Épître à M. de Pontmartin sur la tragédie

Le 14 août 1856

Jean-Pons-Guillaume VIENNET

Épître à M. Pontmartin sur la tragédie,

Lu dans la séance publique des cinq Académies

le 14 août 1856

par M. Viennet

 

 

Quel démon, Pontmartin, peut forcer ta critique
A proclamer la mort de la Muse tragique
Et dans quel intérêt, bornant notre avenir,
Du Théâtre-Français voudrait-elle bannir
Un art qui, protégé par vingt siècles de gloire,
A fait de tant d’éclat rayonner notre histoire ?
Quoi ! lorsque du passé détracteurs acharnés,
Tant d’esprits envieux, tant d’écrivains mort-nés,
D’ambitieux, de fous que ton bon sens renie,
Rêvent d’un monde neuf la burlesque utopie,
Toi, qui fais bonne guerre à ces nouveaux Titans,
Toi, né le champion des gloires du vieux temps,
Quel vertige est le tien ? quel étrange caprice
De tous ces ravageurs t’a rendu le complice ;
Et de la scène enfin t’excite à repousser
Les rois, que de la terre ils voudraient expulser ?

 

 

Sais-tu bien que Paris nous produit par centaines ?
Et quand il faut de l’art agrandir les domaines,
Tu nous fermes les champs qu’exploitaient nos aïeux,
Et ceux que notre audace ouvrait à nos neveux !
Tu ne trouves ni goût, ni bon sens, ni génie
Dans ces aventuriers qui, pour la fantaisie,
Délaissent la nature, et, sans règle et sans art,
Nous retracent des mœurs qu’on ne voit nulle part.
Tu renonces les dieux qu’adora ta jeunesse,
Qui, fuyant le beau ciel, les muses de la Grèce,
Dans les brumes du Nord cherchant des Apollons,
Armaient contre Racine un essaim de Pradons.
S’ils ne sont à tes yeux, las de leur impuissance,
Que les fils avortés d’une muse en enfance,
Si tu les crois bien morts, que Dieu leur fasse paix !
Tu n’en veux plus, et moi je n’en voulus jamais.

 

Mais enfin que veux-tu ? par quels nouveaux miracles
Amuser un vieux peuple affamé de spectacles ?
Les brillants colonels, les terribles bandits,
Les niais sont usés comme les vieux marquis.
Les grands auteurs, qu’en vain nous essayons d’atteindre.
Ne nous ont point laissé de caractère à peindre ;
Et ceux qu’ont fait surgir, dans nos convulsions,
Le flux et le reflux de nos opinions,
De qui voudrait en rire affrontant l’insolence,
Trouveraient vingt partis armés pour leur défense.
Comment des parvenus jouer la vanité,
Nous qui le sommes toutou qui l’avons été ?
Oseras-tu railler l’adroit équilibriste,
Qui, du soleil levant constant panégyriste,
De quinze ans en quinze ans sautant avec l’État,
Sur ses deux pieds toujours retombe comme un chat ;
Le frondeur qu’en flatteur l’intérêt transfigure,
Le fier républicain qui noircit sa coiffure,
Et, narguant le badaud que sa langue a berné,
Chamarre de cordons son habit retourné ?
Les sifflets te diront, si quelqu’un ne t’assomme,
Que le droit de changer est dans les droits de l’homme.

 

Le commun des humains n’offre point ce danger ;
Et sans crainte, à son aise, on peut les fustiger.
Mais on n’y trouve plus ces amusants contrastes
Que nous offraient jadis et les rangs et les castes.
Tous ses originaux sont du même acabit ;
Le maître et le valet portent le même habit.
Sur l’asphalte, en fumant, le plus grand dignitaire
Coudoie en paletot la blouse prolétaire.
J’ai vu dix pairs de France, et du noble faubourg,
Sur un banc d’omnibus gagner le Luxembourg ;
Et plus d’un sénateur, quoique payé de reste,
Daigne afficher encor cette allure modeste.
Tout enfin se nivelle ; on ne reconnaît plus
D’autre distinction que le poids des écus ;
Et cette égalité, fort bonne en politique,
Est monotone en scène et surtout prosaïque.

 

Que peut glaner Thalie en ce monde effacé ? 
L’ardeur de s’enrichir dont chacun est pressé ? 
La soif de l’or, du jeu, n’est pas nouvelle en France.
Au quartier Quincampoix la bourse a pris naissance.
Cependant un auteur, blessé de ce travers,
Aux fripons de son temps peut décocher des vers,
Flétrir de ce bourbier les impurs tripotages,
Et ses gains plus honteux souvent que ses naufrages,
De ses hasards menteurs dévoiler le secret,
Et, sans le détrôner, rajeunir Turcaret.

 

Les Laïs, dont l’espèce en ce pays abonde,
Sont encor pour la scène une mine féconde ;
Et, sans trop les voiler, on nous peint tous les jours
Leur joyeuse industrie et leurs chères amours.
On les montre, on les suit dans leurs divers étages.
Nous connaîtrons à fond leurs mœurs et leurs usages ;
Et, sous un éventail, au risque d’en rougir,
Nos prudes à l’envi s’en donnent le plaisir.

 

L’adultère bourgeois, quoique de race antique,
Peut défrayer aussi le poëte comique.
Ce sujet, au théâtre introduit dès longtemps,
Est de tous les pays et de tous les instants ;
Et des maris toujours le parterre aime à rire.
Mais enfin ces tableaux peuvent-ils nous suffire ?
Ces intérêts mesquins, ces amours du trottoir,
Ces mœurs d’estaminet et même du boudoir,
Ce drame triste ou gai, qui, sous des noms factices,
Nous met incessamment en face de nos vices,
Est-ce assez pour un peuple à qui, sous le soleil,
Nul autre n’a peut-être offert rien de pareil,
Qui règne par les arts, qui, puissant par la guerre,
Ne peut jeter un cri sans ébranler la terre ? 
Son esprit dégradé n’admirerait-il plus
Les nobles sentiments et les hautes vertus ?
Devient-il insensible à ces traits héroïques
Par qui brillent les rois comme les républiques ? 
Et n’est-il plus besoin d’offrir aux nations
Le spectacle imposant des grandes action5,
Qui, par un vrai poëte en beaux vers retracées,
Élèvent les esprits, les cœurs et les pensées ?
Faut-il, en des feuillets du vulgaire ignorés,
Reléguer les héros qui nous ont illustrés,
Et laisser froidement raconter à l’histoire
Nos quatorze cents ans de splendeur et de gloire ?
Pour nos pères, pour nous, ah ne vaut-il pas mieux
Les faire reparaître et mouvoir sous nos yeux ?
Et par quelle autre muse enfin que Melpomène
Seraient-ils évoqués et traduits sur la scène ?
Quelle autre à des héros pourrait prêter sa voix,
Nous ouvrir leurs conseils, nous conter leurs exploits ;
Nous peindre les horreurs des discordes civiles,
Et les malheurs des rois, en leçons si fertiles
Des peuples égarés nous montrer les erreurs,
Ainsi que leurs tyrans flétrir leurs corrupteurs,
Effrayer leurs pareils du récit de leurs crimes,
D’un hommage public honorer leurs victimes ;
Et de ces morts fameux, de ces tableaux mouvants,
Faisant les précepteurs, l’exemple des vivants,
Ranimer dans nos cœurs le saint nom de patrie,
Que dans ses bras de fer étouffe l’industrie ?

 

L’art chrétien, par ta plume à toute heure vanté,
A l’art que je défends n’a-t-il rien emprunté ?
N’est-ce pas de ton Dieu propager la morale
Que d’exposer aux yeux cette lutte fatale
Qu’à l’honneur, au devoir livrent les passions,
Qu’éternise le choc de nos ambitions ?
Et peux-tu condamner une muse divine,
Qui nous fit admirer Athalie et Pauline ?
Non, ton esprit s’égare, et, loin de la bannir,
Contre ses ennemis la devrait soutenir.
Paris la vit briller sous d’augustes auspices.
Du plus grand des Bourbons elle fit les délices.
C’est que ce fier monarque, altéré de grandeur,
De cet art glorieux connaissait la valeur ;
Et, se formant lui-même aux leçons qu’il nous donne,
Savait de quel fleuron il parait sa couronne.

 

Moins heureux que Louis, le vainqueur d’Iéna
N’a point vu les auteurs de Phèdre et de Cinna
Saluer son réveil, prendre part à ses fêtes ;
Mais, dès que le héros suspendait ses conquêtes,
De leurs vers immortels empressé de jouir,
Il courait où Talma les faisait applaudir.
De royaume en royaume il l’entraînait lui-même ;
Et, conservant partout l’orgueil du rang suprême,
A nul autre spectacle il n’aurait appelé
Le parterre de rois dans Erfurt rassemblé.
Un Corneille à ses yeux valait une province.
Il l’eût comblé de biens, il en eût fait un prince ;
Et, dans ce noble espoir, ses généreux bienfaits
Du moindre Campistron protégeaient les essais.

 

Je rappelle en tremblant ce double patronage
Aux frondeurs de mon siècle il va porter ombrage,
Et dans cet art sublime ils ne voudront plus voir
Qu’un affreux instrument de l’absolu pouvoir.
Disons-leur qu’il naquit au sein d’un peuple libre,
Qu’au temps des Scipions il fleurit sur le Tibre,
Que de leur liberté ces peuples envieux
Des maîtres de cet art faisaient des demi-dieux.

 

Quand, reportant les Grecs aux jours de Salamine,
Eschyle des Persans célébrait la ruine,
Quel Grec aurait traité de frivole plaisir
Cet art d’éterniser un si beau souvenir ? 
Entends ces Grecs captifs aux plages de Sicile.
La mort va les frapper, la plainte est inutile.
Mais du tendre Euripide ils récitent les vers ;
Et leurs vainqueurs fléchis laissent tomber leurs fers.
Suis ce peuple accourant dans la lice olympique.
Sophocle vient y lire un chef-d’œuvre tragique.
Vois les trépignements de ce peuple enchanté,
Et ce vieillard qui meurt, par sa joie emporté.

 

Le goût change, dis-tu, l’esprit humain varie.
Le public a proscrit la sombre tragédie.
Ce langage ampoulé le fait mourir d’ennui.
Le public ne dit rien, mais on parle pour lui.
Il a tant vu de tout que son indifférence
Dans ses amusements n’a plus de préférence,
Nous laisse disputer des genres et des goûts,
Se rit de nos débats, souvent même de nous
Et, pour achalander le genre qu’il exerce,
Chacun le fait parler au gré de son commerce.
Un auteur, un acteur, par Thalie illustré,
Craint que par Melpomène un rival inspiré
Ne lui vienne écorner sa gloire ou sa recette.
Le joyeux vaudeville, accrochant sa musette,
Allègue que Thalie a des actes trop longs,
Met ses flonflons en prose et lui prend ses salons,
Et le proverbe enfin, hasardant ses esquisses,
Quitte ses paravents pour prendre nos coulisses.

 

C’est un abus sans doute, et fertile en conflits,
Qui dépouille les grands sans grandir les petits.
Ce vague, où nous flottons sans guide et sans boussole,
Est d’un art détraqué le sinistre symbole.
Mais qu’importe au public s’il peut s’en divertir,
Si, tout en s’amusant, il digère à loisir ?
Il prend ce qu’on lui donne, et ne s’informe guère
Si Pannard a volé la maison de Molière.

 

Reconnais cependant que, s’il court au nouveau,
II n’est désenchanté ni du vrai ni du beau.
Que Rachel apparaisse, et que sa voix sublime
Nous rende les tourments de Phèdre ou de Monime ;
Qu’Hermione et Camille exhalent leurs fureurs
Leur public se retrouve, et des flots d’auditeurs,
Du Théâtre-Français assiégeant les portiques,
Répondent à Rachel par des cris frénétiques.
Ah ! trop tôt pour sa gloire a cessé de vibrer
Cette voix que longtemps nous pensions admirer.
Nos communs ennemis, joyeux de sa retraite,
De l’art qu’elle honorait ont chanté la défaite,
Imputé son triomphe au caprice, au hasard.
Mais pour les démentir voilà que sans retard,
Du fond de l’Italie, une autre est survenue.
Des trois quarts du public sa langue est inconnue,
On ne voit que son geste, on n’entend que sa voix
Mais ces accents de veuve et de fille des rois,
Sa démarche, ses yeux, tout trahit Melpomène,
Et la foule est aux pieds de la nouvelle reine.

 

D’autres viendront, j’espère ; et le public français
Ira, comme toujours, applaudir leurs accès.
Plus modeste en ses vœux qu’on ne prétend le faire,
Il ne demandera Racine ni Voltaire.
Le parterre a fêté ‘des noms moins glorieux.
Ducis et Dubelloy charmèrent nos aïeux ;
Et, de ces dons du ciel la France toujours digne,
D’un assez beau laurier couronna Delavigne.
Si quelque autre génie, épris de leurs honneurs,
Veut de leur muse encor mériter les faveurs,
Ne le rebute point, laisse-lui l’espérance.
Son œuvre tôt ou tard aura sa récompense.
Les fastes des humains m’ont dès longtemps appris
Que si des temps présents, de mensonges nourris,
Disposent trop souvent la sottise et l’envie,
L’avenir tout entier appartient au génie.