Il y a deux siècles Chateaubriand était élu à l’Académie française. Chateaubriand et Napoléon

Le 1 décembre 2011

Hélène CARRÈRE d’ENCAUSSE

Il y a deux siècles Chateaubriand était élu à l’Académie française
Chateaubriand et Napoléon

 

 

Mesdames, Messieurs de l’Académie,

En cette année 2011, il y a deux siècles tout juste, Chateaubriand était élu à l’Académie française. Élu, mais jamais reçu car son discours avait déplu à Napoléon. Tels sont dans leur sècheresse les faits qui semblent en définitive pouvoir se réduire à un simple incident. Mais en réalité, l’histoire académique de Chateaubriand est infiniment plus complexe car elle s’inscrit dans la relation singulière qui unit durablement l’Empereur et le poète, relations de fascination mutuelle et d’irritation mutuelle.

Ce bicentenaire d’une élection en partie manquée nous offre l’occasion de nous pencher sur le couple inséparable et toujours en conflit que formèrent le grand Empereur, qui ressuscita les académies après leur suppression par la Révolution, et le premier des Romantiques ; il nous donne aussi la possibilité d’accueillir enfin, avec deux siècles de retard, Chateaubriand sous la Coupole.

 

Notre histoire commence bien avant l’élection, à l’aube du xixe siècle. Exilé à Londres depuis sept ans, Chateaubriand rentre alors en France sous le nom d’emprunt de Jean-David de La Sagne, natif de Neuchâtel. Mais derrière cette fausse identité il y a bien François-René de Chateaubriand qui, dans ses lettres à ses amis, ajoute sous sa signature « auteur du Génie du christianisme ». Son grand ouvrage n’est pourtant pas achevé, mais ses proches – le poète Fontanes, Joubert, Madame de Staël, Pauline de Beaumont – l’ont poussé à en publier une partie sous le titre d’Atala. Le succès est immédiat. Chateaubriand écrit : « C’est d’Atala que date le bruit que j’ai fait dans le monde, ma carrière politique commença. »

Première conséquence de cette gloire nouvelle, Chateaubriand obtient en juillet 1801 que son nom soit retiré de la liste des émigrés. Au vrai, pour l’obtenir, il a fallu que ses amis, aidés de la sœur de Bonaparte, Élisa Bacciochi, très liée au marquis de Fontanes, plaident pour lui auprès du ministre de la Police, Fouché. Après le succès littéraire, cette décision politique lui ouvre la voie de l’action publique dont il rêve. C’est alors que son destin va croiser celui de Bonaparte. Le Premier Consul a compris que les Français souhaitent retrouver leur religion, même si les philosophes de l’Institut, dont il est membre, s’indignent de sa volonté de « mener la République à confesse ». Indifférent à leur opposition, il négocie avec le pape le Concordat, et le fait voter par le Corps législatif le 8 avril 1802. Dix jours plus tard, jour de Pâques, tandis que pour la première fois depuis des années les cloches sonnent à toute volée dans Paris, le Premier Consul, vêtu de l’habit rouge, entouré de tous les dignitaires du régime, assiste à Notre-Dame à un Te Deum solennel. On célèbre ce jour-là la fin des guerres révolutionnaires, marquée par le traité d’Amiens conclu avec l’Angleterre, et la religion rétablie en France par le Concordat. Nombre de fidèles de Bonaparte s’indignent de ces « capucinades », et l’un de ses généraux commente : « Il manqua à Notre-Dame les cent mille hommes qui se sont fait tuer pour supprimer tout cela. »

Contre ceux qui le critiquent, Bonaparte a trouvé un soutien de poids, Chateaubriand. Le Génie du christianisme vient de paraître et, dans le Mercure de France, Fontanes écrit que l’ouvrage est le symbole du retour du religieux en France. Le succès du livre est immédiat et considérable ; il fait écho à l’émotion suscitée par la cérémonie de Notre-Dame.

 

Pour Chateaubriand c’est le début du grand face-à-face avec le Premier Consul. Il écrit : « J’entrais dans la politique par la religion. » Jean d’Ormesson a souligné que Chateaubriand était l’homme des contradictions, contradictions du cœur, mais tout autant de l’esprit et de la volonté. Le succès du Génie du christianisme l’incite à souhaiter tous les honneurs. Et d’abord, l’élection à l’Académie française.

Étrangement, ses biographes ont ignoré l’épisode de sa première candidature à l’Académie, celle de 1803, pourtant combien révélatrice. Au début de cette année, deux académiciens disparaissent, Saint-Lambert et La Harpe. Le premier, philosophe passionné, sera critiqué à l’heure de sa mort par Chateaubriand, au contraire de La Harpe dont il salua la mémoire avec émotion. La Harpe meurt le 11 février 1803, Chateaubriand se porte aussitôt candidat à sa succession ; mais quelques jours plus tard à peine, le 20 février, il écrit au Secrétaire perpétuel Suard : « Monsieur, je m’étais d’abord présenté pour solliciter la place vacante à l’Académie par la mort de Monsieur de La Harpe. De nouvelles réflexions m’ont fait renoncer à ce projet. J’ai prié les personnes qui avaient bien voulu me promettre leurs voix de les porter sur un autre candidat. »

Cette première candidature à l’Académie est étonnante à bien des égards. Elle témoigne de l’intérêt réel que l’auteur du Génie du christianisme porte déjà à une institution qui vient tout juste de renaître. Elle témoigne aussi de sa familiarité avec l’institution. Il parle dans sa lettre à Suard de l’Académie alors que le mot est prohibé à l’Institut. Mais au même moment, les membres de la deuxième classe, à laquelle il s’est porté candidat, revendiquent le droit d’appeler leur classe Académie. Ce qui leur sera refusé.

Mais aussi, quelle démonstration des contradictions du poète ! À peine candidat, il renonce. L’explication réside probablement dans la multiplicité de ses ambitions. Fort d’une connivence qu’il tient pour acquise avec le Premier Consul, Chateaubriand rêve aussi d’une ambassade, il veut être envoyé auprès du pape Pie VII. N’a-t-il pas restauré l’idée du christianisme en France ? Vaincu l’esprit philosophique, tandis que Bonaparte réconciliait l’État et l’Église ? Élisa Bacciochi et Lucien Bonaparte se liguent pour l’aider. Lucien organise la rencontre de Chateaubriand avec son frère au cours d’une fête donnée chez lui. Chateaubriand écoute Bonaparte plutôt qu’il ne parle, et séduit, assure Lucien, son interlocuteur, sensible à la convergence de leurs idées. Et Chateaubriand d’écrire : « À la suite de cette entrevue Bonaparte pensa à moi pour Rome. » Il ajoute qu’il refusa net cette proposition et qu’il fallut les pressions d’un prélat pour la lui faire accepter. Ici Chateaubriand fausse quelque peu la perspective. Il désire quitter la France, où son œuvre suscite certes l’admiration mais provoque aussi de vives polémiques. Il veut, il l’écrit, emmener Pauline de Beaumont en Italie pour tenter de la sauver d’une mort prochaine. Il veut enfin échapper pour un temps à Céleste, sa fidèle mais encombrante épouse. Et surtout il veut un poste diplomatique. Pour l’obtenir, il a mobilisé Élisa Bacciochi par l’intermédiaire du fidèle Fontanes. Sans doute il ne sera pas ambassadeur, le rôle est dévolu au cardinal Fesch, oncle de Bonaparte, mais il sera premier secrétaire. Expert en christianisme, il est convaincu de pouvoir dominer le cardinal. Ce poste au Vatican est tout à la fois son ambition réalisée et une fuite, et l’Académie ne trouve plus de place dans ces nouveaux desseins.

 

Il suffira de peu de temps à Chateaubriand pour qu’il constate son erreur. D’abord, il a d’emblée multiplié les faux pas : il demande audience au Saint-Père, avant même que le cardinal Fesch, qui est l’ambassadeur à Rome, y soit arrivé ; puis au roi de Sardaigne, qui est alors en difficulté avec la France… Tout cela exaspéra le cardinal Fesch, qui le confina dans un réduit obscur du palais Lancelotti, réduisant sa fonction à la signature des passeports. Dans une lettre à Fontanes, Chateaubriand se plaignit amèrement : « À présent que j’y suis, je vois que la place de secrétaire d’ambassade est une place trop inférieure pour moi. Je suis donc résolu à interrompre cette carrière. » La mort de Pauline de Beaumont à Rome acheva de le convaincre qu’il lui fallait quitter au plus tôt la ville et son poste. Mais il n’en avait pas fini avec la carrière diplomatique. Bonaparte, qui l’admire et n’écoute pas les rapports malveillants de son oncle, lui offre alors un poste de chef de mission qui le mettra à l’abri des vexations qu’il a connues à Rome. Le poète représentera la France dans le canton du Valais devenu indépendant. Chateaubriand qui, disons-le au passage, confond le Valais avec le canton de Vaud, accepta la proposition, obtint de Talleyrand des subsides pour monter son ambassade et se prépara au départ.

Mais soudain ce projet s’écroule, et cette fois Chateaubriand n’y est pour rien. L’exécution du duc d’Enghien, fusillé dans les fossés de Vincennes le 21 mars 1804, le bouleverse au plus haut point. Après un tel crime, il n’était plus question pour lui de servir Bonaparte. Il envoya sa démission. Sans doute invoquait-il comme justification la santé de Madame de Chateaubriand, mais le prétexte ne trompa personne. Et la démarche était d’un grand courage. Elle signifiait que Chateaubriand rompait avec le Premier Consul et entrait dans l’opposition au régime. Le courage du poète ne fit guère d’émules parmi ceux qui servaient Bonaparte, mais il émut fortement Talleyrand qui tarda quelques jours à en informer le destinataire, et Élisa Bacciochi qui, une fois encore, plaida auprès de son frère la cause de l’insoumis. Bonaparte n’entendait pas pour sa part que les écrivains se mêlent de politique : « Ce sont des coquettes, dit-il à son frère Joseph, avec lesquelles il faut entretenir un commerce de galanterie mais ne jamais songer à en faire ni sa femme ni son ministre. » Mais il savait reconnaître le génie et il préféra la clémence d’Auguste à de mesquines persécutions. Entre le poète et le Consul devenu Empereur, ce fut un temps de silence. Chateaubriand voyagea en Grèce, en Terre sainte, en Andalousie. Puis il revint à Paris le 5 juin 1807 et, à peine revenu, il porta un nouveau coup à celui qui, entre-temps, avait fondé l’Empire. La plupart de ses amis royalistes s’y étaient ralliés. Mais Chateaubriand n’oubliait ni ses convictions, ni le duc d’Enghien. Il acheta le Mercure de France et y publia aussitôt un article d’une extrême violence : « Lorsque dans le silence de l’abjection on n’entend plus retentir que la chaîne de l’esclave et la voix du délateur, lorsque tout tremble devant le tyran et qu’il est aussi dangereux d’encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l’historien paraît chargé de la vengeance des peuples. » Campé en Tacite face à Néron, Chateaubriand commentera ainsi son exploit : « Si Napoléon en avait fini avec les rois, il n’en avait pas fini avec moi. Mon article remua la France, on en répandit d’innombrables copies à la main, on le lisait dans les salons, on le colportait de maison en maison. Il faut avoir vécu à cette époque pour se faire une idée de l’effet produit par une voix retentissant seule dans le silence du monde. »

Toujours rancunier, le cardinal Fesch s’empressa de faire lire l’article à son neveu qui dans un premier temps s’indigna : « Chateaubriand croit-il que je suis un imbécile, que je ne comprends pas ? Je le ferai sabrer sur les marches de mon palais. » Mais Fontanes plaida : « Il ne conspire pas, il ne peut rien contre vous, il n’a que son talent. Mais, à ce titre, il est immortel dans l’histoire du siècle de Napoléon. Voulez-vous qu’on dise, un jour, que Napoléon l’a tué ou emprisonné ? » Malgré sa fureur Napoléon reconnaissait le génie de Chateaubriand. Il se contenta de l’écarter du Mercure de France. Il semble qu’à ce moment le poète songea une nouvelle fois à se présenter à l’Académie. Les salons s’agitèrent et Madame de Rémusat se fit l’écho d’une possible candidature Chateaubriand. Mais l’intéressé était conscient de l’hostilité de l’Empereur à son égard, de celle aussi de la plupart des académiciens. Sagement, il renonça.

Pendant ce temps, son œuvre grandissait ; Les Martyrs, l’Itinéraire de Paris à Jérusalem vont être publiés. Et, deux ans après le coup d’éclat du Mercure, le poète va trouver un nouveau motif à s’indigner. En 1809, alors que paraissent Les Martyrs, c’est son propre cousin, Armand de Chateaubriand, son compagnon d’enfance, que la foudre va frapper. Proche des milieux chouans, il est arrêté, accusé d’espionnage au profit des Princes et peut-être des Anglais, la peine capitale l’attend. Chateaubriand plaide sa cause auprès de Fouché, de l’Impératrice, il écrit à l’Empereur. En vain. Armand de Chateaubriand sera fusillé le 31 mars 1809 et Chateaubriand s’installa alors dans un deuil ostentatoire. La rupture entre les deux hommes parut cette fois définitive.

Et pourtant l’embellie pointait déjà.

1809 est l’année du grand tournant de l’Empire, de la rupture avec un passé révolutionnaire qui jusqu’alors pesait encore sur le régime. Après la victoire de Wagram, le 6 juillet 1809, c’est la paix avec l’Autriche. Répudiant Joséphine et épousant Marie-Louise d’Autriche, nièce de la reine Marie-Antoinette, Napoléon entrait dans le cercle des rois et même dans celui des Bourbons. Les régicides disparaissent de son entourage. Fouché est chassé, remplacé par Savary, duc de Rovigo, nommé ministre de la Police. L’heure de la réconciliation avec les royalistes a sonné, les écrivains sont appelés à participer à ce tournant historique. Le plus illustre d’entre eux, Chateaubriand, doit naturellement trouver sa place dans l’Empire réconcilié avec la monarchie. À la fin de cette année décisive, Napoléon a déjà montré en quelle estime il tenait Chateaubriand. Visitant le Salon de peinture, il a constaté l’absence du portrait de l’écrivain peint par Girodet et exigé de Vivant Denon qu’il lui fût présenté. Même si son commentaire fut quelque peu ironique, « On dirait un conspirateur descendu par une cheminée », le signal était clair. Rovigo est chargé du ralliement du Faubourg Saint-Germain et des beaux esprits qui l’inspirent, c’est-à-dire des hommes de lettres à qui, déplore Napoléon, « on a dit que je ne les aimais pas… Ce sont des hommes utiles qu’il faut distinguer parce qu’ils font honneur à la France ».

 

Premier moyen de rallier les hommes de lettres, les prix, très richement dotés, créés par un décret de 1804, qui doivent être décernés tous les dix ans, le jour anniversaire du 18 Brumaire ; leur distribution commencera précisément en 1810. Les classes de l’Institut sont chargées de présenter des candidatures à ces prix décennaux. Mais quand la classe des Lettres lui apporte ses propositions, l’Empereur s’indigne : « Le Génie du christianisme n’y figure point ? » Le ministre de l’Intérieur, Montalivet, adressa alors au directeur de la deuxième classe un ultimatum : « Sa majesté désire que soit convoquée la classe pour indiquer les motifs qui l’ont déterminée à garder le silence sur cet ouvrage. » L’Académie, ou plutôt la deuxième classe, tenta de tergiverser, arguant que le Génie du christianisme n’étant ni un ouvrage de littérature, ni un ouvrage de philosophie générale, il n’entrait pas dans les catégories susceptibles d’être primées. Furieux de la résistance d’une académie qu’il avait restaurée, Napoléon exigea des explications motivées. L’Académie dut former une commission de cinq membres qui produisit un rapport relativement modéré mais critique, auquel furent ajoutées d’autres opinions d’académiciens, souvent plus hostiles, qui avaient été lues lors d’une séance secrète. L’un des plus virulents fut Népomucène Lemercier, qui affirma froidement que l’Académie ne pouvait sans se ridiculiser perdre son temps à commenter un tel ouvrage, en raison de ses graves défauts. L’Académie concluait, le 13 février 1811, que « l’ouvrage lui avait paru défectueux quant au fond et au plan… », mais elle constatait dans le même temps que « tel qu’il est, l’ouvrage lui paraissait mériter une distinction de Sa Majesté ». En dépit de la rédaction confuse des conclusions, on comprend que le Génie du christianisme ne pouvait prétendre à un prix décennal, mais que les académiciens avaient entendu le propos de Montalivet et que, soucieux de complaire à l’Empereur et à l’opinion publique, ils recommandaient volontiers l’ouvrage pour quelque autre récompense.

Napoléon fut si peu satisfait de ce jugement de Salomon qu’il suggéra une solution radicale : l’Académie, qui se refusait à distinguer Chateaubriand par un prix, devrait l’accueillir dans ses rangs.

Et l’occasion d’imposer ce projet était là. Un fauteuil venait de se libérer, et pas n’importe lequel, celui de Marie-Joseph Chénier, mort le 10 janvier 1811. Frère du poète guillotiné, Chénier était lui-même un régicide. Il avait aussi raillé Chateaubriand pour avoir réhabilité la religion ; écrivant : « Ô terrible Atala. Tous deux avec ivresse courons encore goûter les plaisirs de la messe. » Et, dans l’affaire des prix décennaux, Chénier avait été l’un des plus violents critiques de Chateaubriand. Napoléon trouva sans doute fort divertissant que Chateaubriand succédât à celui qui l’avait toujours combattu.

L’Académie était d’ailleurs pour Napoléon une citadelle à conquérir. Dans ses Mémoires, le duc de Rovigo éclaire ce projet, même s’il s’en attribue la paternité. Il avait constaté, écrit-il, que « cette société était une coterie » dont le contrôle pouvait être fort utile au ministre de la Police, ajoutant : « J’éprouvais le besoin de former autour de moi une petite réunion d’hommes d’esprit. » Et il conte comment il conquit un premier fauteuil, je le cite, « en faisant donner une majorité de suffrages à l’un des miens, Monsieur Esménard, majorité sans laquelle il eût été impitoyablement rejeté », et, enhardi par ce premier triomphe, il poursuit : « Quand Chénier vint à mourir, je voulus y faire entrer Monsieur de Chateaubriand et je réussis à le faire nommer. »

 

L’élection de Chateaubriand au fauteuil de Marie-Joseph Chénier ne fut pas aussi simple que le prétend Rovigo, même si le rôle qu’il y joua est indéniable. Mais l’idée de « punir » l’Académie pour son comportement dans l’affaire des prix décennaux revient sans conteste à Napoléon.

Chateaubriand hésitait à poser sa candidature alors que l’Académie avait si vivement critiqué son œuvre. Mais il subit maintes pressions, celles de ses amis, celles de Madame de Chateaubriand, toujours inquiète de le savoir en conflit avec l’Empereur, et surtout celles de Rovigo. Chateaubriand a écrit que ce dernier le menaça, s’il ne le faisait pas, de l’enfermer pour le restant de ses jours à Vincennes. On peut douter que le ministre de la Police, conscient de l’attention que l’Empereur prêtait à Chateaubriand, ait tenu un propos si menaçant. Mais Chateaubriand avait tout lieu de s’inquiéter d’un refus qui aurait irrité Napoléon. Pourtant, s’il se présenta à l’Académie, ce ne fut pas seulement pour plaire à Napoléon, comme on l’a dit trop souvent. Sa première candidature, abandonnée certes en 1803, témoigne bien qu’il fut toujours tenté d’entrer à l’Académie.

Après maintes hésitations, il y déposa sa candidature. Puis il fallut songer aux visites, et Chateaubriand manifesta alors une étonnante insolence à l’égard des académiciens, voire la répugnance que cet usage lui inspirait. Il fit la plupart de ses visites à cheval, se contentant souvent de déposer sa carte chez ceux qu’il tenait pour insignifiants ou hostiles à sa personne. Ce comportement « cavalier » conforta les membres de la deuxième classe dans leur hostilité envers lui. Dans les Mémoires d’outre-tombe, Chateaubriand relate la visite qu’il fit à l’abbé Morellet, mal disposé à son égard, et dépeint en termes peu amènes son accueil. « Mais, ajoute-t-il, l’élection eut lieu, je passais au scrutin à une assez forte majorité. » Comme il le fait souvent, Chateaubriand altère quelque peu la vérité, qui ne fut pas si avantageuse pour lui. En réalité, son élection fut difficile : vingt-trois membres présents, la majorité absolue étant à douze, il ne fut élu qu’au second tour de scrutin et ne l’emporta sur son concurrent, Lacretelle Jeune, que d’une voix, recueillant seulement treize voix. Ce duel électoral ne manquait pas de piquant. En 1803, la candidature retirée de Chateaubriand à la succession de La Harpe avait assuré l’élection de Lacretelle l’Aîné. Huit ans plus tard, c’est un autre Lacretelle qu’il rencontra et il fut élu contre lui.

L’élection amusa fort Napoléon qui, le soir même, dit au marquis de Fontanes : « Messieurs de l’Académie, vous avez voulu rivaliser de finesse avec moi. Vous prenez l’homme au lieu du livre. » Mais il ajouta : « Je verrai s’il n’y a pas moyen de donner au nouvel élu quelque grande place, une direction générale des bibliothèques de l’Empire. » Ce propos, rapporté à Chateaubriand, le réjouit fort ; il rêva, comme en 1803, qu’une grande carrière publique s’ouvrait à lui. Mais la faveur impériale revenue, dont ce projet témoigne, pouvait-elle se conjuguer avec le discours qu’il lui fallait écrire ?

L’élection acquise, venait en effet le moment difficile, il fallait rédiger le discours d’usage. Dans ses Mémoires, Chateaubriand reconnaît d’emblée que cette épreuve lui pesait : « Je le fis et le refis vingt fois, n’étant jamais content de moi. Tantôt le voulant rendre possible à la lecture, je le trouvais trop fort ; tantôt la colère me revenant, je le trouvais trop faible. » Ce fut moins l’éloge de Chénier qui le gêna que le propos consacré au protecteur. Chateaubriand fut toujours partagé entre l’admiration que lui inspirait l’homme d’État, c’est-à-dire « la partie publique de sa vie » écrit-il, mais il y ajoute, « mon antipathie pour l’homme ». À l’heure d’écrire ce discours il oscilla entre des sentiments extrêmes, le souvenir du duc d’Enghien, celui, plus atténué mais douloureux, de son compagnon d’enfance, François de Chateaubriand, et la reconnaissance des mérites de Napoléon d’avoir voulu renouer avec la tradition religieuse et monarchique de la France, et décidé de rompre avec la Révolution. Comment rendre tout cela ? Il trouva chez Milton un modèle, celui de l’éloge mitigé de Cromwell. Fontanes lui avait recommandé de traiter Chénier à sa guise « pourvu que vous fassiez l’éloge de l’Empereur ».

Le 17 avril, le discours était prêt et il fut lu devant une commission de cinq membres de l’Académie chargés de l’entendre. Ses auditeurs furent pétrifiés par le propos de Chateaubriand. Pour Chénier, le cas était simple : régicide, ennemi de la religion, son évocation aura servi de prétexte à Chateaubriand pour rappeler le souvenir du poète guillotiné et égrener les noms de ceux qui, par leur courage et leur esprit de liberté, avaient fait honneur à l’Académie, le marquis de Boufflers, Delille, l’abbé Morellet, Fontanes, Ségur, Raynouard, Bernardin de Saint-Pierre et tant d’autres. En condamnant Chénier, Chateaubriand lui opposa toute l’Académie présente et passée, convoquant contre lui les ombres plus lointaines et combien glorieuses de Corneille, Racine, Boileau, Fénelon, Voltaire ou Montesquieu. Mais le rejet des horreurs révolutionnaires, l’hymne à la liberté représentaient la partie la plus aisée du discours, celle qu’en 1811 on ne pouvait plus contester. Le plus difficile restait à faire, parler de Napoléon. Ici le propos de Chateaubriand répondit à l’attente et aux conseils de ses amis.

Écoutons-le : « Je vois un berceau chargé des destinées de l’avenir. De toutes parts retentissent les acclamations du soldat. César monte au Capitole ; les peuples racontent ses merveilles, les monuments élevés, les cités embellies, les frontières de la patrie baignées par les mers lointaines qui portaient les vaisseaux de Scipion, et par ces mers reculées que ne vit pas Germanicus. Tandis que le triomphateur s’avance, entouré de ses légions, que feront les tranquilles enfants des Muses ? Ils marcheront à la suite du char pour joindre l’olivier aux palmes de la victoire… »

En dépit de ce bel éloge de Napoléon, la commission, inquiète de la réaction impériale, décida d’en appeler au jugement de toute l’Académie, ce qui fut fait à la séance suivante, le 24 avril. Le discours fut lu non par Chateaubriand qui, n’étant pas reçu, ne pouvait être présent, mais par un membre de la commission, et il fut aussitôt déclaré irrecevable. Chateaubriand fut prié de corriger son pensum. Il s’y refusa net et fit porter au Secrétaire perpétuel une lettre qui fermait la porte à toute perspective d’amendement du discours : « Mes affaires et le mauvais état de ma santé ne me permettent pas de me livrer au travail, il m’est impossible en ce moment de fixer l’époque à laquelle je désirerais avoir l’honneur d’être reçu à l’Académie. »

 

Pour Chateaubriand, la cause était entendue. Mais l’affaire ne s’arrêta pas là. Informé du débat académique, Napoléon demanda que le discours lui fût communiqué. Sa réaction fut immédiate, il porta au texte maints coups de plume, barrant des passages entiers, en soulignant d’autres avec des exclamations indignées ; seule la dernière page, celle qui faisait son éloge, fut épargnée. Chateaubriand, à qui le comte Daru rendit son texte, décrivit un manuscrit « déchiré, marqué ab irato de parenthèses au crayon », et commenta ainsi le courroux impérial : « L’ongle du lion était enfoncé partout et j’avais une espèce de plaisir d’irritation à croire le sentir dans mon flanc. » La proposition que lui fit Daru était simple, il fallait garder la fin, c’est-à-dire l’éloge de Napoléon et réécrire tout le reste. Mais à Daru, comme à l’Académie, Chateaubriand répondit qu’il ne toucherait à rien. D’ailleurs, le discours circulait déjà à travers le pays en copies manuscrites.

La réaction de Napoléon effraya ses proches, même si on peut douter qu’elle ait réellement traduit ses sentiments. Le couplet final à sa gloire pouvait sans aucun doute le satisfaire et il n’y porta aucun commentaire. Mais, à ceux qui l’entouraient il fit entendre un propos très violent, lié sans doute aux échos de l’enthousiasme provoqué par l’éloge de la liberté : « N’est-elle pas, écrivait Chateaubriand dans ce discours contesté, le plus grand des biens et le premier des besoins de l’homme ? » Devant Daru consterné, l’Empereur explosa : « Je dirais à l’auteur s’il était devant moi : “ Vous n’êtes pas de ce pays-ci, Monsieur. Vos admirations, vos vœux sont ailleurs. Vous ne comprenez ni mes intentions, ni mes actes. Eh bien si vous êtes mal à l’aise en France, sortez de France, Monsieur, car nous ne nous entendons pas et c’est moi qui suis le maître ici. ” »

Et s’adressant à Ségur, qui en séance avait approuvé le discours, il lança : « Vous et Monsieur de Fontanes, vous mériteriez que je vous misse à Vincennes. Depuis quand l’Institut se permet-il d’être une assemblée politique ? » et encore « Si ce discours frénétique et fanatique avait été prononcé en public, j’aurais fait fermer les portes de l’Institut et jeter l’auteur dans un cul-de-basse-fosse. »

Ce propos violent peut à bon droit étonner. Le contenu du discours – éloge de la liberté, attaques contre le pouvoir, revendication du droit de l’écrivain à s’exprimer sans entraves, rien de cela n’était nouveau –, Chateaubriand l’avait déjà écrit dans le Mercure de France en 1807. En revanche, les éloges de la fin étaient remarquables, dépassant de loin ceux que Népomucène Lemercier avait peu auparavant chichement accordés à l’Empereur dans son propre discours de réception. Sur ce point, Chateaubriand avait écouté les conseils de son ami Fontanes. Ce que Napoléon lui reprochait, c’était sans doute l’esprit du discours, l’esprit « émigré » et contre-révolutionnaire, et surtout l’oubli de l’œuvre d’apaisement et de conciliation qu’il avait entreprise alors. C’est le sens du propos qu’il tint à Ségur : « Les gens de lettres veulent-ils donc mettre le feu à la France ? J’ai mis tous mes soins à apaiser les partis, à rétablir le calme. Et les idéologues voudraient rétablir l’anarchie. Comment l’Académie ose-t-elle parler des régicides quand moi qui suis couronné et dois les haïr plus qu’elle, je dîne avec eux ? » Et d’interroger Ségur : « Sommes-nous donc des brigands et ne suis-je qu’un usurpateur ? » Pour Napoléon, l’affaire était entendue. Le discours ne pouvait être lu. Pour Chateaubriand, elle l’était tout autant, il ne modifierait pas un passage, pas une ligne, pas un mot. Il interrogea pourtant Suard, le Secrétaire perpétuel si favorable à sa cause : pourrait-il siéger sans prononcer de discours ? « Non », lui fut-il répondu. À Daru, il demanda si l’Empereur sévirait contre lui, il lui fut aussi répondu par la négative. Et Chateaubriand d’écrire à sa sœur Marie-Anne, devenue comtesse de Marigny, ces mots rassurants : « Je suis hors d’affaire. J’ai refusé net de faire un second discours. Il paraît qu’il ne m’arrivera aucun mal. Je ne sais s’ils m’effaceront de la liste, mais ce qu’il y a de certain, c’est que je n’aurai pas de droit aux séances, et qu’ainsi, par le fait, je ne serai pas de l’Institut, ce qui m’enchante et ravit tout le monde. »

L’élection s’achevait ainsi, sinon par l’éviction du moins par la mise en sommeil de la participation de Chateaubriand à la vie de l’Institut. Elle se soldait surtout par la fin de ses espoirs de reprendre une carrière publique. Le rêve de recevoir la direction des bibliothèques était évanoui, et Chateaubriand, toujours aussi pauvre, dut s’en retourner à la Vallée-aux-Loups. La rupture avec l’Empereur, tant de fois esquissée, tant de fois évitée, était cette fois définitive.

Mais déjà la fin de l’Empire s’annonçait et les défections se multipliaient autour de Napoléon. Le clergé, qui, depuis le Concordat, lui avait été fidèle, ne pouvait pardonner à l’Empereur excommunié d’avoir fait prisonnier le pape. Les guerres se suivaient, ne laissant nul répit au pays. Après la défaite de Leipzig, en octobre 1813, le mythe de l’Empereur invincible s’effondrait et la société commençait à penser au retour des Bourbons. Pour Chateaubriand, dont la fidélité à la monarchie n’avait jamais faibli, même lorsqu’il saluait certains tournants du système napoléonien, l’heure du bilan avait sonné. Il écrit alors De Buonaparte et des Bourbons, où il dresse un cruel portrait de l’étranger Buonaparte : « Absurde en administration, criminel en politique, qu’avait-il donc pour séduire les Français, cet étranger ? Sa gloire militaire, eh bien il en est dépouillé » ; « Buonaparte est un faux grand homme. La magnanimité qui fait les héros et les véritables rois lui manque », et de conclure : « Descends de ce monceau de ruines dont tu avais fait un trône. Nous te chassons comme tu as chassé le Directoire. Telles sont les paroles que nous adressons à l’étranger. »

C’est un texte courageux car, lorsqu’il est publié, l’Empereur est encore là. Il est surtout remarquable car il fait écho aux propos furieux de Napoléon à la lecture du discours interdit de Chateaubriand : « Vous n’êtes pas de ce pays, Monsieur ! » Après s’être tant regardés, cherchés, combattus puis réconciliés, l’Empereur et le poète constatent chacun de leur côté qu’ils sont définitivement étrangers l’un à l’autre, et ils s’excluent mutuellement.

Après cette relation fascinée et chaotique avec Napoléon, Chateaubriand pourra enfin servir les Bourbons comme il l’avait rêvé. D’eux, il obtiendra certes beaucoup. Il fut sous leurs règnes ambassadeur, ministre des Affaires étrangères, pair de France, membre respecté d’une Académie française enfin pleinement reconstituée. Et pourtant, comment ne pas le constater, Chateaubriand n’aura jamais pour ces deux rois dont il attendit si longtemps la venue, l’admiration mêlée de répugnance, et surtout l’attention passionnée qu’il eut toujours pour Napoléon.  

Comment conclure sinon en disant à Chateaubriand ce que l’on dit toujours sous cette Coupole au nouvel académicien le jour de sa réception : « Monsieur de Chateaubriand, soyez le bienvenu parmi nous. »