Dire, ne pas dire

“Ma maman” : ou la nostalgie du paradis perdu

Le 8 janvier 2015

Bloc-notes

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En 1950, la chanteuse Mick Michel, pseudonyme de Paulette Michey, née à Lyon en 1922, composait les paroles et la musique d’une chanson promise à un grand succès radiophonique : « Ma maman ». En voici le refrain :

Ma maman est une maman 
Comme toutes les mamans
Mais voilà c'est la mienne...

La chanteuse, qui a quitté la scène il y a quelques années seulement, savait-elle qu’elle inaugurait une nouvelle ère ? Celle où nul ne dit plus « ma mère » ou simplement « maman » pour parler de la femme qui l’a mis au monde ou l’a adopté, mais à quelque âge qu’il parvienne, toujours et sans exception « ma maman ». Ainsi on peut entendre, au lendemain d’une épreuve sportive qu’il a remportée, un grand gaillard déclarer : « Je voudrais remercier ma maman », ou à la télévision quelque rocker dans la soixantaine, le visage buriné et les cheveux gris noués en catogan sur son col de cuir, montrer de la main une vieille dame souriante assise au premier rang avec ces mots : « Je vous présente ma maman. »

Cet usage s’est répandu dans les dernières décennies au point de faire entièrement disparaître « ma mère » et même « maman ». Pourtant l’un et l’autre sont parfaitement corrects et justes du point de vue de la langue lorsqu’on veut désigner la femme qui vous a mis au monde (ou adopté). Leur distinction n’est pas seulement un code social : ce qui les sépare, c’est le degré de familiarité où l’on est avec son interlocuteur. Lorsqu’on s’adresse à un tiers, pour désigner celle à qui on doit le jour, on dira « ma mère » ; si l’on use du mot de « maman », on le fait alors entrer dans l’intimité familiale, on le convie à y participer, on le désigne lui-même comme un familier.

On le sent bien dans la chaude intimité de ces deux syllabes, proches du balbutiement, dans la répétition des labiales : « maman » est un mot du langage enfantin. C’est du reste presque le même, à quelques détails près, dans de très nombreuses langues. Sous la forme mammè, la « nourrice », en grec, mamma, en latin et plus tard en italien, espagnol, portugais, catalan. On y reconnaît le radical ma- présent dans mater, et qui est peut-être une onomatopée désignant (décrivant) la succion : « mamma » est la nourrice, celle qui donne le sein. Ou celle qui a élevé l’enfant. On comprend donc pourquoi, lui faisant ses adieux pour partir à la guerre, Louis XV écrit à Mme de Ventadour, qui l’a élevé : « Adieu Maman Ventadour, je vous embrasse du fond du cœur. » Le mot « maman » ne comporte plus ce genre d’extension ; et il y a longtemps qu’a disparu un de ses emplois populaires ou familiers où le mot suivi du nom de famille désignait chez Diderot, dans les romans de Marivaux ou de Balzac une « brave femme », concierge ou aubergiste – on imagine bien qu’il ne s’agit jamais d’une duchesse.

Mais en règle absolue, et même s’il arrive que le mot subsiste dans le langage de l’adulte, « maman » est la trace et la survivance d’un état antérieur, celui de l’enfance. Si Proust, ou plutôt Marcel, le narrateur de la Recherche du temps perdu, continue de dire « maman » à propos de sa mère, c’est que l’habitude s’en est installée dès les premières pages, avec le récit de ses premières années, et de sa difficile entrée dans le sommeil : « Ma seule consolation, quand je montais me coucher, était que maman viendrait m’embrasser quand je serais dans mon lit. » C’est un enfant qui parle, et dont l’adulte ici restitue le langage : et chaque fois qu’on lira « maman », c’est l’enfant qu’on entendra.

C’est donc ce mot de « maman » que s’autorisent naturellement les membres d’une fratrie pour parler entre eux de leur mère. Ils peuvent dire, ils disent parfois (ou disaient autrefois) « notre mère », mais bien plus souvent ils parlent de « maman », souvenir du temps où l’un des enfants confiait à l’autre ou aux autres que « maman était très fâchée ». Et, lorsque ladite mère étant devenue âgée, l’un demande à l’autre : « Es-tu passé voir maman ? », il y a là une trace assurément d’enfance, mais nulle puérilité, ou infantilisme chez celui qui parle.

Ce qui, par parenthèses, ne nous autorise nullement à demander à celui qui revient de l’hôpital : « Et alors, comment va votre maman? » Rien ne nous oblige (surcode aux connotations sociales très marquées) à dire « madame votre mère » – sauf dans des cas très rares. « Votre mère », comme « ta mère », est très convenable, et se tient à bonne distance entre respect et familiarité. Le malheur, c’est qu’aujourd’hui, il n’est plus compris, et qu’on pense manifester plus de sympathie pour le fils, et plus de compassion pour sa mère, en appelant celle-ci « ta (ou “votre”) maman ».

Mais venons-en enfin à ce piteux et si fréquent « ma maman ». (Et aussi, évidemment « mon papa ». Ce qui donne le savoureux échange suivant : « Dites-moi, vous êtes prix de Rome, est-ce vos parents qui vous ont transmis le goût des arts? – Ah non, pas du tout, mon papa était banquier et ma maman professeur de maths. »)

Malgré les apparences, « ma maman » n’est pas l’équivalent à la première personne de la deuxième (« ta maman » ou « votre maman ») et de la troisième (« sa maman »). Le possessif « ma » n’est pas nécessaire : quand vous dites « maman », il est clair que vous parlez de la vôtre. Alors d’où vient ce possessif parasite ? Non seulement du langage enfantin, comme le mot maman lui-même, mais du langage de la première enfance. C’est ce que dit un enfant qui commence à parler, et il le dira en gros jusqu’au début de l’école primaire : « Je veux ma maman », ou « je vais le dire à mon papa ». Ce redoublement traduit un sentiment d’insécurité, et une demande intense de protection. Puis vient un peu d’assurance, et on dit « maman », et ensuite « ma mère » : autant d’étapes par lesquelles on instaure progressivement une distance avec ses parents, ce qui ne signifie pas forcément qu’on les aime moins, mais tout simplement qu’on a grandi.

En somme, dire « ma maman » pour parler de sa propre mère signale une stagnation ou un retour à l’état de puérilité. Infantilisme, peur panique de la solitude, impossibilité de se situer par rapport au passé, négation du temps et de la finitude ? Tout cela se dit avec clarté (et cette clarté serre le cœur) dans le pathétique « ma maman » sorti d’une bouche adulte. Nombreuses sont en effet les raisons historiques, politiques, sociales, qui poussent l’homme moderne, par-delà son apparente arrogance, à la recherche d’un paradis où « ma maman » me tend éternellement les bras.

On est si petit et le monde est si grand ! comme le chantait Paulette Michey, alias Mick Michel.

 

Danièle Sallenave
de l’Académie française