Discours sur l’état de la langue 1999. Séance publique annuelle

Le 2 décembre 1999

Maurice DRUON

Discours sur l’état de la langue

 

PRONONCÉ PAR

M. Maurice DRUON
Secrétaire perpétuel

le jeudi 2 décembre 1999

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Messieurs,

Pour la quinzième et dernière fois, je viens vous entretenir de l’état de notre langue, et, partant, de notre Académie, puisque celle-ci est consubstantielle à celle-là.

Vous voudrez bien me permettre, en la circonstance, de jeter sur mes jours passés un regard qui n’est personnel qu’en apparence. J’ai commencé par faire des dictées tirées d’André Theuriet et d’Ernest Legouvé, de l’Académie française. J’ai appris des fables de Jean de La Fontaine, de l’Académie française et récité des poésies de Jean Aicard, de José Maria de Heredia, d’Alfred de Vigny, d’Alfred de Musset, d’Alphonse de Lamartine, de Victor Hugo, tous de l’Académie française. Je me suis émerveillé d’assister au théâtre à des pièces de Corneille, de Racine, de Marivaux, d’Edmond Rostand, également de l’Académie française. J’ai disserté sur des textes de Montesquieu, de Voltaire, de Chateaubriand, de Renan, de Pasteur, d’Anatole France, eux aussi de l’Académie française. Et, à l’École des Sciences Politiques, j’ai bénéficié des cours d’André Siegfried, qui serait de l’Académie française.

Autant dire que, comme vous tous, Messieurs, j’ai été formé à entendre, écrire, comprendre, parler, réfléchir, juger, exprimer ma pensée, et finalement à me conduire, par ces génies ou talents divers, tous singuliers, qui se sont fondus dans l’Académie.

Que cela fasse grincer des dents maintes gens qui, par une malfaçon de l’âme, sont mécontents d’être français, ou que les valeurs reconnues irritent, faute que la leur ne leur paraisse pas l’être assez, la chose est constante. Mais c’est ainsi. Nous sommes tous, avant que d’être des Académiciens, des produits académiques.

Il me souvient que, en 1935, j’avais alors dix-sept ans, l’Académie célébra son troisième centenaire. En l’occasion, un beau livre fut publié : « Trois siècles de l’Académie française, par les Quarante » La conclusion en avait été réservée à Paul Valéry, qui avait intitulé sa communication : « Fonction et mystère de l’Académie. »

On y lisait : « À mesure que le désordre universel, qui est comme la grande œuvre du monde moderne, désordre aussi sensible et aussi actif dans les idées que dans les mœurs et dans les choses, se prononce, se propage, et développe ses dangers, ses promesses, sa puissance de contradictions, accumule les tentatives, les nouveautés, les destructions et les entreprises, les esprits, même les plus fermes, se sentent déconcertés et entraînés par la quantité des évènements, l’excès de découvertes, la précipitation des changements qui en résultent.. L’instabilité s’impose comme le régime normal de l’époque dans tous les ordres. »

Ce texte, je le répète, est de 1935. Y a-t-il un mot à changer pour qu’il convienne à la description du monde actuel ?

Ainsi nous aurons vu apparaître la télévision, les antibiotiques, la bombe atomique, l’exploration spatiale et lunaire, l’informatique, les investigations de la biologie génétique, les transmissions par satellites géostationnaires, nous aurons élargi le champ des étoiles et enserré la planète dans un filet de communications électroniques instantanées, pour nous retrouver devant les mêmes questions, la même déroute des intelligences et le même désarroi des âmes.

Pour compléter ce paysage mental, auquel le nôtre reste identique, notre grand devancier, dont les os blanchissent dans son cimetière marin, ajoutait : « Le pouvoir politique, toujours et nécessairement enchaîné à l’absurde et à l’immédiat, étant engagé dans une lutte perpétuelle pour l’existence, ne peut vivre que du sacrifice de l’intellect. Ceci est dans la nature des choses : gouverner, c’est aller d’expédient en expédient... Personne, aujourd’hui, qui ait autorité constante pour juger, conseiller, prévoir, et du reste nul ne peut y prétendre. »

Mais comme jamais l’espérance ne peut déserter l’homme, fût-ce le plus lucide, Valéry, achevant son propos, ne résistait pas au rêve.

« Tout ce que nous voyons fait cependant concevoir, par contraste, l’idée d’une résistance à la confusion, à la hâte, à la versatilité, à la facilité, aux passions réelles ou simulées. On pense à un îlot où se conserverait le souci du meilleur de la culture humaine. Sans pouvoir effectif, rien que par son existence et par ce qui se répandrait dans le public des sentiments et des avis de ces quelques hommes établis dans la plénitude de la liberté de l’esprit, ce centre de réflexion composée et de prévision exercerait une action indéfinissable, mais constante. Une sorte de conscience éminente veillerait sur la cité.

Il ne dépend que de nous de porter à cette magistrature idéale l’Académie française. »

Je n’ai pas été surpris à l’instant, d’entendre mon ami Pierre Moinot, à la fin de son éloquent rapport sur les prix, faire référence, et sans que nous nous soyons donné le mot, à ce même texte. Nos âges sont proches, et nous avons donc bu aux mêmes sources.

Oui, Messieurs, c’est à partir de ces définitions-là, parvenues à mon adolescence, que s’est formée l’idée, la certaine idée que je me suis toujours faite de l’Académie.

Et lorsque, dix lustres plus tard, pour le trois cent cinquantième anniversaire de notre Compagnie, j’eus pour la première fois, ici, l’honneur de vous haranguer, dans la charge, belle mais inquiétante, que vous veniez tout juste de me conférer, je citai quelques passages de la méditation valéryenne.

De ceux des nôtres qui alors les entendirent, plus de la moitié, bien plus, a disparu, dont les visages peuplent ma mémoire. Et donc parmi ceux d’entre vous qui sont venus, au fil du temps, nous compléter, certains ignorent peut-être ces paroles essentielles.

J’ai donc voulu aujourd’hui les répéter, comme les plus précieuses que je puisse transmettre : « Une conscience éminente veillant sur la cité ».

Au long de toutes les années où j’ai eu l’honneur de partager vos travaux, puis, par votre bonne grâce, de les diriger, il m’est apparu que, sans atteindre certes à l’image idéale qu’il s’en faisait, l’Académie remplissait en partie la fonction que lui assignait Valéry.

Si elle ne veille pas directement sur la cité, une « conscience éminente » veille sur les mots, ce qui est un peu veiller sur tout. Car, il n’est rien qui ne peut être désigné sans mots ; les choses n’existent pour les hommes que lorsqu’elles sont nommées.

Nous pensons avec des mots. Notions, concepts, sentiments, réalités ou abstraction : ce sont des mots qui les contiennent et les expriment. Nous ne pouvons ni comprendre ni agir sans les mots. Aucune activité, que ce soit celle du boulanger, de l’ingénieur, de l’architecte ou du juriste, qui puisse se passer du langage.

La foi, la prière ne sauraient se former en nous et se formuler sans mots. Ce sont les mots qui donnent substance à l’élan spirituel.

La loi ne peut se concevoir sans mots. Toute action politique et même militaire commence par des paroles prononcées. Aucune recherche, aucune découverte, aucune invention ne s’effectue ni ne se communique sans mots. Et l’amour ne serait-il pas réduit à une bien ordinaire trivialité s’il n’avait pas de mots pour se déclarer ou se célébrer ?

Toute notre vie individuelle et sociale est commandée par les mots.

Lorsqu’on interrogeait Confucius sur la première qualité que devait posséder un ministre, il répondait : « Bien connaître le sens des mots ».

L’homme qui parle mal gouverne mal.

C’est en travestissant le sens des mots, que les sociétés perdent leurs repères et s’aveulissent. C’est en maquillant le sens des mots que le communisme, le nazisme ont bâti des empires affreux où l’oppression et le crime tenaient lieu de morale.

Et qui donc, mieux que de Gaulle, mieux que Churchill, ont fait de la parole l’arme première de la liberté des hommes et de la dignité des nations ?

D’où l’importance primordiale, essentielle, des vocables, de leur juste choix, de leur juste définition, de leur juste emploi.

C’est là notre tâche quotidienne et sublime.

Richelieu, qui nous institua, était tout ensemble un homme de foi, un grand politique et un parfait utilisateur du langage. Il chargea nos devanciers de donner à la langue française « des règles certaines ». Et ils l’ont fait. Génération après génération, ils ont construit, amélioré, affiné, poli, ce que Senghor appelle « un outil merveilleux », et qui fut longtemps le mode de communication préféré du monde civilisé. Et qui le demeure encore, en bonne partie, quoiqu’on dise. C’est dans ce sillon que nous poursuivons, même si le terrain est de plus en plus lourd dans lequel nous tirons notre charrue au soc étincelant.

Que le français soit, ces années-ci, l’objet d’atteintes et d’attaques de plus en plus pernicieuses et fréquentes, à l’extérieur comme à l’intérieur de notre pays, c’est l’évidence. A nous de déployer plus de présence et d’énergie.

Vais-je renouveler devant vous ma déploration annuelle? Vais-je désigner, une fois de plus, les principaux agents internes des dégradations langagières : les micros de l’audiovisuel, l’industrie publicitaire et une partie du corps enseignant ? Vais-je une fois de plus m’indigner de ce que les personnels parlants de la radio et de la télévision du service public n’aient à satisfaire à aucune épreuve, aucun examen d’élocution et de diction, alors que ce sont eux qui mettent le français dans l’oreille de la jeunesse, eux qui sont les propagateurs les plus ordinaires des impropriétés, absence d’accords, barbarismes, et toutes autres impuretés ?

Vais-je encore dénoncer l’indignité des affiches, annonces ou placards dans la presse qui étalent aux yeux du public de volontaires fautes de français ?

Vais-je derechef dénoncer le scandale que constitue l’absence de toute commission d’examen des manuels utilisés dans l’enseignement public, alors que nos lois font obligation de dispenser une instruction gratuite, la même pour tous et selon les mêmes programmes, afin d’offrir à tous les mêmes possibilités de formation et les mêmes chances de succès ?

Tout récemment, un nouveau secteur vient de s’ouvrir sur notre front de combat, que j’appellerai la bataille des dictionnaires.

Jusqu’ici, celui de l’Académie française servait de référence à tous les autres. Certes, ses éditions sont très espacées, parce qu’il faut du temps pour constater qu’un terme s’est définitivement établi dans l’usage, du temps aussi pour définir clairement les différents sens qu’il peut acquérir. Mais l’édition précédente est toujours là pour faire foi, tandis que la nouvelle se prépare, et qui peut être soit une révision, soit une réfection complète comme il en va de celle à laquelle nous sommes attelés, et dont plus de la moitié, grâce à l’effort soutenu de votre Commission, est déjà publiée.

La plupart des usuels, naguère, mentionnait, pour chaque entrée, la date d’admission dans le Dictionnaire de l’Académie.

Littré, notre maître à tous, et avant qu’il n’appartienne à la Compagnie, indiquait sous le titre de son monumental dictionnaire qu’il suivait la nomenclature « de tous les mots contenus dans le Dictionnaire de l’Académie française ».

Et l’école de Jules Ferry, qui n’a pas si mal réussi, prescrivait l’orthographe, maintes fois adaptée d’ailleurs, conseillée par l’Académie.

Rien ne va plus. Les dictionnaires usuels s’éloignent de nous, volontairement, et s’en font un argument commercial. La directrice d’un de ces usuels, – qu’il ne m’est pas besoin de citer, ni lui ni elle, pour que vous les reconnaissiez – ne cesse, depuis des mois, de nous asticoter – ce verbe est familier, mais d’emploi attesté depuis le xviiie siècle – faisant entendre que les Académiciens sont de vieux esprits racornis, qui ne connaissent rien à la grammaire, et qui n’ont aucun titre – nos Lettres patentes ne valent rien sans doute – à donner des règles au langage. D’ailleurs, cela va de soi. Chacun en effet peut bien comprendre qu’un Dumézil, hier, qui connaissait trente cinq langues, aujourd’hui un philosophe de l’ethnologie comme Lévi-Strauss, ou la première helléniste contemporaine qu’est Jacqueline de Romilly, ou encore un juriste internationalement consulté tel Georges Vedel, sans parler de toute notre équipe de scribouilleurs, n’ont aucune qualité pour juger de la valeur et de l’emploi des mots.

Cela ne vaudrait que d’en sourire, et je ne songerais point à en occuper vos oreilles si – et là les choses prennent un autre tour – l’ouvrage en cause qui était naguère un bon instrument de travail, surtout par son caractère analogique, et qu’il nous arrivait d’utiliser nous-mêmes, ne s’ouvrait avec une étrange complaisance, depuis quelque temps, au plus mauvais langage, aux trouvailles toutes neuves d’un argot qui passera vite, aux abréviations vulgaires. En voulez-vous un exemple, un seul ? Un verbe vient ainsi d’être accueilli, auquel on accorde le statut de pronominal : se zoner. « On va se zoner » signifie « on va se coucher ».

Ainsi ramasse-t-on dans le ruisseau tous les détritus tombés des poubelles langagières. Mais comme ces horreurs sont « dans un dictionnaire » chacun peut se croire encouragé à les utiliser. « Viens, ma cocotte, on va se zoner ». Voilà le parler de la génération du PACS, acronyme qui était déjà entré dans ledit usuel avant même que la loi qu’il désigne ait été votée. Voilà ce que l’on nous affirme être « le vrai français ».

La langue verte a de la saveur certes ; mais quand elle verdit trop, c’est qu’elle pourrit.

Cette volonté délibérée de « faire populaire », cette démagogie lexicale, ce gauchisme du vocabulaire sont, comme tous les gauchismes, un péché de l’esprit.

La démocratie, si constamment invoquée, est un régime politique d’aristocrates qui se tiennent tous pour égaux. Sa finalité est d’élever sans cesse, par la formation donnée, les couches dites inférieures de la société vers une aristocratie idéale, et non pas de chercher à abaisser les élites pour les aligner sur le dernier niveau.

De tels fossoyeurs du français, car je ne saurais les appeler autrement, nous font pour principal reproche de ne pas le laisser vivre. D’après eux, nous l’enserrons dans un carcan de lois et de normes qui l’étouffent ; et ce n’est pas la langue qui serait menacée, mais ses usagers – la voilà bien la démagogie ! – qu’on ne doit pas contraindre, et qu’il faut laisser commettre toutes les fautes et les maladresses qui formeront, nous assure-t-on, l’essentiel des règles de demain.

D’après eux, « la dernière partie du siècle » – je cite leur porte-parole – « a manifesté une créativité langagière qui ne s’était pas réveillée depuis le xvie siècle, et dont il faut se réjouir. » Bel argument pour des novateurs !

Ces fabricants de dictionnaires à la mode sont peut-être des grammairiens, mais sûrement pas des historiens. Ils ont oublié, ou toujours ignoré, l’état véritable de la langue du xvie siècle.

Elle était inventive certes, mais totalement échevelée, et un peu crasseuse. Elle connaissait, comme aujourd’hui, une invasion non contrôlée de vocables étrangers qui passaient par-dessus nos montagnes ; les pédants fabriquaient à qui mieux mieux, sur un méli-mélo de racines grecques, comme aujourd’hui nos didacticiens, stylisticiens et autres démolinguistes, des néologismes aberrants ; chacun, comme aujourd’hui, inventait sa syntaxe ; et, comme aujourd’hui toujours, on se plaisait à user de grosses vulgarités. Oui, une belle fille, séduisante, pleine de promesses, mais mal soignée.

Il fallut inventer l’Académie française, non seulement pour surveiller un peu un groupe d’intellectuels à l’esprit assez libre, non seulement pour faire que la gloire littéraire servît au prestige de la nation, mais aussi et principalement pour débarrasser la langue, selon le mot qu’on prête à Vaugelas, « des ordures qu’elle avait contractées ».

Le même Vaugelas, le plus utile peut-être de nos ancêtres, prescrivait de parler « comme la plus saine partie de la Cour » et d’écrire « comme la plus saine partie des autheurs du temps... » Ainsi devait pour lui se constituer l’usage. En somme, il tirait le langage, et donc ses utilisateurs, vers le haut, et non vers le bas.

C’est en suivant cette direction, disons même cette directive, que nos devanciers ont construit un instrument d’échange qui fut reconnu comme aussi près que possible de la perfection, et qui devint la première des langues de l’Occident.

La situation morale de la France dans le monde, et dont elle demeure bénéficiaire, est due, plus qu’aux succès variables de ses armées et de son commerce, à la qualité de sa langue telle que l’Académie l’a tout ensemble épurée, enrichie, assouplie, embellie. Cette langue a donné noblesse à notre littérature, notre histoire, notre philosophie, notre droit. Et ne pas avoir souci de lui conserver ses vertus, c’est ne pas aimer la France.

Je parlais à l’instant d’instrument d’échange.

Dans deux ans, une monnaie unique va être mise en circulation dans onze pays d’Europe, ce qui constitue, comme je le relève dans un ouvrage de réflexion récent, « un gigantesque bouleversement quotidien dans les habitudes, les échelles d’appréciation, les façons de compter, les modes de pensée collectifs et les traditions. »[1] Mais parmi les moyens d’échange, les mots sont antérieurs aux monnaies, lors même qu’ils les désignent. Le premier commerce entre les hommes est celui du langage.

Est-ce le moment que nous allons choisir pour lancer sur le marché de l’esprit, comme dans la vie courante, des mots dévalués, des mots mal frappés, rognés ou faits de mauvais alliages ?

Je voudrais rendre, à cet égard, hommage à la Commission générale de Terminologie et de Néologie que préside avec autorité notre confrère des Sciences morales et politiques, M. Gabriel de Broglie.

Bien que handicapée par l’insuffisance des moyens matériels mis à sa disposition, et aussi, il faut l’avouer, par le travail antérieur, souvent discutable, des commissions ministérielles de terminologie, cette Commission générale s’efforce de former convenablement les mots et expressions servant à nommer tant d’objets, d’opérations et de méthodes que crée journellement notre civilisation technique, et auxquels la plupart du temps, hélas, une langue étrangère a déjà donné dénomination. Les vocables ainsi conçus sont soumis ensuite à l’Académie pour un avis en dernier ressort, qui est un surcroît de labeur pour sa Commission et son service du Dictionnaire, mais dont elle s’acquitte avec une célérité qui fait mentir sa réputation.

Il est bien évident, Messieurs, qu’à mesure que se développaient l’alphabétisation et l’instruction dans le monde, - qui ne s’en réjouirait ? – le nombre des anglophones intégraux ou partiels s’est accru beaucoup plus que celui des francophones, dans une proportion que l’on peut estimer de trois à un. Si l’on en cherche la raison, point n’est besoin de se perdre en longues et savantes explications. Il n’y a qu’une cause, seule et unique : il ne fallait pas perdre la bataille de 1940. Tous autres commentaires sont superflus.

Mais le français est-il devenu, pour autant, une langue en perdition ?

Un livre très remarquable vient de nous donner une réponse inattendue. M. Sergio Corrêa da Costa, diplomate et essayiste brésilien, membre de notre chère Académie sœur, l’Académie brésilienne des Lettres, s’est livré, en humaniste cosmopolite, à un curieux recensement, celui des vocables de toutes les langues qui sont devenus d’usage universel, ceux qu’on emploie partout et qu’on comprend partout. De aide de camp, à Weltanschauung, en passant par basta, building, campus, curriculum, élite, in extremis, hachisch, job, nomenklatura, pizza, paddock, restaurant, tarbouche, il a répertorié, à travers quotidiens, périodiques et revues du monde entier, à travers de bons auteurs aussi, 16 500 exemples de ces vocables ou locutions qu’il appelle les Mots sans frontières. Or, il apparaît que, dans cet original lexique international, le français vient en tête, battant, d’une courte tête, mais battant quand même l’anglais. Le latin se maintient, à distance, en troisième position. Notation intéressante : les mots dont le français est le plus grand fournisseur sont ceux qui expriment des abstractions, des principes ou des sentiments, tandis que les mots anglais sont plutôt ceux qui désignent des réalités matérielles, des techniques, ou des savoir-faire.

Le français, de ce point de vue universel, reste donc, malgré tout, la première langue d’influence.

Cette révélation valait bien que nous remettions à Sergio da Costa le prix Prince Louis de Polignac, qu’il nous appartenait cette année de décerner.

Mots sans frontières vient à point alors que nos journaux, nos librairies et nos pensées sont obsédés, et à juste titre, par la mondialisation. On ne parle que d’elle, et avec quelque désordre. La mondialisation c’est très simplement l’instantanéité des communications sur toute la planète, la simultanéité des informations de toute nature et venant de tous points. Les effets de cette immédiateté ne s’exercent pas seulement sur les marchés financiers, mais sur les mécanismes de la décision politique et sur la mentalité des individus.

La mondialisation présente actuellement un vrai danger: celui de l’uniformisation. En effet, quatre-vingt-dix pour cent des signaux courant sur ces toiles immatérielles qui enveloppent désormais le globe sont diffusés dans une seule langue : celle d’Amérique du Nord, la langue du dollar.

Entendez bien que la langue anglaise n’est pas en cause, la belle, la riche langue anglaise qui a produit tant de chefs-d’œuvre et qui a été l’un des principaux véhicules de la civilisation moderne.

Il s’agit de son succédané, de son ersatz qui s’est formé dans les places boursières, les agences de publicité, les bureaux techniques, les studios de cinéma. La mondialisation, si nous la laissons courir sur son aire, telle qu’elle est partie, ce sera le monde en américain. Elle fournira un modèle unique à nos savoirs, nos formes de raisonnement, nos divertissements et même nos goûts culinaires. Nous n’appuierons nos raisonnements que sur les mêmes données, nous regarderons les mêmes films, nous finirons par ne manger que les mêmes nourritures, à cette réserve près d’avoir les moyens de se les procurer, car c’est le modèle de la partie du monde la plus riche qui nous sera, qui nous est déjà proposé. L’uniformité n’aura d’autre résultat que la frustration en même temps que l’extinction de l’échange.

Si les hommes, si les peuples ne sont pas différents, s’ils ne produisent ou ne désirent que des biens identiques, que pourraient-ils bien échanger, sinon des babioles folkloriques ? Il en va de même pour les biens de l’esprit.

Nous savons les effets de la monoculture dans les pays qui ont cru qu’elle était la clef de la prospérité. Leurs terrains se sont épuisés, leur soumission aux spéculations du marché les a ruinés, et la misère s’y est accentuée.

La mondialisation en une seule langue et sur un même schéma mental aurait un effet semblable ; elle stériliserait toute vitalité créatrice. D’où la nécessité, à côté et par-delà les grands ensembles économiques, d’avoir de grands ensembles culturels fondés sur la pluralité des langages.

Elle était prémonitoire, elle était prophétique, et elle s’avère salutaire, l’initiative prise par Léopold Senghor, soutenu par Habib Bourguiba, de fonder la Francophonie, cette communauté de pays, grands et petits, éparpillés sur la planète, mais liés entre eux par la pratique de la langue française.

Dès avant sa création, l’Académie, qui est un peu la maison-mère de cette langue, s’y était intéressée. Dès la première manifestation officielle, en 1986, elle y a participé. Elle a constitué aussitôt une Commission de la Francophonie et institué, avec le Canada, le Grand Prix de la Francophonie. Elle a été présente à chacune des grandes Conférences des chefs d’État et de gouvernement des pays francophones, et elle a inspiré que cette grande rencontre prenne le titre de « Conférence des pays ayant le français en partage ». Elle a été déterminante dans l’adhésion des pays d’Europe Centrale : Roumanie, Bulgarie, Moldavie, Macédoine, Albanie où l’usage du français est nombreux et traditionnel. Elle a proclamé la première que la Francophonie devait être tenue pour une entité géopolitique et réclamé, pendant des années, par ma voix, qu’elle ait à sa tête un secrétaire général.

Depuis le sommet de Hanoï, c’est chose faite, et il convient de saluer l’action de monsieur Boutros Boutros-Ghali, expert, s’il en est, des institutions internationales, et qui en a la vision la plus large. Il aura fait en sorte que la Francophonie, enfin, soit mise en orbite géopolitique.

Mais la Francophonie seule ne pourrait résister à l’énorme poussée de la mondialisation unilingue.

Aussi avons-nous vu avec une intense satisfaction se constituer, à son image, et sous l’impulsion du Brésil, la Communauté des pays de langue portugaise, ou Lusophonie, évoquée dans nos conversations, dès 1987, avec le Président José Sarney. Il nous a paru indispensable que ces deux ensembles se rapprochassent. Je vous avais annoncé, l’an dernier, la décision prise à Rio de Janeiro, de créer, un Grand prix de la Latinité. Nous voulions qu’il soit un symbole. Chose neuve dans l’histoire académique, deux Académies nationales, la française et la brésilienne, s’uniraient pour le décerner. Il a été remis pour la première fois, en juin dernier, et en présence des trois chefs d’État du Brésil, de la France et du Mexique, au grand écrivain mexicain Carlos Fuentes. Diplomate, lui aussi, qui a parcouru le globe et dont nous rappelons qu’il fut un brillant ambassadeur à Paris, visiteur des plus grandes universités du Nouveau Monde pour y dispenser des cours d’humanisme, auteur de quarante essais et romans, tout imprégnés de l’âme et de l’histoire de son pays, dont le fameux Terra Nostra, et qui lui ont valu une célébrité universelle, Carlos Fuentès avait déjà accumulé les distinctions. Mais il a montré qu’il attachait à celle-ci, qui eut un immense retentissement pour l’ensemble de l’Amérique Latine, une importance particulière.

Chez nous, les Latins, toujours un peu pétris de cosmogonie grecque, les symboles sont actifs. Le prix franco-brésilien a déjà eu un effet incitatif puisque, lors du déjeuner de son jury à Paris, une idée échappée de la bouche de notre confrère Marc Fumaroli, et aussitôt reprise au vol par l’académicien Candido Mendes et le ministre de l’Éducation nationale, notre confrère des Sciences, M. Claude Allègre, qui en était l’invité, a pris forme de projet : celui de fonder une Académie de la Latinité.

Deux réunions exploratoires se sont déjà tenues, l’une en Toscane, à laquelle assistait, à côté de son homologue français, le ministre de l’Éducation nationale d’Italie, M. Luigi Berlinguer, la deuxième, le mois dernier, à Paris.

Claude Allègre a attiré l’attention de tous les ministres de l’Éducation nationale des pays latins sur cette initiative, qui a suscité des échos au minimum favorables et plus généralement enthousiastes.

Un bureau provisoire a été constitué, pour définir précisément les statuts et envisager une première composition de cette nouvelle institution, bureau dont la présidence a été confiée à M. Federico Mayor, directeur général sortant de l’UNESCO.

L’objet, car là est toute l’affaire : « Constituer une autorité morale indépendante destinée à affirmer la juste place et faire peser le juste poids des langues et des cultures des pays latins dans les évolutions du monde. » En somme, être un facteur d’équilibre, et un garant de la diversité dans le devenir de la civilisation.. Nous n’annonçons pas des lendemains qui chantent ; nous voulons préparer des lendemains qui pensent.

Voilà où nous en sommes, en cette fin d’année 1999 où va changer notre numérotation séculaire. C’est une manière de bilan que j’ai désiré vous présenter, au moment où il m’a paru convenable de quitter ce siège. Je sais gré à Michel Déon d’avoir bien voulu me dire que vous n’êtes pas trop mécontents de moi.

Messieurs,

Celui qui occupe une fonction que les circonstances de l’Histoire ont faite unique, et dont aucun règlement ne fixe le terme, celui-là doit sans cesse se préoccuper de sa succession, que la volonté de Dieu peut ouvrir à tout instant. Cette pensée m’a habité dès le jour où vous m’avez fait la confiance et l’honneur de m’investir de la charge de Secrétaire perpétuel. Depuis lors j’ai été constamment attentif, sans j’espère le trop montrer, à distinguer ceux qui me paraissaient les plus aptes à assurer ma relève quand le moment en viendrait, soit de la décision du destin, soit de la mienne propre.

Par l’effet des disparitions et des renouvellements dans la Compagnie, par l’observation aussi des caractères sur la longue durée, et des modifications dans les situations ou les disponibilités de chacun, mes jugements prévisionnels ont pu varier de tel à tel, au long des ans. Mais je n’ai jamais modifié les critères sur lesquels ces jugements se fondaient.

L’Académie est une des grandes façades de la France, la plus visible peut-être. Elle brille de ce que, depuis plus de trois siècles et demi, paraissent à ses fenêtres des illustrations de notre pays, illustrations passagères ou définitives, mais qui honorent également les lettres, les sciences, le droit, la pensée religieuse, la philosophie, l’histoire, la diplomatie, l’art de gouvernement, la stratégie, la sociologie et même l’aventure. Lui appartenir confère une sorte de noblesse à vie.

Elle n’est si continûment moquée ou décriée que parce qu’elle a été, dès son commencement, toujours jalousée. Elle est tout aussi continûment courtisée, et elle a été souvent copiée ou imitée en Europe et sur d’autres continents.

Le prestige qui la nimbe, et dont ses membres bénéficient, vient essentiellement de la mission qu’elle a reçue et qu’elle persévère à remplir.

Première institution démocratique sous la monarchie, dernière institution monarchique sous la République, elle dispose du privilège de se recruter elle-même, tout en ayant le statut d’un corps de l’État chargé d’exercer, sinon une magistrature, à tout le moins un magistère, celui du langage.

Elle décerne des prix et des bourses, elle récompense des mérites et secourt des détresses, grâce aux fondations que des mécènes lui ont confiées.

Piloter une telle institution n’est pas une mission simple. La complication croissante des lois et des règles de gestion réclame une certaine expérience des affaires publiques, si l’on veut garder à l’Académie le statut d’indépendance qui fait sa force.

D’autre part, les grandes transformations qui affectent notre monde commandent à l’Académie une vigilance et une action qui lui permettent de soutenir et parfois de déterminer une politique extérieure linguistique et culturelle sans laquelle la France perdrait de sa grandeur et restreindrait les services qu’elle peut rendre à l’humanité. L’Académie doit être désormais considérée comme une ambassade de la langue française installée sur la Seine.

Sans nourrir la présomptueuse illusion de les avoir possédées toutes, ni même suffisamment, je crois savoir quelles sont les dispositions naturelles ou acquises qu’il est souhaitable de trouver chez celui qui doit, durant un temps, incarner la permanence de l’Académie.

Pour me succéder, vous avez fait choix, de celle d’entre nous qui, dans le moment, réunissait le plus de qualités et de compétences, d’expérience et d’énergie qui conviennent à la fonction. Sa renommée internationale servira la Maison ; et le fait que ce soit une femme que nous ayons portée, pour le franchissement de siècle, à notre tête ne sera pas indifférent à notre image, et dissipera bien des préjugés.

Si la décision n’avait appartenu qu’à moi, c’est Madame Carrère d’Encausse que j’aurais désignée.

Vous avez donc, par votre large vote, comblé mes vœux.

Ces choses étant dites, je voudrais rappeler mes successeurs, non pas l’immédiat, dont je sais les sentiments, mais ceux qui viendront après nous, à une glorieuse modestie. De même que l’immortalité, dont l’usage nous gratifie, n’est pas celle des Académiciens, mais celle de la langue française, de même la perpétuité du Secrétaire n’est pas celle d’un individu, mais de la charge.

Il n’y a qu’un évêque par diocèse, depuis sa création ; le visage change, la mitre pas. Dans la paroisse académique, il n’y a qu’un pasteur, depuis 1635. Il s’est appelé Conrart, pendant quarante et un ans ; il s’est appelé Mézeray, puis Régnier-Desmarais. Au temps des Lumières, il s’est appelé Duclos, et puis d’Alembert, et plus près de nous, en notre siècle d’épreuves, il s’est appelé Duhamel et Genevoix. Il aura pris mon nom, un moment.

Quand passent les défilés qui célèbrent l’honneur de la nation, ce n’est pas le porte-drapeau qu’on salue ; c’est le drapeau.

J’ai fait, Messieurs, du mieux que j’ai pu pour le tenir droit et pour qu’il claque au vent.

 

[1] Jérôme Monod et Ali Magoudi : Manifeste pour une Europe souveraine