Le roman de Jeanne (poème)

Le 25 octobre 1886

François COPPÉE

Le Roman de Jeanne

POÈME

PAR

M. FRANÇOIS COPPÉE

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Lu dans la séance publique annuelle des cinq Académies,
du 25 octobre 1886

 

I

LES humbles, les vaincus résignés de la vie
Restent mes préférés toujours, et j’ai l’envie
De dire simplement, comme on me l’a conté,
L’obscur roman d’un cœur seulement visité
Par un triste rayon d’amour sans espérance :
Tel un pauvre captif, enfermé dès l’enfance,
Voit une lueur pâle éclairer tous les soirs
Faiblement sa fenêtre étroite aux barreaux noirs,
Et, séparé du ciel qu’un mur épais lui voile,
De tout le firmament ne connaît qu’une étoile.

 

Elle s’appelait Jeanne ; elle avait dix-huit ans.
Son père n’était plus, et, depuis quelque temps,
Elle logeait avec sa mère, aveugle presque,
Dans une vieille rue encore pittoresque,
Tout au bout du pays latin, dans le quartier
De l’étudiant pauvre et du petit rentier,
Entre le Panthéon et le Jardin des Plantes.
Là, les heures du jour passent, calmes et lentes.
C’est la province, avec son charme habituel,
Mais avec un accent plus intellectuel ;
Là, souvent, le flâneur à la main porte un livre.
C’est le dernier endroit où le rêveur peut vivre
Dans ce Paris tout neuf, qui tourne au Chicago.
Quel silence ! Le pas éveille encor l’écho.
Je sais par là des coins pleins de mélancolie
Où persiste l’ancien réverbère à poulie ;
Et, dans une ruelle où j’ai souvent erré,
Par une porte, on voit un jardin de curé,
Au fond duquel se dresse, entouré de feuillages,
Napoléon premier, fait tout en coquillages.

 

Les deux femmes logeaient dans ce quartier perdu,
Près des toits, et soignaient un jardin suspendu
Sur un petit balcon, où, le soir, tout près d’elles,
Passait le souple vol des noires hirondelles.
C’était la pauvreté décente, ayant enfin
Ce qu’il faut strictement pour n’avoir froid ni faim ;
Mais, dans l’étroit logis des dames du cinquième,
On sentait la chaleur des foyers où l’on s’aime.
Les meubles, tous passés de mode et bien fanés,
Rappelaient les splendeurs de temps plus fortunés.
Un vieux bonheur du jour fleurait la bergamote,
Et sur la cheminée, où brûlait une motte,
Estelle et Némorin, en Saxe, un peu cassés,
Avec le-bout des doigts s’envoyaient des baisers.
Là, chaque objet, rempli de muette éloquence,
Était comme un témoin de l’ancienne élégance.
On servait aux repas les mets de l’indigent,
Mais avec une nappe et des couverts d’argent ;
Et — dernier souvenir de richesses plus grandes —
Un pastel vaporeux, dans son cadre à guirlandes,
Évoquait une aïeule au regard ingénu,
Son singe sous le bras, poudrée et le sein nu,
Qui, depuis cent vingt ans, gardant la même pose,
Souriait de trois quarts et tenait une rose.

 

Dans ce mélancolique et fier isolement
Ces femmes vivaient donc, très pauvres, en s’aimant,
Et laissaient les étés se flétrir en automnes,
Sous la lourdeur de plomb des heures monotones.
En mai, sur leur balcon, l’hiver, au coin du feu,
Elles restaient au gîte et se montraient fort peu.
Calmes et froids, ainsi qu’une source s’épanche,
Les jours suivaient les jours.

 

Cependant, le dimanche,
Parmi le grouillement du quartier Mouffetard,
Elles allaient à la grand’messe, à Saint-Médard,
Triste église, qui n’a, sous ses noires ogives,
Qu’une rare assistance aux figures plaintives :
Orphelines des sœurs en petit bonnet rond,
Pauvresses à marmots qui détournent le front
Au moment où le clerc passe en faisant la quête,
Et vieillards à genoux sur leur vieille casquette.
Toutes deux se plaçaient dans la nef, et parfois
Jeanne chantait, mêlant sa jeune et fraîche voix
Au rituel romain que la maîtrise écorche ;
Puis, ayant fait l’aumône aux mendiants du porche,
Toutes deux regagnaient le logis, lentement.

 

On les voyait encor, mais assez rarement,
Quand les chaleurs d’été devenaient accablantes,
Dans un coin retiré du vieux Jardin des Plantes.
Au pied d’un marronnier elles venaient s’asseoir.
La mère aux yeux éteints tricotait sans y voir,
Et Jeanne s’occupait à quelque broderie.
Par instants, du côté de la Ménagerie,
Éclataient de durs cris de volaille, et souvent,
Dans le parfum des fleurs apporté par le vent,
On sentait tout à coup une odeur fauve et rude.
Jeanne, à peine jolie, en cette solitude
Se plaisait, respirant les fleurs à quelques pas ;
Et les rares passants ne la regardaient pas.
C’étaient de pauvres gens, des résignés comme elle :
Une mère portant son fils à la mamelle,
Deux soldats côte à côte, hypnotisés d’ennui,
Ou bien, par le soleil et l’espace ébloui

Et roulant dans ses yeux la tristesse et la crainte,
L’ouvrier sans travail, mâchant sa pipe éteinte.

 

II

Mais, bien plus que la pauvre église du quartier
Où se réfléchissait, dans l’eau du bénitier,
La haute nef de pierre aux nervures gothiques,
Bien plus que le jardin aux senteurs exotiques,
Les deux femmes aimaient la chère intimité
De leur logis. Souvent, par les beaux soirs d’été,
Sur la terrasse, après le dîner très sommaire,
Dans un large fauteuil, Jeanne installait sa mère
Et restait là, rêveuse, au balcon s’accoudant,
Devant le grand Paris dans la brume grondant.
Le soleil se couchait. Sous son oblique flamme,
Comme une hydre aux deux cous monstrueux,
Notre-Dame Gonflait tout près de là son énorme chevet,
Et plus loin, près du fleuve empourpré, s’élevait
Fine, svelte, ajourée, et d’ornements fleurie,
La flèche du Palais, comme une orfèvrerie.
Au couchant, tout nageait dans une poudre d’or.
Vers l’Est, sombre déjà, se profilait encor,
Sur un vaste horizon aux blancheurs opalines, L’amphithéâtre bleu des lointaines collines.
Un bruit montait, semblant la poussière des voix ;
t sur le merveilleux paysage des toits
Dont les tuiles étaient d’un reflet enflammées,
S’élevaient lentement de paisibles fumées.

 

Jeanne, laissant flotter au hasard son esprit,
Était sur ce balcon quand l’amour la surprit.

 

On pouvait voir de là les mansardes voisines.
Dans l’une, qu’encadraient de grêles capucines,
Assis sur la fenêtre, un jeune homme lisait.
Et Jeanne, sans raison, soudain s’intéressait
A ce calme liseur au front lourd de pensée.
Il avait sous la main, au bord de la croisée,
Son repas : quelques fruits, du pain, un verre d’eau.
Son livre l’absorbait. Au delà du rideau,
Derrière lui, dans l’ombre, on apercevait l’angle
D’une pauvre chambrette avec un lit de sangle
Et la planche aux bouquins sur le mur à côté :
Symboles de l’étude et de la pauvreté.
Et Jeanne devinait, par instinct sympathique,
Un pur et fier rêveur à vie érémitique,
Un travailleur toujours sur son œuvre penché ;
Et son cœur en était profondément touché.
Quand la nuit le força de quitter sa lecture,
Ii mangea lentement sa pauvre nourriture,
Puis, d’un geste élégant, jeta du bout des doigts
Le reste de son pain aux moineaux sur les toits ;
Et Jeanne remarquait sa grâce naturelle.
Enfin, sans une fois lever les yeux sur elle,
Après avoir lancé vers le Paris lointain
Un regard où brillait comme un défi hautain
Et comme le désir d’y devenir un maître,
Le jeune homme quitta brusquement sa fenêtre.
Il rentra dans sa chambre. Une minute encor,
Jeanne vit la mansarde et son humble décor
Vivement éclairés par la lampe allumée ;
Et lorsque fut enfin la fenêtre fermée
Et que le vieux rideau sur sa tringle glissa,
Jeanne eut un grand frisson... Elle l’aimait déjà !

 

Elle le revit là bien des soirs... Oh ! l’attente !
S’il paraissait, quel trouble ! Et qu’elle était contente !
Quel chagrin, quand la nuit du balcon la chassait !
Savait-elle déjà qu’elle l’aimât ? Qui sait ?
Mais le voir et le voir, c’était sa seule envie :
Et Jeanne n’avait plus d’intérêt dans sa vie
Passée en s’irritant du jour lent à finir,
Que d’attendre cette heure et de s’en souvenir.
D’ailleurs elle gardait pour elle sa chimère ;
Elle ne l’avait pas confiée à sa mère.
Si ce n’est qu’au balcon on restait un peu tard,
On vivait comme avant. Messes à Saint-Médard,
Haltes dans le Jardin des Plantes, près des roses ;
Toujours les mêmes jours avec les mêmes choses.
Tout comme avant l’instant où l’amour la toucha,
Jeanne, ouvrant son Érard au son d’harmonica,
Pour sa mère, le soir, chantait quelque romance
Célébrant les ardeurs d’Isolier où d’Hermance
Et datant des anciens troubadours-abricot,
Tandis qu’interrompant son éternel tricot,
La maman souriait, très fière de sa fille,
Et battait la mesure avec sa grande aiguille.
Ainsi, ne laissant voir ni trouble, ni langueur,
Jeanne dissimulait le secret de son cœur.

 

III

Une vieille venait pour faire le ménage,
Qui savait le secret de tout le voisinage.
Par elle, Jeanne apprit quel était l’inconnu.
Dans l’immense Paris, depuis deux ans venu,
Il recevait un peu d’argent de sa province,
Rarement ; mais, très pauvre, il avait l’air d’un prince.
Il vivait à l’écart seul et mystérieux ;
Sa jeunesse, son air farouche, ses beaux yeux,
Ses longs cheveux flottants, comme en ont les artistes,
Avaient tourné la tête aux petites modistes
Dont la boutique s’ouvre au coin du carrefour.
Elles le fusillaient de sourires d’amour ;
Mais il passait, les yeux baissés, inabordable.
Son portier prétendait, ayant vu sur sa table
Des papiers noirs de mots alignés de travers,
Que c’était un auteur et qu’il faisait des vers.
Le fait certain, c’était que, toujours, dans sa chambre,
Même quand il manquait de feu, l’autre Décembre,
On l’entendait, la nuit, qui marchait à grands pas,
En déclamant des mots qu’on ne comprenait pas.

 

Un poète !... Oh ! que Jeanne avait le cœur en fête !
Un poète ! C’était un pauvre et doux poète,
Vers qui tous ses désirs volaient si follement !
Oh ! comme elle attendit le bienheureux moment
Où le jeune homme avait coutume d’apparaître ;
Et quand il vint s’asseoir au bord de sa fenêtre,
De quelle émotion naïve elle trembla !
L’inconnu lui parut bien plus beau, ce jour-là !
Son front, que pâlissaient le jeûne et l’insomnie,
Était comme éclairé d’un rayon de génie.
Il lut quelques instants, fit son repas frugal ;
Aux moineaux de Paris, dont l’essaim amical
De petits cris joyeux charmaient sa solitude,
Il émia son pain, selon son habitude,
Puis, s’accoudant, toujours hautain et gracieux,
S’abîma dans son rêve en regardant les cieux.

 

Ce fut alors que Jeanne eut la cruelle idée
Qu’il ne l’avait jamais un instant regardée.
Hélas ! ce fut alors qu’elle se rappela
Les soirs, les nombreux soirs qu’elle avait passés là,
Heureuse de subir ce charme involontaire,
Sans que jamais les yeux du rêveur solitaire
Se fussent une fois tournés de son côté ;
Et, songeant tout à coup qu’elle était sans beauté,
Qu’elle n’avait qu’un pâle et délicat visage,
Qu’on ne se retournait jamais sur son passage,
La pauvre enfant comprit, en sanglotant tout bas,
Qu’elle était amoureuse et qu’on ne l’aimait pas.

 

Elle connut alors la douleur. Mais que faire ?
on miroir consulté pour elle fut sévère.
Avec lui quel navrant regard elle échangea !
Jeanne vit tout son sort, se résignant déjà ;
Elle devait vieillir près de sa mère infirme.
Il faut bien accepter un malheur qui s’affirme.
Elle oublierait, allons I C’était bien résolu.
Comme elle l’eût aimé, pourtant, s’il eût voulu !...
Pensant de sa folie effacer toute trace,
Elle s’interdisait d’aller sur la terrasse
Ou n’y venait que tard, à la nuit tout à fait.
Mais là, le souvenir plus vif la poursuivait.
S’appuyant au balcon, triste, un doigt sur la tempe,
Elle voyait briller devant elle la lampe
Du poète au travail dans sa chambre enfermé.
Ah ! s’il avait voulu, comme elle l’eût aimé !...
Alors, elle sentait plus fort son infortune
Et ses doux yeux en pleurs brillaient au clair de lune.

 

IV

Le temps passa, passa, sans calmer son souci.

 

Jeanne, par charité, pour se distraire aussi,
Donnait quelques leçons au fils d’une indigente,
Sa voisine. Joli, de mine intelligente,
Cet enfant lui faisait trouver les jours moins longs.
Elle aimait à jouer avec ses cheveux blonds,
Tandis qu’il récitait catéchisme ou grammaire ;
Et quand Jeanne sortait, pour que sa vieille mère
Prît un peu d’exercice, on emmenait l’enfant.
Elle était aussi douce, aussi bonne qu’avant
L’orageux sentiment soulevé dans son âme.
Un matin, elle sut, par cette bonne femme
Qu’elle ne voulait plus pourtant interroger,
Que le jeune voisin allait déménager
Et changer tout à fait de manière de vivre ;
Qu’il devenait fameux, qu’il avait fait un livre,
Et que l’on imprimait son nom dans les journaux.

 

Il ne jettera plus ses miettes aux moineaux,
Pensait la pauvre Jeanne, écoutant la bavarde,
Et je ne verrai plus sa lampe en sa mansarde :
Tant mieux I Qu’il soit heureux ! Moi, je dois l’oublier.

 

Deux jours après, avec leur petit écolier,
Par une après-midi de Juin des plus brûlantes,
Jeanne et sa mère étaient dans le Jardin des Plantes,
À l’ombre de leurs grands marronniers favoris.
Heureux d’être dehors, le gamin de Paris
Fouettait joyeusement près d’elles sa toupie ;
L’aveugle, par la chaude atmosphère assoupie,
Avait abandonné son tricot un moment,
Et Jeanne, à son côté, brodait nerveusement.
Elle s’interrompit soudain. La jeune fille
Venait contre son dé de casser son aiguille,
Et cherchait vainement près d’elle son étui,
Quand, dans l’allée, un homme apparut...
C’était lui ! Elle le vit de loin. C’était lui, le poète
Il marchait absorbé, pensif, baissant la tête,
Peut-être murmurant quelques rimes tout bas.
Il s’avançait toujours ! il était à dix pas
Jeanne eut le cœur étreint d’une émotion telle
Qu’elle crut défaillir. Quand il fut tout près d’elle,
Ayant vu quelque chose à terre, il se baissa.
C’était l’étui perdu. Le passant ramassa
L’objet et, du regard cherchant à qui le rendre,
Aperçut Jeanne et fit un pas pour le lui tendre.
Alors la pauvre fille eut un immense espoir.
Il allait lui parler, la connaître, la voir,
La deviner, l’aimer peut—être. Oh 1 bonne chance !
Mais le petit garçon, par gentille obligeance,
Courut vers le jeune homme en lui tendant la main ;
Le poète remit sa trouvaille au gamin
Et, par ces beaux cheveux d’enfant séduit sans doute,
Le baisa sur le front et poursuivit sa route.

 

Le fol espoir de Jeanne, hélas ! s’était enfui !
Mais quand l’enfant, venant lui rapporter l’étui,
Lui présenta sa tête innocente et bouclée,
L’amoureuse, un instant de désir affolée,
Étreignit le petit d’un geste ardent et prompt
Et recueillit, collant ses lèvres sur ce front,
Avec un rauque et long sanglot de tourterelle,
Ce baiser de hasard qui n’était pas pour elle.

 

V

Le jeune homme a quitté sa chambre sous les toits ;
Puis ont passé les jours, les semaines, les mois,
Et celle que sa vue a pour jamais charmée
Ne sait plus rien de lui que par la renommée.
Pareille aux pauvres gens qu’on voit, en carnaval,
Écouter la musique à la porte d’un bal, J
Jeanne, que font souffrir son cœur et sa mémoire,
Entend de loin ce nom retentir dans la gloire,
Tandis que sans amour, sans joie et sans beauté,
Toujours elle s’enfonce en son obscurité.
Sa vie est grise et morne ; elle veut s’y résoudre.
Une ouvrière, assise à sa machine à coudre,
Habite la mansarde où Jeanne aimait à voir
Le poète rêver devant le ciel du soir.
Avec le calme ennui que l’habitude enfante,
Elle fait son devoir de fille et de servante.
Elle oublie ; et parfois, quand le petit garçon
De la pauvre voisine arrive à la maison
Et tend naïvement son front à sa caresse,
Jeanne, se reprochant sa minute d’ivresse
Et ne voulant plus même un moment se griser
Avec le souvenir de l’ombre d’un baiser,
À ne pas embrasser ce front pur se condamne...

 

Et ce baiser, ce fut tout le roman de Jeanne.