Dire, ne pas dire

L’orthographe : histoire d’une longue querelle (3)

Le 3 novembre 2016

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3. Au xviiie siècle

 

En 1771, Voltaire, militant pour une simplification de l’orthographe, posait que l’écriture étant « la peinture de la voix », elle se devait de lui être ressemblante. Plus facile à dire qu’à faire : probablement impossible et passablement dangereux. Rien n’interdirait en effet d’appliquer à Voltaire, aujourd’hui, sous couleur de respecter sa consigne, les pratiques en usage pour les textos, ce qui donnerait « Je c o ci di kandid kil fo kulti v notre jard1. » Ce qui aurait pour inconvénients, entre autres, l’étrangeté absolue d’une langue venue de nulle part, et l’impossibilité de distinguer par exemple entre le verbe « sais » et le possessif « ses ». Voir là-dessus les judicieuses remarques du site « Sauvez les lettres » d’août 2007.

Voltaire entendait autre chose, comme en témoignent les grands changements qui ont lieu avec l’entrée des Philosophes à l’Académie : une simplification raisonnable. Dans l’édition de 1762 de son Dictionnaire, des lettres inutiles sont supprimées : le h d’autheur et d’authorité. Des consonnes muettes disparaissent, le d d’adjouster, d’adveu et le b de debvoir. Reste cependant quelques inutilités dans sculpteur et baptême. Voltaire fait adopter l’orthographe ai au lieu de oi (françois, anglois), et fait corriger les formes verbales j’estois, je feroi, je finirois, etc.

Mais peu de temps après survient ce que les manuels appellent « la tourmente révolutionnaire », qui n’est pas sans avoir de grands effets et sur la langue et sur la manière de l’écrire. La préface de la 5e édition du Dictionnaire de l’Académie en témoigne.

En réalité, la 5e édition était terminée depuis 1793, mais l’Académie ayant été dissoute par la Convention nationale le 8 août 1793, la publication effective du Dictionnaire avait été reportée. En 1795, un Institut national des sciences et des arts est créé par le Directoire et réparti en trois classes, dont celle de la Littérature et des Beaux-Arts. La nouvelle édition du Dictionnaire, incluant le « Supplément contenant les mots nouveaux en usage depuis la Révolution », est publiée en 1798, mais non par des membres de l’Académie : par « des Hommes-de-Lettres, que l’Académie Françoise auroit reçus parmi ses Membres, et que la Révolution a comptés parmi ses partisans les plus éclairés ».

La préface de cette édition fixe au Dictionnaire une mission : celle de définir les mots que requiert la « Nation » – le mot est ancien, mais employé ici dans un sens nouveau, et pour cela doté d’une majuscule. C’est désormais la Nation qui « sanctionne ces définitions en les adoptant, et ne s’en écarte point dans l’usage des mots ». Le Dictionnaire a une fonction législative, car « les lois de la parole » sont « plus importantes peut-être que les lois même de l’organisation sociale ». Et seuls disposent de cette « espèce d’autorité législative » des hommes qui ont à la fois « l’autorité des lumières auprès des esprits éclairés, et l’autorité de certaines distinctions littéraires auprès de la Nation entière ». De nouvelles simplifications orthographiques sont introduites, ainsi qu’un glossaire des termes révolutionnaires : mais l’essentiel n’est pas là. C’est une nouvelle langue qui émerge, la 5e édition est à la transition des mondes, elle incarne le passage entre le langage de l’Ancien Régime et celui de la nouvelle République.

Dès lors, ce qui est clair et vaut jusqu’à nos jours, c’est un glissement vers le politique. En matière d’usage, l’autorité, c’est la Nation, le peuple éclairé, et non plus la « meilleure partie de la ville et de la cour ». À cela s’ajoutera, très rapidement, une autre mission, fixée, celle-là, par les progrès et l’extension du système éducatif : l’école, avec ses besoins propres, et ses propres demandes.

En 1788, le grammairien Domergue a déjà proposé une réforme de l’Académie, afin qu’elle s’augmente d’une « classe de théoriciens » et d’une « classe de grammairiens » s’ajoutant à celles des « écrivains » et des « amateurs ». En 1791, il fonde et préside la « Société des amateurs de la langue françoise », qui va se consacrer à cette « régénération de la langue » que l’époque impose, avec un « Dictionnaire vraiment philosophique de notre idiome ». Et il poursuit par-delà les épisodes révolutionnaires, adressant à Napoléon en 1805 une lettre sur la réforme de l’orthographe (Napoléon aurait eu grand besoin de réformer la sienne).

Le mouvement s’amplifie à partir de la Restauration, c’est une pluie de propositions visant à la simplification de l’orthographe. 1827-1828 : une « Société pour la propagation de la réforme orthographique » reçoit 33 000 lettres d’adhésion. Paraît ensuite un Appel aux Français (1829), où on lit que « L’éqriture n’a été invantée qe […] pour pindre la parole ». (Voltaire, tes mânes en ont-elles frémi ?) Son auteur L.-C. Marle, grammairien né à Tournus en 1795, était cependant plus prudent qu’il n’y paraît ici : il avait commencé par proposer des réformes de détail, comme la suppression des consonnes doubles, de certaines lettres étymologiques. Car, disait-il avec une sagesse qu’il conviendrait d’imiter, « il ne faut renvoyer personne à l’école ; il faut que celui qui savait lire avant la réforme sache lire après la réforme à quelque degré qu’elle soit arrivée ».

Les évènements de 1830 mettent fin à toute initiative de réforme. Mais dès 1833, Guizot, promoteur des premières lois sur l’enseignement primaire, prend une première mesure qui institue l’orthographe comme épreuve du brevet des maîtres. La loi Guizot, note André Chervel dans son article « L’école républicaine et la réforme de l’orthographe (1879-1891) », « correspond aux exigences nouvelles apparues dans les profondeurs de la société française ». Il s’opère en effet « dans tout le pays une transformation décisive, encore mal connue, du monde de l’instruction primaire : les maîtres d’école se lancent dans l’étude de l’orthographe. »

L’Académie se voit ainsi, deux ans plus tard, avec sa 6e édition, investie « d’une responsabilité qu’elle n’avait jamais eue […] : car les imprimeurs, en particulier, font de l’orthographe du Dictionnaire de 1835 l’étalon suprême du français écrit ». Or, selon Nina Catach, c’est « une erreur dont encore à l’heure actuelle, nous payons doublement les frais, par le mauvais choix de l’étalon, et par le principe même d’un étalon en la matière ». En effet, les lettres dites grecques, qui avaient été réduites au xviiie siècle, sont réintroduites dans cette 6e édition. Par exemple : anthropophage, diphthongue, rhythme. Et d’importantes modifications ont lieu en matière d’orthographe grammaticale : adoption des lettres « ramistes » (cf. « Une longue querelle », 2), de la graphie « voltairienne » en ai (« avais », au lieu de « avois »), rajout du t dans les pluriels en ant (« enfants » au lieu d’« enfans »).

La question de la simplification de l’orthographe est dès lors une question récurrente : en 1837, Émile Littré propose des régularisations et simplifications. Combattu avec passion par Mgr Dupanloup pour son positivisme athée, Littré est élu à l’Académie en 1871. Dans son propre dictionnaire, composé entre 1863 et 1873, il souligne les inconséquences de l’orthographe française et propose des changements : les académiciens ne soutiennent pas ses propositions de réforme. La 7e édition du Dictionnaire de l’Académie (1877-1878) n’introduit que quelques tolérances.

Or ces questions vont de nouveau se poser lorsque Jules Ferry arrive au ministère de l’Instruction publique, le 4 février 1879. Le 10 février il nomme Ferdinand Buisson à la Direction de l’Instruction primaire. « C’est au cours de ces années décisives, note André Chervel dans l’article déjà cité, « que se joue le sort de l’orthographe dans l’enseignement primaire et sans doute aussi dans l’opinion publique. Le nouvel enseignement du français qu’on préconise pour l’école primaire implique qu’on impose des bornes strictes à l’enseignement de l’orthographe ».

C’est au fond dans cette redoutable question de la norme en matière de langue, que la place et le rôle de l’Académie sont en cause, et en jeu ; et il est clair que pour André Chervel ils sont abusifs. Et brouillent la perception qu’on a communément de l’école de Jules Ferry : pour André Chervel, Jules Ferry ne souhaite pas qu’elle soit centrée sur l’orthographe. « La rénovation pédagogique ne peut en effet s’imposer dans les écoles que si l’orthographe et la grammaire s’y font plus petites. » Ce qu’annonce, en 1880, la lettre de Jules Ferry aux inspecteurs primaires et aux directeurs d’écoles normales : « Aussi, Messieurs, ce que nous vous demandons à tous, c’est de nous faire des hommes avant de nous faire des grammairiens ! [...] Oui, vous avez compris qu’il faut réduire dans les programmes la part des matières qui y tiennent une part excessive ; vous avez compris qu’aux anciens procédés, qui consument tant de temps en vain, à la vieille méthode grammaticale, à la dictée – à l’abus de la dictée – il faut substituer un enseignement plus libre, plus vivant et plus substantiel [...]. C’est une bonne chose, assurément, et même une chose essentielle, pour les maîtres-adjoints, que d’apprendre l’orthographe. Mais il y a deux parts à faire dans ce savoir éminemment français : qu’on soit mis au courant des règles fondamentales ; mais épargnons ce temps si précieux qu’on dépense trop souvent dans les vétilles de l’orthographe, dans les règles de la dictée qui font de cet exercice une manière de tour de force et une espèce de casse-tête chinois. »

André Chervel poursuit : « Pendant dix-sept ans, F. Buisson mènera pied à pied la lutte pour tenter de desserrer l’emprise de l’orthographe sur l’instruction primaire et pour venir à bout des résistances. Pour cela, il lui faudra réduire la place de cet enseignement dans les programmes, mais surtout limiter l’effet pervers de la dictée du certificat et du brevet sur les pratiques des maîtres à tous les niveaux. Devant les résistances rencontrées, et en désespoir de cause, il enverra, le 27 avril 1891, une circulaire de tolérances orthographiques, mesure littéralement inouïe pour un ministère chargé par la loi non de modifier l’orthographe mais de l’enseigner. »

Mais selon lui, ce sont les écoles normales, novatrices sur bien d’autres points, qui vont constituer un « noyau dur de la résistance à toute réforme de l’orthographe au tournant du xxe siècle ». Il faudrait se demander les raisons de ce soutien paradoxal à l’Académie. Car il y a peut-être là une convergence qui vaudrait qu’on y réfléchisse un moment. En tout cas l’Académie tient bon : elle ne réagit pas lorsqu’elle reçoit en 1889 une pétition émanant de la « Société de réforme orthographique » portant les signatures de 7 000 personnes. La pétition demandait, en vue de « simplifier l’orthographe », la suppression des accents muets (où, là, gîte, qu’il fût), celle de quelques signes muets (rythme, fils, faon), et qu’on uniformise dixième et dizaine, genoux et fous. Pas davantage lorsque Léon Clédat, docteur ès lettres, suggère de simplifier les règles de l’accord du participe passé, de façon, il est vrai, un peu compliquée !

Mais le mouvement est en marche, et de nouveau le conflit menace entre elle et l’instruction publique : en 1900, deux membres du Conseil supérieur de l’instruction publique, Henri Bernès, agrégé des lettres et Paul Clarin, agrégé de grammaire, demandent à former une commission composée de deux membres de chaque degré scolaire – enseignement primaire, secondaire et supérieur – pour « préparer la simplification de la syntaxe française dans les écoles primaires et secondaires ». Le 1er août 1900, les décisions de la commission sont publiées dans le Journal officiel sous le titre d’« Arrêté relatif à la simplification de la syntaxe française ». Il s’agit de tolérer des graphies qui s’éloignent de la norme, c’est-à-dire de ne pas les compter comme des fautes. L’Académie proteste par la voix de Ferdinand Brunetière : « C’est la première fois que le gouvernement s’occupe de régenter la langue française et qu’il tient si peu de compte de ce qu’on peut regarder comme un droit de l’Académie. »

À suivre.

Danièle Sallenave
de l’Académie française