, un ami de l’Entente la gouvernait, M. Venizélos, qui, moyennant certaines garanties, se déclarait prêt à agir. Trente mois plus tard, Venizélos était chassé, bien qu’il eût conservé la majorité ; le roi Constantin avait impudemment violé le traité qui le liait à la Serbie ; il avait livré aux Bulgares le fort de Rupel et la Macédoine orientale ; notre armée de Salonique, décimée par les fièvres paludéennes, risquait, au jour où l’armée grecque l’attaquerait ouvertement, d’être jetée à la mer ; à Athèness les venizelistes étaient arrêtés, dépouillés, torturés, un amiral français assiégé au Zappeion ; des marins français massacrés dans les faubourgs et au cœur même de la capitale, victimes du plus infâme guet-apens. Au nom du Roi, le ministre de la Guerre adressait aux troupes grecques « ses félicitations pour leur conduite exemplaire durant les journées inoubliables des 1er et 2 décembre 1916 ».

Affront d’une singulière gravité qui fait douter les neutres même de notre espoir de vaincre !

La déposition du roi Constantin s’impose. Sans retard, M. Briand réclame de nos Alliés leur consentement à cette mesure radicale et nécessaire. Ceux-ci hésitent et tergiversent ; trois mois se passent ; la révolution russe éclate, le ministère Ribot succède au ministère Briand. Et voici, Monsieur, que vous intervenez au Sénat ; à la Commission des Affaires extérieures, vous présentez un important rapport sur notre politique : « C’est le moment, dites-vous, d’envisager la nomination à Athènes d’un mandataire unique des puissances protectrices, ramassant entre ses mains les rênes éparses du char de l’Entente, capable d’assurer aux résolutions des Alliés, l’esprit de suite, la fermeté et la dignité. » L’unanimité des voix vous approuve.

Mais ce mandataire accepté de tous, où le trouver ? Président de la Compagnie du canal de Suez, vous collaborez d’une façon constante avec les administrateurs britanniques ; vous comptez en Angleterre de hautes et solides amitiés ; le roi Édouard VII vous a naguère témoigné la sienne, au cours du retentissant voyage qu’avec S. M. la reine Alexandra il accomplit en Algérie, pour répondre à la provocation de son neveu l’empereur Guillaume devant Tanger. Le gouvernement anglais vous agrée et les autres, avec une inégale bonne volonté, inclinent au même parti.

Non sans quelque peine, on se met d’accord sur les instructions que vous devez exécuter ; elles prévoient des mesures successives. Vous quittez Paris le 1er juin 1917.

Des mesures successives, n’est-ce pas laisser à Constantin le temps et les moyens d’organiser la résistance, et donc courir le risque même qui a abouti au désastre de l’année, précédente ? Au fur et à mesure que vous avancez dans votre voyage, l’évidence se fait à vos yeux. Vous ne frapperez qu’un seul coup, mais il sera formidable. S’il échoue, vous vous perdez vous-même ; s’il réussit, c’est le succès décisif. Rien ne peut plus vous arrêter, pas même la certitude acquise à la dernière heure que de nouvelles divergences se sont élevées entre les Alliés.

Le 7 juin, vous êtes à Salonique et vous arrêtez avec le général Sarrail les dispositions militaires, avec M. Venizelos les mesures politiques. Le 9 au soir, sur le Bruix, au Pirée, vous attendez le serviteur fidèle et clairvoyant de la Grèce, de la monarchie, du roi, M. Zaïrois, qui, pour le bien de son pays, consentira à vous apporter le précieux concours de son esprit sage et conciliant. Des larmes coulent de ses yeux ; mais il engage sa parole ; il priera le souverain de s’incliner devant l’ultimatum catégorique qui lui sera présenté ; il maintiendra l’ordre public. En vain Constantin cherche-t-il à se débattre ; au bout de 24 heures, il abdique et, le surlendemain, il quitte la Grèce. Son fils Alexandre lui succède et rompt avec les Puissances centrales. Quinze jours après, M. Venizélos rentre à Athènes et reprend le pouvoir. L’unité du royaume hellénique est restaurée. L’armée d’Orient, tirée du péril, peut attendre le jour où, sous le commandement de Franchet d’Esperey, elle commencera sa marche victorieuse vers le Danube. Et tout cela s’est fait en cinq semaines, sans qu’une goutte de sang ait été versée.

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Quel ne fut pas le prestige de la France dans les deux années qui suivirent l’armistice du 11 novembre 1918 ! Il faisait bon alors remplir quelque mission à l’étranger. À travers toute l’Europe centrale, comme au temps de l’épopée napoléonienne, et jusqu’en Orient, du Rhin au Danube, du Danube à l’Archipel et par delà le Liban, on rencontrait des postes de soldats français. De jeunes nations gravitaient dans notre orbite. Et cette supériorité n’était pas le fruit d’une injuste conquête, mais bien d’une victoire du droit.

L’heure semblait venue pour notre pays de retrouver la plénitude de son patrimoine moral, convint il avait reprit ses frontières, et de rétablir entré tous set enfants la paix qu’au prix de leur sang, versé en commun, ils venaient de donner au monde.

Au même moment, la Rome des Papes voyait accourir vers elle des représentants de toutes les nations. Benoit XV, avant de s’éteindre prématurément, prenait sans orgueil la plus complète revanche des récriminations douloureuses ou amères, voire dés hautaines sommations qui, des deux camps apposés, étaient montées vers lui pendant la crise sanglante. Alors il était demeuré le Père commun ; maintenant, dans l’accalmie des passions, on l’avouait et on lui en savait gré. Il se montrait le prince de la paix et les peuples, avides de pacification, regardaient avec gratitude et espoir du côté de la chaire de Pierre.

La France victorieuse, appelée à jouer un rôle de choix dans l’organisation de l’Europe nouvelle, la France missionnaire et propagatrice de la civilisation chrétienne à travers le monde, la France encore toute vibrante de l’union sacrée qui s’était faite entre les partis, comprenait ou sentait confusément qu’elle ne pouvait plus longtemps se tenir hors de « ce lieu qui, comme le disaient les Instructions de nos rois, en même temps qu’il est le centre de la catholicité, est aussi la ville de tous les peuples ».

Les plus clairvoyants de nos hommes d’État estimèrent en effet qu’après seize années d’absence il convenait que la France reprit sa place traditionnelle près du chef de cette Église dont elle avait été proclamée la fille aînée.

Pour renouer le lien, c’est vers vous, Monsieur, que, dès 1920, le gouvernement de la République tourna les yeux et c’est vous que l’année suivante, d’un geste hardi, désigna M. Briand. Les hautes fonctions que vous aviez remplies, l’importance de votre situation politique, la fermeté de votre attachement aux institutions républicaines, votre esprit de sagesse enfin, donnaient à votre mission une particulière autorité. Rome répondit en envoyant à Paris l’un de ses plus éminents diplomates qui, depuis quatre ans, occupait avec distinction le poste élevé de Secrétaire des affaires extraordinaires : familiarisé avec la démocratie du Nouveau Monde, la nôtre ne devait pas l’effaroucher.

Comment alliez-vous comprendre votre rôle d’ambassadeur ?

L’ancien régime voulait qu’un tel personnage, se fît remarquer « par la dignité qu’il mettrait dans sa représentation, par la pompe et le faste qu’il déploierait, afin de faire impression ». Et la plupart se montrèrent en effet magnifiques, sans excepter ceux qui étaient hommes d’Église. Qui ne sait que le cardinal de Polignac avait fait de son palais un musée et une académie, où il siégeait commodément assis en un fauteuil ; et « autour de lui, si j’en crois les Mémoires du cardinal de Bernis, une infinité d’oreilles, de petites oreilles de femmes, de grandes oreilles de philosophes, des oreilles de théologiens, d’antiquaires et d’artistes. » Au bas du tableau qui l’eût ainsi représenté, on eût écrit : Le Paradis du cardinal de Polignac.

Avez-vous trouvé votre paradis dans ce grandiose palais Borghèse où vous installâtes l’ambassade, en attendant le don royal d’un grand seigneur qui unit dans son cœur comme dans son sang la France et l’Italie ? Je ne saurais le dire. Mais je me suis laissé conter qu’au cours d’une de vos premières audiences, Benoît XV vous aurait recommandé de ne pas laisser fléchir le bon renom de la cuisine française, celle du cardinal de Bernis, dont S. S. le pape Pie IX disait « qu’elle était encore à Rome en odeur de sainteté ».

À quoi bon le rétablissement de cette ambassade ? a-t-on répété avec dédain en ces derniers temps. En effet, à quoi bon des relations avec un souverain qui commande, sinon au corps, du moins à l’âme de trois cents millions de sujets, croyants dont, par un mot, il peut incliner le jugement dans un sens ou dans l’autre, à une époque où l’opinion est reine ? À quoi bon quand ce souverain, voulût-il se confiner dans son rôle spirituel, ne peut éviter, pour sauvegarder les intérêts religieux qui lui sont confiés, de recourir à des moyens humains, c’est-à-dire d’avoir une politique extérieure ? À quoi bon, quand d’autres nations, à commencer par celle où siège la papauté, tentent de suprêmes efforts pour substituer dans l’univers, avec le concours de la Propagande dont elles dépendent, leurs missions aux nôtres, et, par leur missions, leur influence politique et morale ?

Au surplus, Monsieur, les faits ont répondu. Vos négociations, couronnées sur quelques points par celles de votre distingué successeur, si elles n’ont pu, en deux années, réparer tous les effets d’une longue carence, ont apporté à la France de précieux avantages. Des paroles augustes dont l’adversaire aurait pu se prévaloir ont été suivies d’un commentaire conforme à nos désirs. Grâce à une interprétation à la fois canonique et légale, l’interminable et douloureux conflit qui maintenait pour ainsi dire l’Église de France hors la loi a trouvé une issue pacifique. Un certain droit de regard, qui ne porte nulle atteinte au principe de la séparation des deux pouvoirs, a fourni au gouvernement français le moyen de formuler à temps ses objections contre des nominations épiscopales qui lui paraîtraient dangereuses au point de vue politique. En Rhénanie, dans la Sarre, et jusque dans la Ruhr, la juridiction d’un évêque français a remplacé celle des évêques allemands sur nos troupes, nos fonctionnaires, nos écoles. Au Maroc où, depuis le XIIIe siècle le gouvernement spirituel des catholiques était exercé par des franciscains espagnols, un vicaire-apostolique de nationalité française a été mis à la tête de la hiérarchie ecclésiastique, dans la zone immense de notre protectorat. À Bagdad encore, malgré l’active opposition d’un autre gouvernement, un délégué-apostolique français a été nommé. Et si, en Palestine et aux Lieux-Saints, nous avons laissé échapper nos privilèges traditionnels, c’est à notre propre défaillance, et à elle seule, qu’il faut s’en prendre. En revanche, vous avez su grouper autour de la France amie les représentants de la Petite Entente, jusque là un peu isolés au Vatican. Résultats importants qui justifient l’ambassade et honorent l’ambassadeur.

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Sur ce terrain du rapprochement entre la France et le Saint-Siège, vous vous rencontriez, Monsieur, avec le grand citoyen à qui vous succédez ici. Vous-même nous l’avez rappelé : au lendemain de son élection à la présidence de la République, il ne craignit pas de vous déclarer qu’à ses yeux c’était la première question à résoudre.

Cette question, l’histoire dira quelle place elle a tenue dans l’élection présidentielle de janvier 1920. L’attitude qu’avait adoptée Paul Deschanel détermina la plupart des membres catholiques du Parlement à lui donner leurs voix, non seulement au scrutin triomphal de Versailles, mais au scrutin préparatoire, qui fut décisif, puisqu’il rendit impossible toute autre candidature.

Attitude commandée à M. Deschanel par l’heureux calcul d’une ambition prévoyante ? Gardons-nous de le penser. Elle se rattachait étroitement à tout l’ensemble de ses conceptions politiques.

Élevé dans le culte de la République, persuadé de plus que la division des partis rendait toute restauration impossible, il tenait la monarchie pour un système périmé dans ce pays qui, durant tant de siècles, lui avait été passionnément fidèle. En tout le reste, il était l’homme de la tradition nationale, tradition qu’il ne croyait point incompatible avec le régime nouveau et où il voyait le gage de la grandeur de la France. C’est là ce qui a fait l’unité et la beauté de sa vie.

Il me souvient de l’avoir vu au temps de sa brillante jeunesse, de l’avoir entendu, causeur étincelant et fécond, dans le salon si accueillant d’une femme exquise, fille du maréchal Davout, la marquise de Blocqueville, qui associait à la grâce de l’ancien régime un esprit ouvert à tous les problèmes contemporains. Charmant, mais superficiel et trop mondain, murmuraient autour de lui certaines personnes graves. Cependant, il était déjà l’homme qui avait adressé à tous ses administrés de Dreux le plus éloquent appel à la réconciliation des partis, le député qui traitait à la Chambre avec compétence les plus sérieux problèmes de la politique étrangère et de la défense nationale.

Persuadé qu’un jour plus ou moins prochain la France se retrouverait aux prises avec son redoutable vainqueur de 1871, Paul Deschanel fut, même au moment des luttes intérieures les plus âpres, l’apôtre de l’union et d’un patriotisme supérieur à tous les intérêts de partis.

Lorsqu’au début de la guerre, au lendemain de l’assassinat de Jaurès, montrant les adversaires du grand orateur unis à ses amis pour s’incliner devant la tribune en deuil, il s’écria : « Mais que dise ? Y a-t-il encore des adversaires ?... Dion, il n’y a plus que des Français, des Français qui, depuis quarante-quatre ans, ont fait à la cause de la paix tous les sacrifices et qui aujourd’hui sont prêts à tous les sacrifices pour la plus sainte des causes : le salut de la civilisation, la liberté de la France et de l’Europe ! » ces paroles n’étaient que l’explosion d’une pensée constante, toujours identique à elle-même.

Les avertissements qui, de 1915 à 1919, ne cessèrent de tomber de sa bouche éloquente sont tous frappés au même coin. Il semble qu’il ait prévu le retour des erreurs d’avant-guerre, les humiliantes réactions contre l’état sublime où la grande épreuve nous avait élevés, tant ses leçons reprennent d’angoissante actualité.

Aux Instituteurs il écrit : « Faites descendre vos élèves du royaume de la chimère ; faites-leur toucher du doigt la réalité vivante, notre histoire, notre chair et notre sang ; d’abord cette grande politique si habile, si avisée de l’ancienne France pour laquelle vous, instituteurs républicains, vous n’inspirerez jamais assez d’admiration à vos élèves, cette politique, qui tantôt brisait par les armes le cercle de fer de la monarchie universelle, tantôt défendait les libertés germaniques et la nôtre contre l’oppression des dynasties ambitieuses. »

Hélas ! on réclame aujourd’hui le droit de ne plus enseigner l’histoire à l’école !

Autre avis aux Maîtres de la jeunesse : « Nous devons détruire dans l’esprit de la démocratie française, et cela dès les jeunes années, de mortels sophismes. Par exemple : Parce qu’on prévoit la guerre, on veut la guerre, on la provoque ; et : parce qu’on hait la guerre, il faut détruire l’armée. Une France toujours puissante, une France toujours prête, voilà la première garantie du droit et, par conséquent, le premier objet de l’enseignement national. »

Dans cette salle même, au nom de l’Académie française, le 25 octobre 1916, il lit cette page admirable : les Commandements de la patrie, où il entrevoit les chimères du faux pacifisme qui trop tôt reprendra sa dangereuse offensive : « Un peuple dont la vertu militaire décline est condamné à mort. Certes, contre l’Allemagne, nous continuerons à défendre l’arbitrage : n’eût-il empêché qu’une guerre, il serait sacré ; mais il suppose une sanction, donc une force. Cette force, tout ce qui ne veut pas subir le joug doit travailler à l’organiser. En attendant, pour garantir le droit, nous et nos alliés, ne faisons qu’un et restons forts ! »

De telles paroles ne valent-elles pas pour 1925 autant que pour 1916 ?

D’une main courageuse, il touche nos plaies les plus profondes. Au Congrès de la natalité de Nancy : « Notre victoire sur l’ennemi, dit-il, serait bientôt suivie d’un irréparable désastre si nous n’en remportions pas une autre sur nous-mêmes. Français, nous n’avons pas eu peur de la mort ; aurez-vous peur de la vie ? Le sang que vous avez répandu sur le champ de bataille, n’oserez-vous plus le transmettre aux générations ? La France, par delà les tombes, cherche des berceaux ; resterez-vous sourds à sa prière ? Vous avez accepté de mourir en soldats ; refuserez-vous de vivre en citoyens ? »

Il n’est pas jusqu’aux imprudentes tentatives d’une outrancière assimilation de l’Alsace, ramenée au sein de la mère-patrie, contre lesquelles il ne nous ait mis en garde. Ne lisons-nous pas ces lignes riches d’une sagesse préventive dans la préface qu’il mit en tête du livre de Rodolphe Reuss : « La France et l’Alsace à travers l’histoire » ? Louvois, qui venait d’adopter en France le me des dragonnades, résista en Alsace au zèle parfois excessif de certains catholiques et s’opposa aux conversions par force. Contraste saisissant entre les persécutions qui affligeaient la France et la paix religieuse qui régnait en Alsace. La révocation de l’Édit de Nantes ne fut pas étendue à cette province... Ne pas toucher aux choses d’Alsace, telle fut la maxime de la royauté française. Là fut le secret de sa force. »

M. Deschanel tire lui-même la conclusion : « Ceux qui rendront l’Alsace-Lorraine à la France devront se rappeler l’exemple de nos pères, respecter jalousement les coutumes, les traditions, les croyances des populations revenues à la patrie, maintenir l’originalité et l’unité spirituelle de l’Alsace. »

Ainsi parlait notre éloquent et clairvoyant confrère, aux heures où la victoire flottait encore incertaine, quelle que fût notre confiance dans le triomphe final d’une cause que nous savions juste et pour laquelle le sang le plus pur coulait à flots.

Que nous dirait-il aujourd’hui, tandis que, sur tant de points, se réalise ce qu’il avait appréhendé ? Vraisemblablement, d’accord avec beaucoup d’entre nous, qu’en dépit des apparences il n’est plus que deux partis face à face : d’un côté, ceux qui sont fermement résolus à sauvegarder, tout en favorisant ses transformations légitimes, cette civilisation traditionnelle de la France, pour laquelle nos héros ont donné leur vie ; de l’autre, ceux qui,, séduits par l’esprit de chimère ou d’envie, travaillent à la détruire, graduellement ou par de brusques secousses, sans vouloir s’avouer qu’à sa place ils n’établiront qu’une forme, odieuse entre toutes, de la barbarie et que la France risque de mourir de leurs expériences. Et je crois bien qu’à l’image d’Hippolyte Taine, arrivé au terme de ses études sur les Origines de la France contemporaine, il conclurait que « le vieil Évangile est encore le meilleur auxiliaire de l’instinct social » ; et de cette vérité il tirerait les conséquences nécessaires. Conclusion qui, à mon sens, s’imposera tôt ou tard aux vrais amis de l’ordre.

J’ai rappelé, Monsieur, les services qu’au cours de votre carrière vous avez rendus à la patrie. Elle en attend encore de vous. La statistique nous apprend — pardonnez, si je cède une dernière fois à mon innocente manie d’historien — qu’aux personnages qui ont eu le privilège d’unir les deux titres d’ambassadeur auprès du Vatican et d’académicien est souvent accordé par surcroît celui d’une longue vie : le cardinal de Polignac et Chateaubriand ont atteint quatre-vine ans, le cardinal d’Estrées quatre-vingt-sept, le duc de Saint-Aignan quatre-vingt-douze. Imitez-les, Monsieur ! Ce sera sûrement pour le plaisir de ceux d’entre nous auxquels il sera donné de survivre. Que ce soit surtout pour le bien de la France ! Et de quoi donc aurait-elle plus grand besoin, contre les utopistes acharnés à la perdre dans le sein de l’humanité, que de l’effort commun des hommes d’expérience et de bonne volonté qui gardent le sens exact de ses traditions historiques et de sa providentielle destinée ?