Le rayonnement des humanités à l’École normale

Le 18 octobre 1994

Jacqueline de ROMILLY

Bicentenaire de l’École Normale Supérieure

Le rayonnement des humanités à l’École normale

par
Mme Jacqueline de ROMILLY
Déléguée de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres

Séance publique annuelle des cinq Académies

 

 

 

Les organisateurs de la célébration d’aujourd’hui ont souhaité, vous le voyez, que, parmi les orateurs, se fît entendre une voix féminine. C’était une façon de rappeler que l’École a récemment ouvert ses portes aux femmes.

En vertu d’une tolérance, dont un bon mot traditionnel fait la caractéristique de cette maison, l’École avait laissé certaines d’entre nous s’y glisser discrètement. Leur statut ne fut officiel qu’en 1927, mais il y avait eu des pionnières scientifiques en 1910, 1912, 1917, 1919, 1926. En 1927, il y avait une scientifique et trois littéraires : l’invasion, en somme, commençait. Simone Weil entra à l’École en 1928. Cinq ans après, ma promotion comptait une scientifique et deux littéraires. Nous étions encore des exceptions, mais très largement acceptées. On ne parlait plus de « gynécée ». Bientôt il y eut, rue d’Ulm, des cours faits par des femmes (je fus du nombre). Et, un demi-siècle plus tard, tout était commun dans une École mixte, où Sèvres avait rejoint la rue d’Ulm.

Je rappelle ces faits pour justifier ma présence; mais j’ajoute qu’ils ne sont pas si éloignés du thème que je voudrais traiter ce soir. Car pourquoi les filles ont-elles commencé à se tourner vers la rue d’Ulm, sinon parce qu’elles y trouvaient des disciplines qui, dans l’enseignement féminin, étaient ou inconnues ou moins développées que là ? Je suis helléniste. Or je remarque dans ces premières élèves femmes des philosophes nourries de grec, comme Simone Piètrement, Clémence Ramnoux et Simone Weil, ou bien des hellénistes comme Mme Bon ou Mme Duchemin, peu avant ma promotion. Mais c’est qu’il faut se rappeler les circonstances : je suis de la toute première génération d’élèves à avoir pu commencer le grec en quatrième dans un lycée de filles. L’organisation des études ne devait suivre que plus tard. Et, en attendant, pour celles que tentait la culture classique, aucun lieu ne pouvait éclipser le rayonnement de la rue d’Ulm. C’était son privilège par rapport aux trois autres écoles normales ; et c’était sa fierté, depuis toujours. Je voudrais vous donner une idée de cet épanouissement particulier que rencontre à l’École la culture classique, et peut-être en chercher la raison.

En donner une idée est facile. Pour commencer par les débuts, je pourrais rappeler la place traditionnelle des langues classiques au concours d’entrée. Même s’il y a maintenant deux concours littéraires, le concours classique, où reste une épreuve obligatoire de latin ou de grec, représente encore, en notre temps de modernité exacerbée, les trois quarts des places.

Puis voyez, à l’autre extrême, les carrières. On nous a remis, à l’occasion de cette célébration, les listes des normaliens-lettres entrés dans les diverses Académies de l’Institut de France. L’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, que j’ai l’honneur de représenter, vient largement en tête, alors que d’autres Compagnies sont plus nombreuses. Elle a compté, au fil du temps et au total, deux cent dix normaliens ; elle en compte aujourd’hui vingt-neuf : presque les deux tiers de ses membres.

Et, puisque je parle au nom des lettres, laissez-moi oublier ces chiffres et leur préférer l’éclat des grands noms dont le souvenir chante dans nos mémoires. Mais comment choisir ? En 1811, quatre maîtres enseignaient à l’E.N.S., dont Villemain et Burnouf (le Burnouf de Tacite). Et parcourons l’annuaire : l’on cueille au passage Victor Duruy et Michel Bréal, Foucart et Gaston Boissier, les frères Croisez et Salomon Reinach — plus tard, Jouguet, Carcopino, Charles Picard et Dugas, Louis Robert et Boyancé, Jean Bayet et le père Festugière. Certes, j’ai connu des maîtres éminents, qui n’étaient pas passés par l’École ; cela va de soi et doit être dit ; mais l’apport de l’École, dans ces disciplines-là, est éclatant. D’ailleurs certains de ces savants reviennent se consacrer à l’École : j’ai connu, en vingt ans, deux directeurs hellénistes. Autrement dit, tout se passe comme si les lettres classiques étaient pour l’École une vocation privilégiée — avec même, j’ose l’avouer, une petite cote d’amour pour l’hellénisme.

Et si ce n’était que le passé ! Mais, sachez-le, cette tradition est bien vivante et tournée vers l’avenir. J’en citerai deux preuves.

D’abord la bibliothèque. La bibliothèque est pour nous le cœur même de l’École. C’est la seule où puisse se poursuivre, à Paris, une recherche correcte dans le domaine classique. Et elle vit et s’étend : son bibliothécaire y veille ; malgré toutes les pénuries, la bibliothèque s’accroît de quelque neuf mille volumes par an. Si vous me permettez un petit souvenir, et, presque une confidence, je vous raconterai ceci : j’ai été tenue pendant toute la dernière guerre éloignée de Paris : je menais en diverses villes une vie difficile et menacée. Enfin, la guerre s’acheva, et nous pûmes rentrer à Paris un soir d’octobre 1944 : le lendemain matin, à 10 heures, j’étais à la bibliothèque de l’École. Je n’avais rien à y faire : simplement y retrouver ma vie et mes semblables. Que la bibliothèque continue, aujourd’hui encore, à s’enrichir et à se tenir à jour, voilà le meilleur gage pour la vie de nos études.

Et puis, nouveauté : les sciences de l’Antiquité constituent depuis peu d’années un centre, moderne, bien installé, actif ; de nombreux savants étrangers y sont accueillis chaque année. De mon temps, ce n’était là que de rares exceptions, à peine officielles. Or qu’est-ce qui peut le mieux vivifier et stimuler la recherche ? Ce C.E.A., auquel sont rattachées les équipes de recherche du laboratoire d’archéologie, a même ses publications. Non ! les études classiques, à l’École, ne sont pas un souvenir du passé : leur rayonnement a l’éclat de la jeunesse, et il éclaire l’avenir.

Je suis d’autant plus heureuse de le constater que nul n’ignore la crise que connaissent ces études dans l’enseignement français des lycées et collèges. Leur maintien et même leur essor à l’École confirment qu’il s’agit là d’un lien privilégié.

Mais, du coup, l’on est conduit à se demander pourquoi, à s’interroger sur la nature et la raison de ce lien entre l’École et l’humanisme. Je crois vraiment qu’il ne s’agit pas d’une sorte de hasard historique, mais d’un rapport profond entre ces études et la formation normalienne. Je vous proposerai à cet égard deux explications, qui, au premier abord, peuvent sembler contradictoires, mais dont on peut montrer que, finalement, elles se rejoignent.

La première concerne la vie privilégiée du normalien et le fait que soudain lui soient accordés, loin de tout souci, ces deux biens sans pareils qui sont la liberté et le loisir, avec tous les échanges et toutes les découvertes qu’ils rendent possibles.

La recherche littéraire et la culture littéraire vivent de ces contacts, de ces rencontres : rencontres entre les textes, rencontres entre les méthodes. En faisant se côtoyer chaque jour des jeunes gens qui se distinguent dans les diverses disciplines littéraires (et il est bon qu’il y ait ce tri, ouvert à tous, mais assurant une qualité), en leur accordant l’occasion de se communiquer spontanément leurs curiosités, leurs admirations et leurs projets, en leur ouvrant de surcroît la possibilité de suivre tous les cours qui les tenteront dans le vaste éventail de ce qui s’enseigne à Paris, on les arme pour une compréhension plus large et une recherche plus originale. Je me souviens si bien de ma première année d’École, quand je suivais des cours de sanskrit et m’intéressais à l’atlas linguistique de la France, quand mon camarade Chastel nous expliquait, émerveillé, les nouvelles orientations de l’histoire de l’art et que Caillois obligeait les plus sages lecteurs de César, ou de Voltaire, à découvrir le surréalisme ! Cette variété, cette liberté peuvent passer pour la marque d’esprits amateurs, peu sérieux, séduits par la mode et le brillant ; mais non ! Outre qu’il y a un correctif, dont je parlerai tout à l’heure, ces contacts sont vivifiants pour la recherche littéraire. La liberté matérielle, en ce domaine, développe la liberté de l’esprit, les contacts divers et prolongés élargissent les perspectives. En ce qui concerne les humanités, je crois que cet élargissement encourage les esprits aux retours vers le passé : on découvre que tout se tient, et que ce passé touche à notre présent. Inversement, pour ceux qui se spécialiseront dans les lettres classiques, le contact avec les recherches nouvelles leur fait lire dans les œuvres antiques des problèmes nouveaux : on ne pratique pas le grec comme avant, lorsque l’on a rencontré, même sans en devenir l’adepte, des disciplines neuves — par exemple, pour les dernières décennies, l’anthropologie ou la sémiologie. À chaque rencontre, à chaque lecture, des idées personnelles peuvent naître. Une des forces de l’École, en lettres — à condition, évidemment, de ne pas s’y engloutir à jamais — tient à ce que j’appellerai les « lectures inutiles ».

Enfin, le loisir permet de sortir des contraintes du moment. J’ai fait naguère avec des normaliens, une édition des Perses d’Eschyle. Un jour, approchant de ma salle, j’entends un grand bruit de voix. Je pense aussitôt « Allons bon ! La politique » Mesdames, Messieurs, dans cette École souvent si politisée, mon équipe se querellait sur la place de la flotte grecque à la bataille de Salamine. C’est cela aussi, le loisir normalien.

Mais il ne faut jamais oublier que ce loisir a été durement gagné dans le labeur obstiné des classes préparatoires. Car cela compte. Pierre-Henri Simon, dont j’occupe le fauteuil à l’Académie française, était normalien. Or il disait, plus tard : « Ce qui est important est moins d’avoir été normalien que khâgneux. » Mon passé de professeur de khâgne me le fait croire aussi. Car c’est, en lettres, la plus belle formation dont j’aie jamais fait l’expérience, et la plus solide.

Non pas seulement par le travail qu’elle impose et que l’émulation encourage. Pourtant un tel travail est bon et sain. Non pas seulement par les connaissances qu’elle apporte et qui seront une base utile, soit pour l’enseignement soit pour la recherche. Mais parce que les jeunes bacheliers doivent mener de front, ensemble, les principales disciplines littéraires. Parce qu’aucun d’entre eux ne fera des lettres sans avoir fait d’histoire, qu’aucun n’expliquera Racine sans avoir lu de près Shakespeare ou Goethe, parce qu’ils n’aborderont pas Platon sans avoir étudié, pendant trois ans, la philosophie, et qu’ainsi tout ce qu’ils feront sera mieux fait et plus approfondi.

En ce sens, on le voit, l’élargissement est comparable à celui que l’on rencontre dans la liberté de la vie à l’École. Certains seront tentés de parler de pluridisciplinarité — mais à tort, dans les deux cas. Dans la vie à l’École, il s’agit de contacts divers et individuels, qui n’obéissent à aucune organisation systématique; dans la vie des classes préparatoires, il s’agit de tout un groupe de disciplines, présentant une unité fondamentale, qui tient à leur nature même.

Cette unité remonte loin; elle existait justement dans la culture antique. Et peut-être y a-t-il là un élément de plus expliquant le rayonnement des humanités à l’École. Dans l’Antiquité, l’historien était un philosophe, le poète un moraliste, l’orateur un esprit nourri de réflexion politique. Cette unité originelle les enrichissait. À travers les contraintes de la diversification moderne, il en est de même pour l’ancien khâgneux ou l’ancien normalien. Je vous ai cité des noms de philosophes nourris de pensée antique. Mon père était sociologue et travaillait à une thèse sur le mot grec aidôs, la pudeur.

Qui plus est, la khâgne ne délimite pas, comme c’est le cas ailleurs, des programmes constitués d’échantillons à connaître sur le bout du doigt. Elle exige une teinture de l’ensemble. Certains se plaignent que cela développe une aisance bavarde et trompeuse. Mais ils oublient que la compétition même exige un minimum d’approfondissement, et que cet approfondissement, en ces domaines divers, est tout juste ce que l’on pourrait appeler la culture.

L’on comprend alors pourquoi j’ai préféré au mot d’études classiques le beau mot un peu désuet, mais riche d’harmoniques, que l’on employait en disant « les humanités ». Les humanités impliquent cette formation à la fois multiple et homogène, fondée sur le travail et sur la liberté, qui se retrouve ensuite dans toutes les formes de l’enseignement, de la recherche, de la création et de la vie.

J’ajouterai un mot à cet égard. On pourrait reprocher à cette vision de l’École humaniste d’être un peu coupée des réalités et des réussites pratiques. De fait, quelqu’un a écrit que « les relations du jeune normalien ne sont d’aucune utilité, que ces relations s’appellent Homère, Platon, Virgile, ou bien Descartes, Racine, Baudelaire... » Mais cette phrase alarmante a été écrite par quelqu’un dont la réussite pratique rassure ses lecteurs, puisque cet homme ainsi pourvu de si  inutiles relations a, en somme, bien réussi : il s’appelait Georges Pompidou.

Mesdames, Messieurs, bien que j’aie mis l’accent sur les textes et les livres, je terminerai en évoquant, non pas des salles de cours ou de lecture, mais le jardin de l’École. Ce n’est pas, croyez-le bien, à cause du jardin des racines grecques, ni même à cause du jardin d’Épicure, ou du jardin du héros Académos, qui a donné son nom à toutes les Académies, non ! mais parce que « école », en grec, σκολή, veut dire loisir (loisir studieux, bien entendu !) et que les groupes que l’on voit lire, bavarder, méditer sur les bancs de ce jardin, dès qu’arrive le printemps, me semblent l’image de cette continuité sereine qui survit à toutes nos agitations et nos modes. Je me suis assise sur ces bancs. Mon père s’y était assis avant moi. Dans la paix de ce lieu hors du temps, avec les livres et les roses, je puis imaginer que des forces nouvelles se préparent, librement, obstinément, comme une sève qui monte. S’il y a demain le renouveau que je souhaite dans le rayonnement des humanités — renouveau qui nous aidera à faire face aux multiples crises dont notre monde actuel est menacé —, c’est là qu’il se prépare, et c’est, entre autres, à l’École normale supérieure que nous devrons tous en être reconnaissants.

Permettez-moi de terminer sur cette image de paix et d’espérance. Après deux siècles d’expérience, nous qui aimons l’École, nous lui faisons confiance.