Inauguration de la statue de Victor Laprade, à Montbrison

Le 17 juin 1888

François COPPÉE

INAUGURATION DE LA STATUE DE VICTOR DE LAPRADE

À MONTBRISON

Le dimanche 17 juin 1888.

DISCOURS

DE

M. FRANÇOIS COPPÉE

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE.

 

MESSIEURS,

L’Académie française, qui s’honore d’avoir possédé Victor de Laprade et à laquelle il était fier d’appartenir, a chargé son humble successeur d’incliner devant ce monument le souvenir de la Compagnie et de vous dire quelle affectueuse estime elle garde pour l’homme si droit et si pur, quelle fidèle admiration elle conserve pour le noble et haut poète.

J’ai déjà eu l’insigne honneur et le plaisir bien doux de louer solennellement celui dont vous fêtez aujourd’hui l’illustre mémoire et je n’ai pas à recommencer ici un éloge qui n’est plus à faire. Que pourrais-je ajouter, en effet, à ce que tant d’esprits de premier ordre, Villemain, Quinet, Montalembert, Guizot, Vitet, tant d’autres encore, ont pensé, dit et écrit de Victor de Laprade ? Je dois donc me borner à rappeler combien son œuvre est excellente, combien sa vie fut exemplaire, et à déposer une palme triomphale de plus au pied de ce bronze, où l’artiste a si bien évoqué la belle et pensive physionomie de votre glorieux compatriote.

Dans ce siècle finissant, où notre poésie nationale a brillé d’un si prodigieux éclat, où tant de cordes d’or ou d’airain ont été ajoutées à la lyre française, où Lamartine a coulé comme un fleuve d’harmonie, où Victor Hugo a soufflé comme une tempête de sublime, aucun poète peut-être, — je parle seulement ici de ceux qui ont gravi les hautes cimes de l’art, — aucun poète n’a su mettre dans ses ouvrages, au même degré que Victor de Laprade, ce mérite suprême, l’absolue et parfaite unité. Nous pouvons d’autant mieux le reconnaître aujourd’hui que l’œuvre est terminée, complète, et que nous la jugeons dans son ensemble, avec le recul nécessaire. Elle nous offre le rare phénomène d’une inspiration sans défaillance et qui n’a pas connu de déclin, d’une inspiration toujours sereine, toujours élevée, toujours mise au service des grands sentiments, des généreuses pensées, qui anime de son souffle puissant et pour la moindre strophe, le moindre vers du poète et qui imprime à toutes 4ês productions le même caractère de noblesse, de grandeur et de beauté.

Cette unité, qui me frappe et que j’admire chez Victor de Laprade, n’est ni de la monotonie, ni surtout de l’immobilité. Au contraire, son esprit a toujours suivi une marche progressive et n’a pas cessé, par d’heureuses métamorphoses, de se rapprocher de la perfection. Ceux qui auraient pu craindre qu’il s’attardât dans un panthéisme plein de poésie sans doute, mais un peu brumeux et incertain, qu’il restât absorbé dans le rêve mystique où le plongeait la contemplation de la nature, ont été bien vite rassurés. Ils ont vu l’auteur de Psyché et d’Hermia devenir délicieusement chrétien dans les Poèmes évangéliques, s’enflammer jusqu’à la satire pour la défense de sa foi et de ses convictions, unir dans Pernette le drame à l’idylle, trouver, pendant les désastres de l’invasion allemande, des accents inoubliables de douleur et de patriotisme, répandre enfin, dans le Livre d’un Père, les mâles et charmantes tendresses de son cœur. C’est ainsi que ce cher poète se transformait en se perfectionnant et, sans jamais déserter l’idéal, s’imprégnait toujours davantage de vie et de vérité, se laissait gagner de plus en plus par les émotions humaines. Le grand chêne avait d’abord exhalé vers le ciel, comme une hymne et comme un encens, les murmures et les parfums de son âme végétale ; mais plus tard, des orages ont agité ses branches sombres, les oiseaux l’ont peuplé de nids frémissants et l’ont empli d’exquises chansons.

Chez Victor de Laprade, l’existence vaut l’œuvre, la dignité morale égale le don poétique. Homme de tradition et de fidélité, modeste d’esprit, fier de cœur, indépendant surtout et désintéressé, il a vécu toujours selon l’honneur et le devoir ; et à l’heure de la disgrâce, je dirais presque de la persécution, il a montré le plus simple et le plus ferme courage. Cette âme virgilienne avait le stoïcisme d’un Caton.

Il est naturel — n’est-il pas vrai, Messieurs ? — en parlant de Laprade, de songer aux montagnes, qu’il a si souvent et si éloquemment chantées, aux montagnes dont il sentait si vivement les beautés grandioses et le charme pur, où il a été enthousiasmé par le lever du soleil répandant sa lueur rose sur les glaciers, où il a été délicatement touché par les petites fleurs sauvages poussant à travers la neige. Eh bien, c’est à la vie des montagnards que j’emprunterai une comparaison pour définir la gloire de Laprade, s’élevant par degrés, sans secousse, mais avec certitude. Elle me rappelle le pas de l’habitant des Alpes ou de l’ascensionniste, qui semble lent, mais qui est sûr, et qui va toujours plus haut. Votre poète n’a pas eu les débuts éblouissants de certains autres ; il n’a pas connu les succès enivrants, la tumultueuse popularité. Non, il a vécu en solitaire, pour mieux écouter la musique divine qui chantait dans son cœur. Il a pris le chemin le plus difficile, celui qui monte, et il l’a suivi courageusement, sans s’arrêter. Mais, aujourd’hui, il reçoit sa récompense. Tandis que plusieurs de ses rivaux, qui étaient partis en triomphateurs, se sont égarés en route ou sont tombés à mi-côte, lui, il a touché le but, il est sur le sommet. Voici sa statue !

Une statue !, Sans doute, l’ancien usage était injuste qui réservait exclusivement ce grand honneur aux rois et aux conquérants ; mais on doit convenir aussi que, parfois, dans nos temps troublés, il a été décerné par des caprices peu durables, par des passions d’un jour. Tel marbre hautain n’a joui que d’un triomphe provisoire ; plus d’un bronze pompeux retournera tôt ou tard à la fonte. Mais le poète que voici restera debout sur son piédestal, protégé par le pieux et légitime orgueil de ses concitoyens et par le respect de tous. Cette statue durera, car elle est méritée, et il y a dans son métal des éléments autrement précieux que l’or et l’argent mêlés à l’airain de Corinthe : il y a de l’idéal et de la vertu.