Homélie prononcée pour les obsèques de M. le duc de Broglie, à Saint-Pierre de Neuilly

Le 23 mars 1987

Robert-Ambroise-Marie CARRÉ

Le privilège de certaines familles est de comporter des êtres d’élite. Cette fois, il s’agit d’un véritable génie, qui laisse un souvenir impérissable à l’Académie des Sciences dont il fut le Secrétaire perpétuel, à l’Académie française, ainsi qu’à ses innombrables disciples, témoins et bénéficiaires de sa bonté. Une homélie ne se confond pas avec un éloge funèbre, et cependant elle doit tenir compte de ce fait pour donner plus de ferveur encore à l’intercession, à l’action de grâce de ceux qui ont la foi, et au recueillement des autres.

Chrétiens, nous implorons le Ressuscité pour cette longue vie : « Seigneur, prends pitié. » Nous remettons à sa miséricorde une conscience dont le secret nous échappera toujours. Maurice Zundel a écrit : « Notre jeunesse est devant nous. Car nous approchons de notre naissance. » C’est pour cette naissance à la Lumière éternelle que nous prions pendant l’Eucharistie.<?xml:namespace prefix = o />

Nous lisons dans l’Écriture que le Créateur a confié au pouvoir des hommes ce qui est sur la terre. En son domaine Louis de Broglie a fait accomplir un immense progrès à la connaissance. On a pu parler d’un phénomène planétaire. C’est quelque chose, en effet, de saisir un des ressorts ignorés de la création. J’ai toujours pensé que Dieu doit se réjouir, si je me permets d’utiliser l’expression, lorsque l’un de ses enfants pénètre plus avant dans le mystère. Louis de Broglie « a réussi à soulever un coin du grand voile », déclara Einstein. Ah ! comme nous souhaitons que ce grand voile soit de plus en plus levé !

Certes, une tâche aussi magnanime réclame des dons exceptionnels. Mais ils ne suffisent pas. Voilà à peine dix ans, Louis de Broglie insistait sur le rôle des « penseurs audacieux » que certains auraient pu qualifier d’extravagants. Une leçon de courage nous est par là proposée, quels que soient les travaux auxquels nous nous consacrons. Elle a bien besoin de la recevoir, une époque où il y a tant de pense-petits et de cœurs étroits.

Ne vous étonnez pas si, à côté du courage, je place l’humilité. La modestie doit toujours accompagner la recherche. Celui qui croit en sa puissance et qui s’imagine par orgueil que l’œuvre accomplie triomphera de toutes les difficultés, celui-là manque de réalisme. Louis de Broglie manifestait cette humilité en ne se laissant pas arrêter par les découvertes qui lui valurent la gloire. Il déclarait que « l’énigme n’était pas résolue ». De même, saint Thomas d’Aquin jetant un regard sur le grand ouvrage où, contre vents et marées, il s’était inspiré d’Aristote, affirmait : « C’est de la paille ! »

Au courage et à l’humilité vraie laissez-moi ajouter une attention extrême, toujours en éveil, une curiosité passionnée. Le savant rejoint le contemplatif. Louis de Broglie écoutait la musique des mondes.

Sur l’une des photographies que les journaux ont reproduites on devine l’attention qui amenait un sourire sur son visage. Sans doute est-ce à cette musique que nous devons nous accorder, dans l’intimité d’un laboratoire, dans les démarches de l’esprit, aussi bien que sur les champs de bataille de l’existence. Saint Augustin l’avait compris : « Chante pour soulager ton fardeau. Chante comme a coutume de faire le voyageur. Oublie ta fatigue en marchant. Chante et marche. »