Inauguration du monument élevé à la mémoire de Sainte-Beuve, à Paris

Le 19 juin 1898

Albert VANDAL

INSTITUT DE FRANCE

ACADÉMIE FRANÇAISE

INAUGURATION DU MONUMENT

ÉLEVÉ À LA MÉMOIRE DE SAINTE-BEUVE,

À PARIS

Le 19 juin 1898.

 

DISCOURS

DE

M. ALBERT VANDAL
CHANCELIER DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

 

MESSIEURS,

Au nom de l’Académie française, je suis heureux de m’associer au témoignage de gratitude qui vient d’être si délicatement rendu au comité Sainte-Beuve, à ses adhérents et souscripteurs : qu’il me soit permis d’ajouter un remerciement à l’adresse de celui qui a présidé le comité, qui a participé activement à son œuvre et qui lui a prêté l’autorité d’un nom illustre et cher entre tous : lui aussi, une fois de plus, a bien mérité des lettres.

N’est-ce pas, en effet, honorer notre littérature tout entière que d’assurer un permanent hommage à l’insigne et multiple écrivain qui en demeure l’une des gloires ! Sainte-Beuve a renouvelé ou plutôt créé un genre, après en avoir parcouru plusieurs. Dans l’ordre des spéculations et des émotions intellectuelles, ce grand curieux voulut tout aborder, parce qu’il se sentait apte à tout comprendre et à tout goûter. Pour mieux percevoir des états d’esprit divers, il se les appropria successivement. Sous le règne d’Hugo et de Lamartine, il se fait une âme romantique. Plus tard, lorsqu’il veut nous conter les désenchantements d’une jeunesse à la fois ardente et rêveuse, il ressuscite en lui l’âme de René. Mais bientôt le passé l’attire ; il s’y plonge, pénètre au plus profond du XVIIe siècle ; il s’assimile, pour les exprimer définitivement, les puissances et les secrets de l’âme janséniste.

Cependant, à mesure que passaient les années, au cours de ses volontaires métempsycoses, il tendait à substituer des jugements à des impressions. Il s’était fait poète, romancier, historien, polémiste, mais il était né critique. Ce genre lui appartenait en propre, puisqu’il permet de s’intéresser aux manifestations les plus diverses de l’intelligence humaine, de sympathiser avec toutes et d’en préférer quelques-unes. Sainte-Beuve s’installe donc dans la critique ; il s’y taille un royaume, un empire, dont il recule prodigieusement les limites. C’est merveille que de le voir, à l’aide d’une érudition toujours prête et d’une information sans rivale, renouveler infatigablement sa prise sur le goût de ses contemporains ; vingt années durant, il perpétue ce miracle de gouverner un jour par semaine le monde des esprits.

On pourrait l’appeler le Balzac de la critique. S’il n’égale point le grand romancier par la puissance créatrice, il s’en rapproche par l’acuité de la vision, par la profondeur de l’analyse, par l’universalité de son œuvre. Il a en plus des subtilités et des détours, des grâces, des chatoiements, des souplesses félines qui permettent aux seuls raffinés de l’apprécier pleinement, de trouver en lui leur plaisir et leur délectation. S’emparant du monde moderne, Balzac a peint la comédie humaine telle qu’il la voyait sous ses yeux, telle aussi qu’il la pressentait dans l’avenir. Sainte-Beuve, amoureux surtout des temps écoulés el. s’insinuant en leurs complexités, reconstitue la comédie humaine d’autrefois, avec l’infinie variété de ses épisodes et de ses types.

Il en rappelle un à un les acteurs, les témoins ; il les interroge, il les étudie séparément, et il réussit à nous léguer une œuvre sans précédent, un trésor de monographies, une immense galerie de portraits où l’histoire revit dans ses personnages, et chacun de ces portraits a le fini d’une miniature, avec la fermeté d’un tableau de maître : c’est le triomphe d’un art consommé et sûr, patient, contenu, tout en nuances, exquis dans sa discrétion.

Mais ne célébrons pas seulement les dextérités de son art et les délices de son style. Sa critique fut initiatrice. Avant lui, on jugeait un ouvrage en l’isolant de son auteur. Sainte-Beuve s’attache au contraire à scruter la nature morale et physique de l’écrivain : il tâche de revivre sa vie, d’entrer aussi avant que possible dans la familiarité intime de son être. Il explique le livre par l’homme. Grande et féconde innovation ! la critique, disons mieux, l’enquête psychologique était instituée.

Parfois, l’étude de types épars mène Sainte-Beuve à des constatations d’ensemble. C’est ainsi que, découvrant entre les esprits des parentés inaperçues, il s’en sert pour un classement nouveau ; il signale des groupes, des familles d’esprits, et donne à la distinction des genres une base naturelle. Cependant, il cherche moins d’ordinaire à dégager des lois qu’à fixer des observations, à collectionner des faits : accumuler des vérités plutôt qu’atteindre et maîtriser la vérité, tel est son but. La poursuite du fait individuel exact remplit et passionne sa vie ; il y trouve sa volupté, il y met son honneur ; le culte du vrai limité, mais précis et tangible, l’émeut et l’échauffe ; ce fut la religion de ce sceptique. Réaction contre l’esprit de système, contre les législateurs a priori et les doctrinaires de la littérature ou de l’histoire, contre leurs synthèses prématurées, l’effort de Sainte-Beuve est là tout entier. Nul n’a plus contribué à propager parmi nous la méthode analytique, qui ne fit que marquer l’un des stades de notre évolution intellectuelle, mais un stade nécessaire. C’est en cela qu’il a exercé une action durable, qu’il fut et demeure, au sens absolu du mot, un maître.

Sa postérité littéraire est innombrable. Sans parler de la critique proprement dite, que ne doivent pas à ce subtil peintre d’âmes le roman et même le théâtre psychologiques ? L’école réaliste n’a-t-elle pas emprunté quelque chose à ses procédés d’investigation minutieuse, au positivisme de son art ? En histoire, il nous a donné d’inappréciables leçons de probité et de scrupule. Il nous fit mieux sentir le prix du document : il nous apprit à tirer de cette poussière tout ce qu’elle renferme de révélations, à ne jamais abandonner un sujet sans l’avoir observé sous tous ses aspects et définitivement épuisé. Son exemple a formé des générations de bons travailleurs : il a suscité, il suscite encore d’attentifs érudits, d’habiles psychologues, des romanciers, des historiens. Au point de départ commun de plusieurs des avenues que la littérature moderne a magnifiquement parcourues, au centre de ce rayonnement, Sainte-Beuve se retrouve : on voit apparaître cette puissante et originale figure telle que le ciseau de l’artiste la fait aujourd’hui revivre à nos yeux, cette face large et heurtée qu’illumine l’intelligence, ce regard enfoui et pourtant scrutateur, ces replis de visage où la pensée semble se concentrer et se ramasser sur elle-même pour mieux prendre son élan, pour percer directement jusqu’au fond des âmes et saisir le fin mot des choses.

J’aime le lieu où vous avez mis son image. Il est ici chez lui, en cet asile de verdure où il se plaisait à reprendre haleine, après l’effort quotidien. Au centre des quartiers studieux, qu’enfièvre l’ardeur au travail, ce jardin met un coin de nature, rafraîchissement des yeux et de l’âme : c’est la poésie de la rive gauche. D’autres y venaient en même temps que Sainte-Beuve, cherchant comme lui à se délasser de grands travaux, fuyant leur pensée et ressaisis par elle, et souvent, dans la paix du soir, lorsque l’éclat d’un beau jour mourait en une splendeur alanguie, l’idée vaguement conçue dans l’ombre du laboratoire se précisait tout à coup et se formulait, le fantôme entrevu devenait réalité. Que d’idées sont écloses en ce jardin, avant de s’envoler sur le monde : idées de poètes, d’artistes, de savants et de philosophes, idées ingénieuses ou fortes, charmeuses ou conquérantes.

Et parfois ne reviennent-elles point au lieu où elles prirent naissance, ne les voit-on pas s’évoquer ici en de chatoyantes visions, ces créations du génie humain, immatérielles et lumineuses ? Sans doute, en de claires nuits d’été, quand la nature s’argente des rayons de la lune, sous les ombrages plus sombres, parmi ces bosquets, des lueurs légères se lèvent ; elles prennent forme et figure, et le promeneur attardé reconnaîtrait en elles les idées qui ont naguère enchanté son imagination ou ravi son cœur. Cheminant solitaires ou venant par groupes, elles parcourent les allées silencieuses ; elles frôlent les charmilles, en laissant derrière elles un sillon de clarté. Puis, parmi les penseurs de marbre érigés dans les verdoyants espaces, elles reconnaissent ceux de qui elles ont reçu la vie ; elles se réunissent à leurs côtés et forment autour de leurs images un chœur d’immortelles déesses.

Ce jardin propice à de telles évocations, gardons-le jalousement aux souvenirs qui l’habitent et qui le font sacré. Qu’ils triomphent ailleurs, les rois de bronze, les conquérants d’airain ; qu’ils chevauchent en effigie sur nos places, les monarques ou les généraux vainqueurs, auxquels la patrie rend un culte sonore et mérité. Qu’ils se dressent dans les carrefours, les agitateurs de la multitude, les héros ou les démons de la politique ; qu’ils restent dans le tumulte des rues, mêlés à la foule qui les a tour à tour acclamés et maudits ; qu’ils peuplent le forum de leurs éphémères statues ! Ici, nous tous hommes de pensée et de labeur, restons entre nous et honorons nos grands morts ; leur mémoire réclame un culte plus discret. Aux monuments qui leur sont dédiés, donnons pour accompagnement la nature et les fleurs, le murmure des grands arbres et le bourdonnement des abeilles, avec l’atmosphère de Paris pourtant et les bruits assourdis de la ville ; et parmi ces objets d’une dévotion intime, maintenons Sainte-Beuve au premier rang ; reconnaissons, saluons et révérons en lui un des rois de l’esprit.