Qu’est-ce que l’action culturelle française à l’étranger ?

Le 7 mars 2011

Xavier DARCOS

Qu'est-ce que l’action culturelle française à l’étranger ?

par M. Xavier Darcos

séance du lundi 7 mars 2011

 

Chacun de vous le sait par expérience, pour l’avoir observé ou pour y avoir participé : la France possède un immense réseau culturel, varié, ancien et presque sans équivalent. Et pourtant, si j’en juge par ma propre expérience, il faut reconnaître que se ressent souvent, parmi les acteurs de notre réseau culturel, une forme de lassitude. D’un certain point de vue, cette lassitude est facilement compréhensible : elle s’explique d’abord par le poids des questions matérielles qui touchent l’ensemble des services de l’Etat – restrictions budgétaires, rationalisation des services, puis regroupement au sein d’une agence unique, l’Institut français. Mais tout laisse à penser que ce sentiment d’abandon est plus profond, comme si la nouvelle donne internationale rendait obsolètes les méthodes de naguère et obligeant à reconsidérer l’ensemble de notre politique culturelle à l’étranger.

Derrière la lassitude, je lis surtout l’incertitude, le besoin de clarifier le sens de l’action culturelle française à l’étranger, de lui fixer un cap raisonnable. Car le monde dans lequel se déploient nos réseaux culturels n’est plus celui de ses fondateurs. Nous vivons à l’heure de la diversité infinie des échanges, de l’Internet, des bouquets télévisuels, de l’internationalisation de nos sociétés, de la facilité des déplacements. De même, l’instabilité des territoires concernés (pays émergents, Afrique francophone, Maghreb) fragilise nos stratégiques. Nous en avons actuellement une évidente preuve dans le pourtour méditerranéen. Il nous faut donc nous interroger. Et nous demander : dans ce contexte nouveau, quelles missions devons-nous sauvegarder ? Sur quels projets nos efforts doivent-ils porter ? Quels buts pouvons-nous atteindre ?

A cette première question fondamentale s’ajoute aussitôt une seconde : que faire, face à la domination américaine, accentuée par les révolutions technologiques des deux dernières décennies ? Tout homme au monde semble avoir désormais deux cultures : la sienne et l’américaine. Très fortement ressentie dans nos réseaux culturels, qui y voit un combat de David et Goliath, cette situation oblige à cerner les effets de la mondialisation culturelle : se traduit-elle seulement par une uniformisation (en fait, par une américanisation), ou permet-elle malgré tout de préserver les diversités, en leur donnant les moyens de se faire connaître dans le monde entier ? Ce débat occupa l’Unesco, on s’en souvient. Les pays du Tiers Monde s’y engagèrent fortement et, finalement, seuls les États-Unis (et Israël) refusèrent de ratifier la convention sur la diversité culturelle. Mais la France est ici concernée au premier chef.

Ces débats ne cessent de donner lieu à de nombreuses publications. L’une d’entre elle a peut-être attiré votre attention : je pense au livre récent d’Olivier Poivre d’Arvor, Bug made in France. Ou l’histoire d’une capitulation culturelle. Le sous-titre est étonnant : l’auteur, directeur de Cultures-France pendant les dix dernières années, est bien placé pour expliquer la politique menée, peut-être moins pour la critiquer. En gros, la France serait incapable de résister à l’américanisation culturelle parce qu’elle est victime d’un nouvel épisode de la Querelle des Anciens et des Modernes : d’un côté, une conception purement muséale de la culture française ; de l’autre, la vraie flamme créatrice, sans cesse ravivée par l’invocation incantatoire à l’âge d’or mitterrandien.

Il me semble que la réalité est plus subtile – et au fond moins politicienne : il est insensé de vouloir choisir entre le patrimoine et la création lorsqu’on doit penser globalement la place de la culture française dans le monde. Soixante millions de visiteurs viennent chaque année en France, et d’abord pour son rayonnement culturel : ils n’ont besoin de personne pour y être motivés, mais le fait que l’art français fasse l’objet de plus d’expositions qu’aucun autre pays dans le monde y est peut-être pour quelque chose. Là est notre rôle. De même, les créateurs, les artistes et les professionnels de la culture agissent internationalement, se rencontrent partout, et ils n’attendent pas forcément tout de nos centres culturels. Mais ils sont heureux qu’un attaché culturel leur ait, un jour, donné de bons conseils pour débuter dans un pays étranger. C’est aussi notre rôle.

Pour ordonner notre réflexion, il convient d’abord de réfléchir à notre héritage, puis à quelques grands enjeux actuels, et enfin à l’évolution des outils dont notre pays doit disposer.

 

I. L’héritage

 1. Pas de nostalgie

D’abord, il faut pouvoir parler de l’héritage sans nostalgie. La tentation est grande, il faut bien le reconnaître. Marc Fumaroli a magnifiquement évoqué, dans son recueil Quand l’Europe parlait français , le règne de la France sur les esprits grâce à l’usage généralisé de sa langue parmi les élites du XVIIIe siècle. La pensée inventive, l’esprit de conversation, l’attitude critique ne pouvaient s’exprimer que dans la langue de Voltaire. Au fond, le dessein du Grand Siècle, incarné par « les quarante » de l’Académie française, paraît avoir réussi au Siècle des Lumières : la langue française s’est élevée au rang de langue classique de l’Europe, elle était reconnue comme équivalent moderne du latin des Anciens. Peu de pays ont un tel passé. C’est même, sans doute, sans égal. Mais la nostalgie est inutile, nuisible même, si elle ne doit pas aider l’action aujourd’hui.

Nous ne sommes plus à l’époque où venaient étudier ou enseigner à Paris les meilleurs esprits de la planète. Ils prennent désormais le chemin des États-Unis, de la Chine, de Singapour – même si la France reste le quatrième pays au niveau mondial pour l’accueil et la formation des élites étrangères, en dépit d’une politique des visas très restrictive. Notre influence culturelle n’est plus assurée par l’essaimage de nos grands intellectuels, autrefois réclamés par les cours étrangères : Diderot en Russie, auprès de Catherine II ; Voltaire à la cour de Prusse, conseiller de Frédéric II. Nous ne créons plus de chaires universitaires dominantes dans de grands pays, comme le Brésil qui accueillait en 1945 Roger Caillois ou Claude Lévi-Strauss. Certes, nous prenons pied dans les pays du Golfe, comme le montre la Sorbonne à Abu-Dhabi. Mais nous reculons sensiblement en Afrique.

Je ne dis pas que nos écrivains et penseurs soient ignorés, surtout dans le domaine des sciences humaines, ni que nos artistes ne voyagent plus, notamment nos architectes. De même, nous rencontrons encore à travers le monde des personnes qui vouent à la France une profonde reconnaissance, parce qu’à un moment décisif de leur vie, une bourse d’étude ou l’invitation d’un centre culturel a déterminé leur carrière. Mais il est devenu de moins en moins fréquent – chacun d’entre nous peut s’en rendre compte au cours de ses voyages – que les élites étrangères aient une connaissance approfondie de la langue, de la culture et du savoir-vivre français. Elles trouvent même, parfois, notre prétention universaliste arrogante.

 

2. Un peu d’histoire

La « diplomatie culturelle », comme aspect essentiel de l’action extérieure de la France, a déjà une longue histoire. Elle s’est développée dès le XIXe siècle, d’abord comme un moyen d’influence, fondé sur notre langue, sur les écoles et sur les coopérations universitaires.

Les centres culturels furent d’abord des antennes d’universités françaises – Grenoble à Prague et Milan, Toulouse à Barcelone, Bordeaux à Oran ou Bristol, etc. Ces antennes prirent communément le nom d’ « instituts », qui organisaient des conférences et des cours, notamment de littérature et de civilisation françaises. À cette première génération – l’Institut de Florence en 1908, celui de Londres en 1910, celui de Lisbonne en 1928 ou encore celui de Stockholm en 1937 – s’ajoutèrent après la Libération des instituts « de seconde génération », principalement au Moyen-Orient (Beyrouth, Téhéran...), en Afrique et en Europe (en Allemagne notamment).

Une puissante « Direction générale des relations culturelles » remplaça en 1945 le modeste « Service des œuvres françaises à l’étranger » qui datait de 1920. Les premiers postes de conseillers culturels en ambassade furent créés en 1949. Ce renouveau fut très fortement secondé par l’Alliance française, fondée en 1883, qui développa fortement son réseau, notamment en Amérique latine, dans les années 1950-1968. Si bien que – l’histoire est ainsi faite – la France s’appuie sur une double structure : le réseau des établissements culturels proprement dits (150 dans 91 pays) et celui des Alliances françaises (1098 établissements dans 138 pays).

Par cette action, depuis la seconde guerre mondiale, la France a anticipé, comme pour le conjurer, le déclin de son influence. La défense de son « rang » dans le monde est passée par une politique de promotion et d’exportation massive de la culture française à l’étranger. Il s’agissait bien d’une forme de compensation. Marc Fumaroli, dans son essai sur l’État culturel , a montré que ce sursaut s’inscrivait d’abord dans un contexte de défaite :

« Ce fut d’abord un rêve d’intellectuels, s’éprenant d’un État fort, l’image inversée de la Troisième République jugée aboulique et divisée. Ce fut ensuite une compensation officielle à la défaite de 1940, puis à la retraite de l’Empire, et un rempart fictif contre la contagion des mœurs et des loisirs américains ».

Non seulement les Français ont compris très tôt que l’influence de la France se mesurait à l’image qu’elle projette, mais ils ont aussi tiré les conséquences, au XXe siècle, de l’évolution de cette image. C’est aussi de ce que nous devons faire aujourd’hui, et comprendre, avec modestie, comment le reste du monde nous regarde.

 

3. Où en est l’image de la culture française ?

En 1995, notre confrère Jean-David Levitte, alors directeur général des relations culturelles, scientifiques et techniques, dressait un bilan sévère de l’action culturelle extérieure :

« L’image de la France à travers le monde, il faut en être conscient, tend à vieillir : tout se passe comme si, vues de New-York ou de Tokyo, la peinture française s’était arrêtée aux Impressionnistes, la musique à Debussy et Ravel, la littérature et la philosophie à Camus ou Sartre, la science à Pasteur... »

Peut-être faut-il lier ce diagnostic à la crise profonde que traversent aujourd’hui notre pays et sa culture. L’esprit de conquête s’efface. Il a dominé les décennies glorieuses de l’après-guerre au cours desquelles la France a changé de visage. Il a accompagné l’immense transformation qui a caractérisé ces années de prospérité et de progrès. Le monde regardait la vitrine culturelle d’une France victorieuse et entreprenante ; ses grandes figures culturelles étaient également celles de l’Occident, voire du Monde. Mais aujourd’hui, la France est en proie au doute au sujet de son identité. Ce doute profite à toutes les minorités, à tel point que les mémoires communautaires paraissent étouffer l’histoire commune ; l’image s’est brouillée.

Même au sein des autres pays occidentaux, la France a cessé d’exercer son magistère culturel. La langue anglaise s’est imposée, en particulier dans les registres scientifiques, diplomatiques, économiques. Le monde anglo-saxon a capté aussi la culture de masse, en particulier le cinéma. Le danger de l’uniformité menace aussi le domaine intellectuel : car, si tout le monde pense pareil, qui pense encore ?

Nous voici au cœur des enjeux actuels pour l’action culturelle française

 

II. Les enjeux actuels pour l’action culturelle française

 

1. Le « désir de France »

Il est certain que la nouvelle configuration du monde n’accorde plus à la France le rôle prestigieux de « mère des arts, des armes et des lois ». À cela s’ajoute le fait que la France est vue, à travers le monde, comme une partie d’un ensemble continental qui s’appelle l’Europe… Un touriste américain ne se rend pas en France, il se rend d’abord en Europe ; un artiste français qui obtient des succès aux États-Unis sera vu, de la même façon, comme un artiste européen. L’État-Nation n’est donc plus l’alpha et l’oméga de la vie culturelle internationale. Même la francophonie n’appartient pas spécifiquement à la France : comme organisation internationale, l’OIF, elle a sa stratégie propre.

Faut-il pour autant, à l’instar de nombreux acteurs ou commentateurs du champ culturel, se contenter de tenir le discours du déclin ? Je ne le crois pas. Car il semble bien qu’à travers le monde, il existe encore un fort – et spécifique – « désir de France ».

On a beaucoup parlé, pendant ces dix dernières années, au sein du Ministère des Affaires Étrangères en particulier, de cette notion de « désir de France ». À la fois slogan et programme d’action, il avait été formulé à l’origine (en 1999) par Patrick Bloche pour définir une stratégie de coopération culturelle supposée répondre à une attente du monde. La démarche a parfois été jugée prétentieuse, mais elle n’est pas dénuée de fondement. Désirons-nous rencontrer ceux qui « nous désirent » ? Dans l’affirmative, comment s’y prendre ?

Entretenir ce « désir de France » est le premier des enjeux.

 

2. L’enjeu de la langue

Le second enjeu est celui de la langue. La capacité d’attraction que le français exerce reste grande. Avons-nous encore suffisamment confiance en nous pour le diffuser ? Les 180 millions de francophones nous y invitent.

Bien sûr, on s’alarme, à juste titre, en voyant la langue française si souvent sacrifiée à la tentation du tout anglais, ou du moins de cette sorte de novlangue qu’on pratique dans les échanges internationaux, y compris dans les institutions européennes. Cependant, en Europe comme ailleurs, personne ne perçoit l’uniformisation linguistique comme un progrès. Face à la menace d’un monolinguisme insipide, la reconnaissance des diversités se ranime partout.

Dans ce combat la France a des atouts : une institution efficace, l’Organisation internationale de la Francophonie, qui a su prendre en compte les évolutions technologiques et lutter contre la fracture numérique ; un vecteur audiovisuel, avec les chaîne TV 5 et France 24 ; un réseau universitaire très dense, mis en valeur par l’Agence Universitaire de la Francophonie. Le français est enseigné dans le monde par 900.000 professeurs devant 85 millions d’élèves. La revue Le Français dans le Monde a des milliers d’abonnés.

Il ne faut pas se contenter de ce bilan. Nous devons chercher quelle place, par exemple, réserver à la littérature par rapport à d’autres formes de création en rapport avec l’écrit ; comment mieux investir le domaine audio-visuel, notamment le cinéma ; comment défendre la francophonie dans les grands circuits de production dominés par le monde anglo-saxon ; comment nous adapter au champ nouveau que constitue le monde virtuel, la planète Internet ; comment protéger nos productions d’une « googélisation » sauvage.

 

3. Une stratégie d’exportation dans l’économie mondiale de la culture

Le troisième enjeu est donc de définir une stratégie d’exportation dans l’économie mondiale de la culture. Le produit culturel aujourd’hui s’est mondialisé ; les Américains sont aujourd’hui les grands bénéficiaires de cette mondialisation culturelle ; mais là encore nous ne sommes pas dépourvus d’atouts.

L’importance économique de la culture est grandissante, et les industries culturelles au sens strict du terme – cinéma, musique, édition – tiennent une place croissante dans nos sociétés. On notera que nombres d’arts dits mineurs s’inscrivent fortement dans le système industriel et commercial – gastronomie et vins, luxe, parfumerie, mode – et qu’enfin les beaux-arts, les arts de la scène, la création intellectuelle et tout ce qui relève du « stylisme » sont incorporés dans de nombreux produits de grande consommation. On voit l’ampleur, actuelle et future, du marché de la culture française. Le montage d’une nouvelle stratégie d’exportation est un extraordinaire chantier pour les années qui viennent.

Il me semble que cette stratégie passe notamment par la coopération. La créativité française actuelle, dans tous les domaines, littéraire, théâtral, cinématographique, architectural, est indéniable. Mais il est généralement difficile pour un artiste, un intellectuel, un acteur culturel « non initié », de trouver les bons chemins qui mènent au passage des frontières et à la diffusion à l’étranger. Nous savons que les réseaux internes et les connivences professionnelles constituent des freins. C’est pourquoi la France doit s’ouvrir à la coproduction, à la coréalisation, à l’élaboration commune.

Devant de pareils enjeux, les moyens dont dispose notre pays doivent évoluer.

 

III. L’outil et son évolution

Peu de pays disposent d’un réseau culturel international comparable à celui de la France. Mais tous ont réuni à unifier leurs organismes : les États-Unis avec le USIA, United States Information Agency ; l’Allemagne avec le Goethe Institut ; et la Grande Bretagne avec le British Council. Quant à l’Espagne, elle a créé en 1992 les instituts Cervantès dont le nombre demeure encore modeste. Quant à la Chine, elle conduit une politique très conquérante avec les Instituts Confucius, qui désormais s’ouvrent partout – ils sont déjà deux fois plus nombreux que les instituts français.

Mais notre outil doit s’adapter, de trois façons.

 

1. Le centre culturel

La première évolution nécessaire est celle du centre culturel. Actuellement, les centres ont quatre missions :

La première consiste à enseigner le français, ce qui occupe la plus grande partie des locaux et des personnels. Chaque année, les centres préparent 180 à 200 000 étudiants étrangers aux diplômes de langue française délivrés par le Ministère français de l’Éducation nationale. Mais la tendance est à la baisse, en Europe surtout.

La deuxième mission est la diffusion de nos œuvres et la programmation culturelle. Ce fut le rôle de l’Agence Française pour l’Action Artistique (AFAA) puis de Cultures-France. Très efficace en Afrique francophone, cette politique permet de lancer des artistes et de créer des échanges durables. C’est plus compliqué dans d’autres continents : soit la concurrence y est grande, soit – comme en Chine – l’appétence pour découvrir la culture française est faible.

La troisième mission des centres culturels est de mettre à disposition la documentation sur la France. Les bibliothèques sont de grande qualité. Mais elles ont besoin de soutiens nouveaux, pour promouvoir une image plus moderne, mettre en valeur les pôles d’excellence de la France, lutter contre les clichés et les idées reçues. Pour cela, les bibliothèques sont appelées à être transformées en médiathèques, interconnectées entre elles.

Enfin, une dernière mission, attribuée à certains centres culturels, est la coopération linguistique et éducative.

Le centre culturel doit élargir ses missions. Il doit être pensé comme un acteur du tissu local, se transformer en une véritable plate-forme d’échange et de production, un lieu de rendez-vous vraiment ouvert, loin de l’image d’une France donneuse de leçons. D’ores et déjà, beaucoup de centres culturels ont réorganisé leur bâtiment pour créer des espaces de rencontres et d’échanges, avec cafétéria, librairie, espace multimédia, boutique de produits français. À Mexico, le centre culturel abrite dans ses locaux une école de mode et une autre de gastronomie. La plupart des centres accueillent également de jeunes artistes en résidence pour quelques semaines. C’est là un des objectifs pour les années à venir : redonner sens et vie à nos centres culturels, en faire des lieux de médiation animés, des foyers de création susceptibles d’attirer les jeunes générations, celles des 18-30 ans.

Mais pour atteindre cet objectif, il nous faut tenir compte de la nouvelle géographie culturelle. La seconde évolution de notre outil est donc géographique.

 

2. La nouvelle géographie culturelle

La répartition des centres culturels a peu évolué depuis les années cinquante et révèle un fort déséquilibre. L’Europe, avec 50% des centres est (trop ?) bien représentée. L’Allemagne compte à elle seule près de la moitié (19 sur 43) des établissements culturels répartis dans l’Union européenne, parce qu’au lendemain de la guerre, il fallait assurer une forte présence française en Allemagne de l’Ouest afin de l’ancrer du côté des démocraties occidentales.

La géographie de notre diplomatie culturelle reflète encore trop les priorités d’hier. L’Afrique du nord a 10% des centres, mais l’ensemble du continent asiatique moins de 9%. Quant au continent américain, quasi ignoré , il reste la terre « historique » des Alliances françaises. C’est vrai aussi pour l’Inde. En effet, plutôt que d’implanter des centres dans des régions où la France était mal installée, on jugea plus simple et moins onéreux de nouer des partenariats et des conventions d’objectifs avec les Alliances françaises.

Un redéploiement géographique est donc nécessaire, en tenant compte des nouveaux pôles d’influence ou de création, des nouvelles zones de production et de consommation qui apparaissent. Cela pourra se faire dans le cadre de l’Institut français.

 

3. L’institut français

La troisième évolution de notre outil est institutionnelle. Cultures-France, l’Agence française pour l’enseignement du français à l’étranger, Campus France, Unifrance, la holding « Audiovisuel extérieur de la France », l’Agence française pour le développement : tous ces organismes jouent chacun pour soi. Il fallait en finir avec la dispersion, pour unifier et clarifier le message culturel de la France autour d’un projet stratégique. C’est pourquoi l’Institut français a été créé par la loi du 27 juillet 2010. Faut-il y voir, comme d’aucuns le disent, un bricolage défensif pour gérer l’inexorable déclin d’un vieux pays ? Je ne le crois pas.

L’Institut français est depuis le 1er janvier 2011 l’opérateur unique du Ministère des Affaires étrangères et européennes pour l’action culturelle extérieure de la France. Il intègre la structure associative Cultures-France, elle-même issue de la fusion en 2006 de l’AFAA, responsable depuis 1922 de l’action artistique à l’étranger et de l’ADPF, l’agence pour le développement de la pensée française. En créant l’Institut français, le gouvernement a souhaité rassembler dans une même agence ayant un statut d’établissement public, la totalité des activités à l’étranger en matière d’échanges artistiques, de cinéma, de livre et de débats d’idée. Il assurera la formation des personnels. L’agence sera également responsable de la promotion de la langue française, à travers des projets concrets développés par les 140 Instituts français à l’étranger et les Alliances françaises.

Le budget 2011 de l’Institut français est de 43 millions d’€, soit plus du double de celui de Cultures-France en 2010. Il dispose d’environ 200 agents, issus des Ministères des Affaires étrangères, de la Culture et de l’Éducation nationale. Il espère être l’interface où les projets culturels à l’étranger seront facilités. À l’instar de tous les grands pays à forte tradition culturelle, la France disposera ainsi d’un opérateur unique pour porter ses valeurs de diversité culturelle et de coopération, pour promouvoir sa langue et ses artistes à l’étranger. Une marque unique, une nouvelle enseigne, un réseau d’Instituts et Alliances, un Institut des Instituts.

 

*

 

L’action culturelle à l’étranger est bien une réalité en devenir, non un sujet du passé. Il est urgent et obligatoire d’inventer notre voie, nos méthodes, en gardant à l’esprit cette réalité que Frédéric Martel a résumé ainsi dans Mainstream :

« À Damas comme à Pékin, à Hué comme à Tokyo, et même à Riyad et à Caracas, j’ai été frappé par la fascination de tous mes interlocuteurs pour le modèle américain de l’entertainment. Les mots sont en hindi ou en mandarin, mais la syntaxe est américaine. Et même ceux qui combattent les Etats-Unis, en Chine ou dans les pays arabes, le font en imitant le modèle américain. Telles sont les forces des Etats-Unis qu’aucun autre pays, pas même l’Europe à vingt-sept, pas même la Chine avec son 1,3 milliard d’habitants, n’arrivent à concurrencer. Pour l’instant. »

 En lisant ces lignes, comment ne pas penser à ce que l’ambassadeur napolitain Caraccioli écrivait en 1777 : « Jadis tout était romain, aujourd’hui tout est français » . Un siècle plus tard, à la suite de Guizot et de Taine, l’historien Albert Sorel, qui fut membre de notre académie, écrivait, à propos de l’Europe du XVIIIe siècle :

« Il y a une atmosphère européenne. Les mêmes idées sont répandues partout : elles sont toutes françaises. […] L’esprit qui anime [l’Europe], c’est l’esprit classique comme on est convenu de l’appeler : la pensée abstraite pour principe, la logique pure pour méthode.  »

La leçon que je tire de ces trois citations est la suivante : jadis tout était romain, puis tout a été français, puis tout est américain. Mais ces prépondérances ne durent pas, parce que notre monde n’aime pas voir « les mêmes idées répandues partout ». Et si nous devons promouvoir, dans la mondialisation, des valeurs communes, la politique culturelle de la France du XXIsiècle est à l’inverse de ce qu’elle fut au XVIIIe : elle ne promeut pas l’uniformité, elle défend la diversité. Non parce que la diversité serait une fin en soi ; mais parce que cette uniformité de culture et d’idées ne saurait devenir notre horizon commun.

Je terminerai par un petit détail rassurant. Parmi les télégrammes que nous révèle Wikileaks, plusieurs émanent des postes diplomatiques américains, se désolant que la France pénètre des marchés économiques ou obtienne des succès industriels en s’abritant derrière (je cite) « le facile paravent de la coopération culturelle ». Cet hommage négatif est une vraie consolation. Je viens de constater que l’échec tardif de l’année du Mexique en France consterne autant le comité des mécènes (composés d’entreprises qui ont des intérêts en Amérique latine) que les artistes eux-mêmes. Où notre présence intellectuelle recule (je pense à l’Afrique ou à l’Amérique du sud), nos exportations aussi. À défaut de comprendre l’enjeu culturel, chacun saisira cette nécessité compétitive. Là encore, avec nos nouveaux partenaires, on aurait intérêt à « commencer par la culture » pour reprendre un mot célèbre du fondateur de l’Europe politique.

 

 

Gallimard, 2011.

Ed. de Fallois, 2001.

Ed. de Fallois, 1992.

Histoire de la diplomatie culturelle des origines à 1995, La documentation française, 1995.

Seulement deux établissements en Amérique du nord et six en Amérique latine et Caraïbes.

Pour mémoire, la loi du 27 juillet 2010 indique les missions suivantes pour l’Institut français :

- promotion et accompagnement à l’étranger de la culture française,

- développement des échanges avec les cultures européennes, francophones et étrangères

- le soutien à la création, au développement et à la diffusion des expressions artistiques du sud, ainsi que leur promotion et leur diffusion en France et à l’étranger

- la diffusion du patrimoine cinématographique et audiovisuel, en concertation étroite avec les organismes compétents en ce domaine

- la promotion et l’accompagnement à l’étranger des idées des savoirs et de la culture scientifique français

- le soutien à une large circulation des écrits des œuvres et des auteurs, en particulier francophones

- la promotion, la diffusion et l’enseignement à l’étranger de la langue française,

- l’information du réseau culturel à l’étranger, des institutions et des professionnels étrangers sur l’offre culturelle françaises

- le conseil et la formation

Flammarion, 2010.

Dans Paris le modèle des nations étrangères ou l’Europe française, 1777.

Albert Sorel, L’Europe et la Révolution française, Paris, Plon, 1885, p. 147.