La Nymphe des bois de Versailles

Le 8 octobre 1896

Armand PRUDHOMME, dit SULLY PRUDHOMME

LA NYMPHE DES BOIS DE VERSAILLES

POÉSIE[1]

DE

M. SULLY PRUDHOMME

MEMBRE DE L’INSTITUT

 

Je dormais dans ces bois où, depuis vingt-cinq ans,
Ni le bruit des combats ni la rumeur des camps
Ne troublaient plus l’asile ombreux de mon long rêve :
À peine un cri d’enfant, un branle de berceau,
Un froissement de feuille à l’essor d’un oiseau
Coupaient le labeur grave et muet de la sève.

 

Je dormais, quand soudain je sentis frémir l’air
Et près de mon côté le sol antique et cher
Tressaillir, et vers moi palpiter le bocage.
Frissonnante à mon tour j’eus un éclair d’effroi...
Mais le buisson s’ouvrit, et l’ombre du Grand loi
M’apparut souriante et me tint ce langage :

 

« Nymphe immortelle, écoute et viens à mon secours.
Un couple impérial, espoir des nouveaux jours,
Veut visiter ma gloire embaumée à Versailles.
Je ne suis plus qu’un spectre, un voile éteint ma voix :
Que la tienne, sonore et suave à la fois,
En soit le vif écho dans ces nobles murailles !

 

« Mes hôtes sont les tiens, prends ma place auprès d’eux ;
Traduis pour leur couronne et leur race: mes vœux ;
De mon règne en. exemple offre-leur ce qui dure ;
Apprends-leur à quel peuple ils ont tendu la main,
Et, quel génie ici, plus que moi souverain,
Plus que moi conquérant, a vaincu la Nature ;

 

« Comment, à mon appel, tous les arts en ces lieux,
Vouant à l’Idéal un temple harmonieux,
D’un rendez-vous de chasse, abri sombre et sauvage,
Ont su faire, ô prodige ! un rendez-vous sacré
Pour deux peuples unis fièrement, de plein gré,
Par l’attrait mutuel d’un beau nœud sans servage.

 

« L’Épouse auguste est là : va lui dire en mon nom
Que les Grâces lui font leur cour à Trianon
Comme à leur jeune sœur que le bandeau fait-grande,
Le fils des Romanoff m’apporte ses saluts ;
Au seuil du palais vaste où je ne brille plus
Il sied que dans tes yeux mon soleil les lui rende !

 

« Ah ! depuis que la tombe a refroidi, mes os
J’ai longtemps médité sur l’emploi des héros.
Mais n’importune pas de ma science amère
Un prince que son sang nous convie à fêter ;
Pour bien faire il n’a pas de maître à souhaiter
J’ai déjà reconnu son modèle en son père.

 

« La sagesse léguée a pris racine en lui
Et la fleur en est douce à cueillir aujourd’hui.
Nymphe, reçois-le donc, de mon lustre vêtue ;
Sois tendre à sa compagne ; au front de leur enfant
Pose, au nom de la France, un baiser triomphant
Pour que la foi jurée aux cœurs se perpétue. »

 

[1] Ces vers ont été lus par Mme Sarah Bernhardt, le jeudi 8 octobre, au Château de Versailles, en présence de Leurs Majestés l’Empereur et l’Impératrice de Russie.