Discours sur les prix littéraires de l'année 1974

Le 19 décembre 1974

Jean MISTLER

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

tenue le jeudi 19 décembre 1974

Discours sur les prix littéraires

PAR

M. JEAN -MISTLER
Secrétaire perpétuel

 

 

Messieurs,

Le mois dernier, sans courrier, sans journaux, sans Radio, sans Télévision, notre société, plus fragile au fur et à mesure qu’elle croit progresser, était entièrement désorientée. Dieu merci, la situation parait revenir lentement à la normale et les cinq classes de l’Institut ont pu tenir leurs séances publiques, malgré les contretemps des invitations perdues ou retardées. Malheureusement, ces désordres ont été, pour d’autres, une véritable catastrophe et les conséquences économiques de ces quelques semaines de paralysie se feront sentir longtemps.

En distribuant chaque année ses récompenses, l’Académie s’acquitte d’une mission que le cardinal de Richelieu lui a confiée dans les Lettres patentes données en janvier 1635, qui sont à la fois la Charte et le premier règlement de notre Compagnie, et au cours des siècles, de nombreux donateurs ont voulu attacher leur nom à la fondation d’un prix.

Si j’évoque ici le grand Cardinal, ce n’est pas pour revenir à des traditions protocolaires dont Voltaire se gaussait déjà. Voici comment il résumait les séances où l’Académie accueillait ses nouveaux élus : « Le récipiendaire, écrivait-il à peu près, commence par faire l’éloge du Cardinal de Richelieu, qui était un très grand homme, puis il passe à l’éloge du chancelier Séguier, qui était un grand homme, et à celui de son prédécesseur, qui était un assez grand homme. Après quoi, le directeur en exercice répond par l’éloge du nouvel élu, qui pourrait bien être, lui aussi, une espèce de grand homme. »

Après avoir, à l’article 24 des Lettres patentes, stipulé que « La principale fonction de l’Académie sera de travailler avec tout le soin et toute la diligence possibles à donner des règles certaines à notre langue et à la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences », le Cardinal continuait en prescrivant, à l’article 26 : « Il sera composé un Dictionnaire, une Grammaire, une Rhétorique et une Poétique sur les observations de l’Académie ».

D’autre part, le fondateur de notre Compagnie souhaitait qu’elle examinât les ouvrages que l’on soumettrait à son jugement et, dans les articles 27 à 37, il indiquait en détail dans quelles formes aurait lieu cet examen, allant jusqu’à prévoir que « les remarques des fautes d’un ouvrage se feront avec modestie et civilité et la correction en sera soufferte de la même sorte ».

En fait, parmi les tâches dont Richelieu entendait charger l’Académie, elle en laissa de côté plusieurs : elle n’a jamais rédigé de Poétique ni de Rhétorique ; quant à Grammaire, plusieurs tentatives furent ébauchées au XVIIe et au XVIIIe siècles, mais la seule qui ait été menée à son terme, bien tardivement, en 1932, fut loin d’accroître le prestige de l’Académie. Enfin, les jugements que le Cardinal souhaitait faire prononcer par les Quarante sur les ouvrages de l’esprit, se limitèrent à la fameuse Querelle du Cid, où Richelieu, désireux de voir censurer la tragédie de Corneille, n’obtint qu’une satisfaction partielle, sans que l’Académie ait rien gagné d’ailleurs à ses velléités d’indépendance.

Cependant, en distribuant annuellement ses prix, notre Compagnie est bien dans le fil d’une tradition fort ancienne. Elle a décerné tout le long du XVIIe et du XVIIIe siècles des Prix d’éloquence et de Poésie, et le Premier Consul, lorsqu’il rétablit l’Institut, avait pensé, en créant les Prix Décennaux, leur donner une valeur matérielle et un prestige plus grands, mais ils ne furent décernés qu’une seule fois.

« Mais, objectera-t-on peut-être, couronner des ouvrages que vous jugez de qualité, ce n’est pas répondre entièrement à la mission confiée à l’Académie par ses statuts : cette mission comportait aussi, semble-t-il, la censure des mauvais ouvrages ! » Ici, la réponse sera facile. Aujourd’hui, la critique n’apparaît plus comme une régente morigénant les écrivains ainsi que des écoliers et relevant leurs fautes, comme si les « règles du goût » étaient aussi absolues que celles de l’arithmétique. Une telle prétention ferait sourire, cependant, nous croyons faire œuvre utile en nous refusant à confondre la publicité commerciale et le jugement critique et en nous tenant à l’écart de ce que Romain Rolland a nommé jadis, la Foire sur la Place.

Il y a un quart de siècle, un jeune écrivain, dans un pamphlet où le talent s’aiguisait de courage, a dénoncé les mœurs littéraires de l’après-guerre. « Il est temps, s’écriait-il, de mettre un terme au spectacle d’écrivains que des sadiques appâtent aujourd’hui au coin des rues avec n’importe quoi : une bouteille de vin, un camembert, comme ces gamins piaillant qu’on faisait jadis plonger dans les bassins de Saint-Nazaire en y jetant une pièce de vingt sous, enveloppée dans un bout de papier journal ! »

L’auteur, vous avez reconnu la griffe du lion, est un de nos plus grands écrivains, Julien Gracq, et son jugement reste toujours actuel. Une bouteille de vin ? un fromage ? Ces détails évoquent bien l’époque des « cafés littéraires », le temps où le mélange du mécénat et de la limonade faisait absorber au public d’étranges « panachés » et où des principautés littéraires s’édifiaient entre quatre tables et deux banquettes, séparées des États rivaux par des déserts de sciure de bois ! Mais, si le décor a changé, l’atmosphère est loin de s’être assainie, et, chaque année ou presque, des querelles et des menaces de sécession agitent ces jurys, dont l’existence est si paisible en dehors de la courte période où l’actualité s’occupe d’eux !

Je sais bien, et je le déplore, que notre temps a tendance à transformer toute rivalité en match, tout chiffre en record ; pourtant, si belle que puisse être la lutte que se livrent les pur-sang aux dernières foulées d’une course, quand, à l’approche du poteau, leurs sabots font un bruit de tambours battant une charge furieuse, les métaphores empruntées à la langue du turf conviennent mal aux jugements littéraires.

Nul ne sera donc surpris si l’Académie néglige d’attirer l’attention par des demi-confidences ou par des indiscrétions adroitement dosées, et surtout si elle s’efforce d’attribuer ses récompenses à des ouvrages auxquels elle croit quelques chances de durer.

En octobre dernier, de bons esprits ont feint de s’étonner que nous ayons décerné notre Grand Prix du Roman au livre de Kléber Haedens, intitulé Adios, paru depuis plusieurs mois déjà. Nous ne nous risquerons point à des comparaisons qui pourraient, sous des plumes moins naïves que la mienne, prendre un accent de polémique bien inutile, et d’ailleurs, j’ai écrit assez souvent que l’actualité, « c’est ce qui demain ne sera plus rien », pour n’avoir pas à y revenir.

La préparation de notre palmarès est confiée chaque année à des commissions dont la première s’occupe des Prix de Littérature et de Langue Française, la Seconde des Prix d’Histoire, la troisième des Prix de Poésie, la quatrième des Grands Prix. L’ordre de cette énumération ne correspond pas à une hiérarchie, mais au calendrier de leurs travaux. Lorsque les commissions ont achevé l’examen des ouvrages et choisi ceux qu’elles croient devoir être récompensés, une nouvelle discussion a lieu en séance plénière, et l’Académie émet un vote définitif.

La commission des grands prix nous propose tantôt la découverte d’un talent inconnu, et tantôt au contraire, la consécration d’une carrière littéraire déjà assise, et sans doute est-ce bien ainsi. Notre Compagnie ne se soucie guère d’allumer des gloires qui s’éteindront aussi vite qu’une fusée de feu d’artifice, mais elle ne prétend pas non plus garantir à ses lauréats une immortalité dont nous n’avons pas la faiblesse de nous croire nous-mêmes assurés ! Notre ambition, c’est d’offrir à un public, que des agressions de plus en plus brutales tendent chaque jour à déboussoler davantage, une chance sérieuse de n’être point déçu, de ne pas se voir « engeigné », comme disait le fabuliste. Laissez-moi ajouter que, si le public retrouve dans quelques années un livre que nous lui signalons aujourd’hui, et s’il le relit, c’est lui qui, silencieusement, nous donnera notre récompense.

Athos, le roman de Kléber Haedens, ne se laisse point classer facilement sous les étiquettes habituelles : roman d’aventure, roman d’analyse, roman social, etc. Certes, il présente les caractères essentiels d’un roman de formation, puisqu’il suit son héros depuis la première jeunesse jusqu’à la fin de l’âge mûr, mais l’introspection à laquelle il se livre est fort différente de celle de Proust. La Recherche du Temps perdu nous fait penser à l’examen minutieux d’une série de coupes microscopiques, de plus en plus fines, et s’enfonçant de plus en plus dans le tissu vital d’une conscience. Ici, au contraire, dès les premières pages, nous sommes invités à survoler d’immenses espaces et, d’un coup d’aile, nous passons des rivages de « l’Irlande aux vertes fougères », aux côtes du Sénégal, à Gorée « dormant d’un sommeil de sable », et à ses rochers, « poignée de basalte fermée sur un bouquet de lauriers-roses ». Que de milieux traversés, depuis l’enfance aux colonies, et les nuits tropicales « fléchissant sous un excès d’étoiles », jusqu’aux sinistres temps de l’occupation, à Lyon, « cantonnement de fumées jaunes » !

C’est à Lyon que j’ai rencontré Kléber Haedens, en 1941. Dans un petit appartement de la rue du Garet, en face de la chapelle du lycée, nous avons fait paraître, pendant trois ans, un hebdomadaire, Présent, où nous ne nous gênions guère pour accueillir certaines signatures que la presse recherchait peu à l’époque. Peut-être Haedens racontera-t-il un jour, plus en détail, cette existence autour de laquelle l’horizon, bouché de toutes parts, ne laissait aucune échappée ? Pour moi, je ne veux me rappeler que certains amis, très chers, disparus aujourd’hui, comme Émile Glaizal, chez qui, arrivant deux fois par mois de mon Languedoc, par les trains sibériens de la rive droite du Rhône, je retrouvais, à 45 ans, dans des draps presque aussi glacés que ceux de mon enfance à l’école de Sorèze, cette même impression d’inquiétude et de faiblesse qui est venue, plusieurs fois dans mon existence, me faire sentir la précarité et la fragilité de ces câbles d’équilibriste que la vie tend au-dessus des profondeurs confuses où s’ébauche l’avenir...

Il ne saurait être question de résumer, ne fût-ce qu’en deux lignes pour chacun, les mérites des volumes que nous avons couronnés. Vous me permettrez cependant d’en citer plusieurs.

 

André Dhotel reçoit le Grand Prix de Littérature : son œuvre comporte des romans, des essais, des études critiques. Professeur au lycée de Charleville, c’est tout naturellement qu’il a évoqué Arthur Rimbaud, et nous retrouvons, dans ses livres, l’atmosphère de sa province natale. Cette forêt d’Ardenne, où Shakespeare a placé la scène de Comme il vous plaira, cette forêt où poussent des oliviers, comme dans la campagne athénienne du Songe, et où l’on rencontre des lionnes dans les fourrés, c’est, comme Brocéliande en Bretagne, un terroir fertile en légendes, et les brouillards qui s’y accrochent aux branches des chênes peuvent bien, à l’aube ou vers le crépuscule, faire croire au rêveur qu’il a vu l’écharpe d’une fée.

 

C’est également vers les sentiers d’un fantastique qui ne craint pas de dire son nom, que Marcel Schneider nous emmène, avec Déjà la neige, couronné par le Prix de la Nouvelle. Il y a deux ou trois ans, cet écrivain, nourri de romantisme et de musique, avait failli obtenir notre Prix de Roman : l’aspect de son talent que nous signalons cette année est tout aussi séduisant.

 

Le Prix de la Critique a été attribué à Maurice Chapelan. En présence d’une œuvre aussi diverse que celle qui va des Amoralités familières à Amours, Amour, en passant par les truculents Mémoires d’un voyou, nous aurions pu couronner aussi bien le nouvelliste, et même le poète, que le critique. Mais soyons brefs. Sinon, Maurice Chapelan saurait nous rappeler que « l’adjectif est putrescible » et que la concision, seule, donne chance de durée.

 

René Etiemble a remporté le Prix de l’Essai pour un volume intitulé Essais de littérature (vraiment) générale. Esprit original et musclé, puissant dans une culture presque universelle des rapprochements inattendus qui provoquent, comme les machines électriques d’autrefois, un fourmillement d’idées chez le lecteur, Etiemble, dénicheur de mythes, comme les Bénédictins le furent de saints apocryphes, est assuré de défier le temps, ne serait-ce qu’à cause d’un mot qu’il a inventé : le mot franglais, qui aurait enrichi son créateur s’il existait des droits d’auteur en pareille matière, un mot qui entrera sans doute dans la prochaine édition de notre Dictionnaire, et qui, une fois embossé dans ses colonnes, ne sera pas facile à débusquer !

 

Le Grand Prix de Poésie a été décerné à Philippe Soupault. Mêlé — il y a près de soixante ans — aux débuts du mouvement surréaliste, et portraituré, avec Breton, Aragon et Eluard, par Max Ernst dans le fameux tableau du Musée de Cologne, Soupault fait aujourd’hui, tout en gardant sa jeunesse d’allure, figure de précurseur. Le recueil (je devrais dire la Somme qu’il a fait paraître cette année, nous le montre à la naissance de la plupart des routes où s’est engagée la poésie française, mais ce n’est vraiment pas sa faute si plusieurs de ces sentiers se sont perdus dans les broussailles ou dans des sables arides. Demain, comme hier, il pourrait suffire d’un petit roseau

pour faire chanter la forêt.

 

Jean Lebrau, le chantre de la Montagne Noire et des Corbières, a déjà obtenu, il y a plusieurs années, le Grand Prix de Poésie. Aujourd’hui, le Prix Henri Mondor, fondé par l’homme admirable qui a également servi la littérature et la médecine, prouvera au poète languedocien qui vient de publier, à quatre-vingts ans passés, un ravissant recueil intitulé Singles, que ses vers restent dans nos mémoires à côté de ceux de Virgile et de Chénier.

 

Nos Prix du Rayonnement français ont été attribués à deux écrivains suisses, MM. François Fosca et Maurice Zermatten, qui mènent, aux avant-postes de notre littérature et de notre langue, un utile combat, tandis que notre grande médaille d’or est allée à Athènes, porter à M. Averoff le témoignage de notre reconnaissance pour les services qu’il a rendus au français.

 

Ce n’était pas une petite affaire que d’entreprendre une nouvelle Histoire de la Philosophie. François Chatelet, pour retracer l’évolution des systèmes de pensée depuis les précurseurs grecs jusqu’à nos jours, a naturellement réuni une forte équipe de spécialistes. Depuis le jour où il était venu, dans le bureau éditorial qui était alors le mien, me communiquer la liste de ses collaborateurs et m’exposer l’économie générale de l’ouvrage, jusqu’au jour où le huitième volume a apporté la dernière pierre à l’édifice, près de dix ans se sont écoulés, je suis heureux de voir son mérite reconnu aujourd’hui par notre Compagnie.

Sans entrer dans plus de détails, notons que nous n’avons pas oublié la tâche ingrate et difficile des traducteurs : Mme de Romilly, avec Thucydide, Jacques André, avec Pline l’Ancien, ont fait entrer dans la collection Guillaume Budé, et, j’espère, dans toutes les bibliothèques des gens cultivés, deux grands noms des littératures antiques. Nous resterons dans l’avenir à l’affût de semblables travaux.

 

Parmi les 143 ouvrages entre lesquels ont été réparties nos distinctions, je voudrais encore en mentionner quelques-uns, en m’excusant d’un choix qui ne saurait aller sans omissions. Le second prix Gobert a été décerné au Professeur Jean Rouvier pour son étude sur les Grandes idées politiques des origines à Jean-Jacques Rousseau, qui se recommande non seulement par la solidité de sa documentation, mais par l’impartialité de ses points de vue.

Il est une branche de la recherche dont nous souhaitons encourager les pionniers. Si l’histoire régionale et locale reçoit chaque année chez nous plusieurs récompenses, c’est que nous savons combien ces travaux exigent de recherches désintéressées : l’histoire ne s’édifie pas seulement avec les blocs bien taillés de l’opus quadratum, comme les arcs de triomphe, de plus humbles matériaux y sont indispensables. Une amulette trouvée au fond d’une source sacrée, une pièce de bronze ramassée dans un champ, une note marginale relevée dans un registre de notaire ont, plus d’une fois, apporté la solution d’une énigme ou remis en cause des hypothèses aventureuses. Grâces en soient rendues à ces chercheurs patients, qui, loin d’attendre un profit matériel de leurs travaux, s’imposent parfois de lourds sacrifices pour les publier.

Si la musique et les arts plastiques appartiennent au domaine d’une autre classe de l’Institut, nous ne saurions nous désintéresser des livres qui leur sont consacrés. C’est ainsi que nous avons retenu, pour le Prix Dupau, le Chopin de Bernard Gavoty. L’auteur, mettant au service d’une vive sensibilité une magnifique énergie, a tracé, en même temps qu’un tableau vivant de l’époque romantique, une analyse très poussée d’une personnalité artistique de premier plan.

 

J’arrive enfin au Grand Prix Gobert qui a couronné un des plus importants livres de notre temps, Les Sciences humaines et la Conscience occidentale, par Georges Gusdorf. Retraçant l’évolution des idées depuis le Moyen Age jusqu’à nos jours, l’œuvre du professeur de Strasbourg en est à son septième volume, à la veille de la Révolution française. Quatre mille pages déjà, un texte plein d’idées, un réseau de notes permettant d’aller jusqu’au bout des questions soulevées par chaque chapitre, et toujours une clarté parfaite de l’exposition et l’ordre le plus logique dans le cheminement de la pensée. Bien que Georges Gusdorf ait épuisé la série de nos récompenses, nous attendrons ses derniers volumes avec la même impatience que les précédents.

On aurait tort de croire que son livre est d’une lecture difficile. Certes, il demande beaucoup d’attention, mais l’immense érudition de l’auteur s’éclaire de mille anecdotes significatives. Veut-il nous faire toucher du doigt les humbles débuts de la méthode expérimentale ? Il nous rappelle que la légende selon laquelle les cigales vivaient sans aucune boisson, sans aucune nourriture, était encore, au XVIe siècle, non seulement chantée par les poètes, mais admise par les naturalistes. Il en fut ainsi jusqu’au jour où un savant, ayant enfermé quelques cigales dans des boîtes, les retrouva toutes mortes au bout de cinq à six jours. Autre exemple encore plus significatif : au début du XVIIe siècle, on discutait la question de savoir si un boulet de canon, lâché du haut du mât sur le pont d’un navire en marche, tomberait au pied du mât, ou en arrière ? La discussion allait grand train, dans l’abstrait et la logomachie, jusqu’au jour où Gassendi, en 1641, fait l’expérience sur une galère, en rade de Marseille, et constate que le boulet, obéissant dans sa chute à la fois à la pesanteur et au déplacement du bateau, tombe exactement au pied du mât. Je pourrais multiplier de semblables exemples, mais je préfère user de la transition naturelle que nous fournit le Professeur Gusdorf pour passer à la seconde partie de mon exposé.

En effet, il parle à plusieurs reprises, dans ses derniers volumes, de l’action de l’Académie française, et dans cette partie de son travail, j’ai pu, mieux encore que dans le reste, vérifier l’exactitude de son information et la justesse de ses jugements.

Lorsque Richelieu meurt, en 1642, usé par la fatigue et ruiné par la maladie au point où le montre l’admirable et tragique portrait que nous gardons dans notre salle de séances, l’indomptable cardinal a pu se flatter d’avoir accompli une œuvre immense : établir solidement la dynastie en France, affermir en Europe la position de notre pays.

Auprès de ces grands objets, l’Académie peut sembler de peu d’importance. Or, paradoxalement, c’est peut-être à propos d’elle que l’on évoque le plus souvent, trois siècles après sa mort, la figure du Cardinal. Et ceci mérite réflexion.

Certes, Richelieu n’a point réussi à investir l’Académie d’une sorte de magistère, ou tout au moins d’un droit de contrôle sur la littérature. Par contre, malgré bien des résistances, elle a tenu honorablement, sur le plan de la langue, le rôle qu’il lui assignait, et notre Dictionnaire, en dépit des critiques qui lui ont été adressées, a bien été l’instrument de perfectionnement et de régulation du langage souhaité par Richelieu.

L’atmosphère dans laquelle l’Académie commença son travail fut assez agitée. Il existe aujourd’hui de nombreux dictionnaires, et si l’on éprouve, en les lisant, l’impression de se trouver souvent en pays connu, c’est qu’ils se font, les uns aux autres, de larges emprunts. Il n’en était pas ainsi vers 1640, Depuis le milieu du XVIe siècle, avaient paru chez nous quelques répertoires, les uns bilingues, comme le Thésaurus latin-français de Robert Estienne ou comme son Dictionnaire français-latin, d’autres plurilingues et traduisant les mots français en cinq, sept, et jusqu’à dix langues ! Parmi tous ces ouvrages, le plus curieux est sans doute celui de Jean Nicot, le Thrésor de la Langue française, paru en 1606, et donnant pour tous les mots français une définition et l’équivalent latin. Certes, le nom de Jean Nicot est populaire, mais nous dirons : « Tant pis pour la lexicologie ! » En effet, son dictionnaire est pour peu de chose dans sa gloire, si Nicot n’avait pas été diplomate et s’il n’eût pas rapporté des colonies portugaises la plante qu’il nomma Nicotiana, l’herbe à Nicot, que nous appelons tabac, il ne serait pas considéré comme un bienfaiteur du budget de tous les états du monde !

Ce n’est qu’entre 1640 et 1650 que notre Compagnie se mit au travail du Dictionnaire. Elle avait perdu jusque-là bon nombre de séances à écouter des discours aussi vains que les controverses d’école des rhéteurs latins : Godeau et Cureau de la Chambre avaient parlé successivement Pour et Contre l’éloquence, Racan avait discouru Contre les Sciences et Chapelain Contre l’Amour. Ce n’est pas tout, et le fin du fin fut sans doute atteint le jour où Gombault disserta sur Le Je-ne-sais-quoi. Rare franchise chez un orateur !

Lorsque l’Académie commença à réunir les matériaux d’un Dictionnaire, des hommes comme Vaugelas et Furetière se montrèrent parmi les plus assidus, mais la mort du premier et la violente querelle qui opposa le second à l’Académie ralentirent le rythme des travaux et faillirent les arrêter définitivement.

Les Factums de Furetière, dans son procès contre l’Académie, et une comédie de Saint-Evremond, Les Académistes, permettent de se rendre compte de la manière dont nos prédécesseurs travaillaient. La comédie de Saint-Evremond, assez ennuyeuse, sauf une dispute entre deux académiciens qui a pu inspirer à Molière la scène de Vadius et Trissotin, dans les Femmes savantes, nous fait toucher du doigt le problème du choix des mots appelés à figurer dans le répertoire de la langue. D’un côté, on voit les partisans des mots anciens, vocables de Droit, pronoms comme icelui, verbes comme il appert, et la vieille Mademoiselle de Gournay, nièce de Montaigne, qui tient à la conjonction car, est assez grossièrement caricaturée par Saint-Evremont qui lui reproche de n’avoir plus qu’une dent ! En face, les néologismes, les tournures à la mode, le vocabulaire des précieuses, sont prônés par d’autres membres de la Compagnie. Bien entendu, l’auteur ne conclut pas : jamais le dénouement d’une pièce de théâtre n’a prétendu résoudre le problème posé tout le long de ses cinq actes, et nous ne croyons pas plus au deus ex machina intervenant dans la tragédie grecque qu’à l’exempt de police qui vient démasquer et arrêter Tartuffe.

On cite bien souvent, comme si c’était une épigramme, les six derniers vers d’une épître adressée à Guez de Balzac par Bois-Robert, où il raille assez plaisamment l’Académie. Permettez-moi d’en reproduire quelques vers de plus :

Elle ne va qu’à pas lents et comptés
Dans les desseins qu’elle avait projetés.
Pour dire tout enfin dans cette Épître,
L’Académie est comme un vrai Chapitre,
Chacun à part promet d’y faire bien,

Mais tous ensemble ils ne tiennent plus rien,
Et tous ensemble ils ne font rien qui vaille,
Depuis six ans dessus l’F on travaille,
Et le Destin m’aurait fort obligé
S’il m’avait dit, tu vivras jusqu’au G.

 

Ne l’oublions pas, ces divers textes, même lorsqu’ils sont l’œuvre d’académiciens, relèvent davantage de la satire que de la critique impartiale. Les seuls documents authentiques qui nous éclairent sur les travaux du Dictionnaire se trouvent dans les procès-verbaux de l’Académie. Ils ont été conservés seulement à partir de mars 1672, mais, en tête du premier registre qui nous est parvenu, se trouve un bref résumé de l’activité de la Compagnie depuis sa fondation.

Chapelain avait été chargé, dès le 20 mars 1634 (donc avant même l’octroi des Lettres patentes) de dresser « le plan d’un ample dictionnaire ». Comme par hasard, on s’aperçut, quand il remit ce travail préparatoire, qu’il avait simplement oublié le mot Académie !

En 1638, la Compagnie forma deux bureaux — nous dirions aujourd’hui deux commissions — qui travaillaient séparément. Vaugelas, l’illustre grammairien, fut chargé de la conduite de l’ouvrage. À sa mort, en 1651, Mézeray, Secrétaire perpétuel, prit la suite. Ce Mézeray, à chaque élection académique, mettait régulièrement dans l’urne une boule noire. On raconte qu’il proposa à la Compagnie, un jour où l’on discutait le mot comptable, d’ajouter comme exemple le dicton populaire : « Tout comptable est pendable ». Sa proposition fut écartée et Mézeray biffa l’exemple, mais il mentionna en marge : Rayé, quoique vrai ! Finalement, on retint une formule moins brutale, mais dont le sens était assez voisin, la voici : « Les comptables sont sujets à être recherchés. » Sa banalité devait lui permettre de traverser six éditions du Dictionnaire, et c’est seulement à la huitième, en 1932, qu’elle disparut.

En février 1677, le manuscrit de la lettre A fut envoyé à Le Petit, chargé d’imprimer l’ouvrage. Il s’engagea à ne laisser voir les épreuves à personne et se mit au travail. Mais, le 13 mai de la même année, les lettres A et B ayant été données en manuscrit à l’imprimeur, plusieurs académiciens, menés par Quinault, firent remettre en délibération la manière dont on rangerait les mots du Dictionnaire. Adopterait-on l’ordre alphabétique, comme avaient fait tous les autres Dictionnaires français, ou bien l’ordre des racines, en mettant les composés et les dérivés à la suite des mots simples ?

Après un vif débat, on décida de conserver le classement par racines. Cette décision fut prise parce que — je cite littéralement — « on ne pouvait pas changer, après trente-sept ans de travail uniforme, sans une marque de légèreté et d’inconstance et sans blesser l’honneur et le jugement de tant de sages et savants hommes qui nous ont précédés ». On ajoutait que cet ordre « faisait voir la richesse de la langue, étalant de suite tous les composés, les dérivés, et s’il faut ainsi dire, toute la famille d’un mot ». Enfin et surtout, l’Académie considérait que, si elle prenait un autre ordre, « il faudrait recommencer tout de nouveau, et ainsi notre ouvrage serait la toile de Pénélope qui ne s’achèverait jamais ».

La toile de Pénélope ! Cette expression allait revenir bien souvent dans les polémiques !

À travers de nombreux incidents dont le plus grave aboutit à l’exclusion de Furetière, à qui l’on reprochait d’avoir rédigé, en se servant des travaux des commissions, un Dictionnaire universel qui devait paraître en Hollande en 1690, coupant en quelque sorte l’herbe sous le pied de l’Académie, la première édition de notre dictionnaire vit enfin le jour, en 1694, chez Coignard.

Elle forme deux magnifiques volumes in-folio. Un frontispice, hors-texte en pleine page, gravé sur cuivre par Mariette, représente un buste de Louis XIV, l’air un peu renfrogné sous sa vaste perruque, couronné de lauriers par deux figures allégoriques. La première, symbolisant la Poésie, a l’air d’une danseuse, bien qu’elle tienne une lyre ; la seconde, plus long vêtue, et coiffée d’un diadème ressemblant à un casque, représente la Grammaire ; une troisième femme, la Rhétorique, assise sur un escalier et entourée d’enfants cueillant des fleurs, désigne, de la main droite, un volume ouvert : le Dictionnaire de l’Académie. Comme par un fait exprès, ce titre comporte une magnifique faute d’impression, le graveur ayant écrit Dictionnaire, avec un seul N (on ne prend jamais assez de précautions, ni lorsqu’on rédige des lois, ni lorsqu’on prétend fixer l’orthographe).

L’Épître dédicatoire au Roi, qui vient ensuite, mérite d’être citée. On peut y lire que la supériorité de la puissance de Louis XIV a déjà fait du français « la langue dominante de la plus belle partie du monde. Et l’Académie poursuit : Tandis que nous nous appliquons à l’embellir vos armes victorieuses la font passer chez les étrangers. Nous leur en facilitons l’intelligence par notre travail, et vous la leur rendez nécessaire par vos conquêtes... Si elle se voit aujourd’hui établie dans la plupart des Cours de l’Europe, si elle réduit pour ainsi dire les Langues des Pays où elle est connue, à ne servir presque plus qu’au commun du Peuple, si enfin elle tient le premier rang entre les langues vivantes, elle doit moins une si haute destinée à sa beauté naturelle, qu’au rang que vous tenez entre les Rois et les Héros ».

Un tel texte nous paraît inconcevable aujourd’hui, mais ces hyperboles sont d’époque, et le grand Bossuet, dans son Discours de Réception, en 1671, s’exprimait en termes analogues et se félicitait que la France « fût en même temps docte et conquérante et qu’elle ajoutât l’empire des lettres à l’avantage glorieux qu’elle avait toujours conservé de commander par les armes ».

Vingt-quatre ans plus tard, en 1718, l’Académie présentait au tout jeune Roi Louis XV la seconde édition de son Dictionnaire. Le ton a bien changé ! Les deuils dynastiques et les malheurs nationaux qui ont assombri la fin du règne précédent ont amené une curieuse évolution des esprits. La nouvelle Épître au Roi précise en effet que le Dictionnaire marquera « la juste signification des mots composant notre langue et rectifiera certaines fausses idées que les hommes y attachent... » et elle déclare qu’« ils se trompent, par exemple, sur la signification du mot de Gloire, quand ils en restreignent le sens à la réputation brillante qu’on acquiert par les armes. Ils doivent l’étendre à cet éclat que produit le concours de toutes les vertus, et c’est une idée plus noble et plus juste. Un Prince n’a de véritable Gloire qu’autant qu’il sait joindre à la valeur héroïque, qui attire l’admiration des hommes, la justice et la bonté, qui gagne si sûrement leur amour ».

Le rapprochement de ces deux textes, qui, avec le recul du temps, nous semblent presque contemporains, a de quoi surprendre, mais un Dictionnaire est un miroir où chaque époque se reflète, avec son vocabulaire, ses idées et ses sentiments : on pourrait presque écrire l’histoire de la Religion ou l’histoire de la Pensée en Europe occidentale à l’aide des huit éditions de notre Dictionnaire.

Il va sans dire que je ne saurais, dans ce discours, brosser, même à grands traits, cette évolution. Je voudrais cependant vous donner une idée du travail accompli par l’Académie depuis 1694 jusqu’à nos jours.

Sitôt parue sa première édition, l’Académie délibéra sur la manière dont elle occuperait ses séances, et elle décida de les consacrer principalement à la révision du Dictionnaire.

Presque unanimes, les usagers de l’édition de 1694 estimèrent que la Compagnie avait eu tort d’adopter le classement par racines : l’expérience montrait en effet que ce système rendait fort incommode le maniement de l’ouvrage. On trouve par exemple le mot-racine QUATRE imprimé en grandes capitales, puis viennent, en petites capitales, 72 mots dérivés, parmi lesquels on découvre bécarre, cadran, carême, carreau, carrefour, écarter, écarteler, dont la filiation, par rapport à la racine QUATRE, ne saute pas aux yeux. De même, le verbe FAIRE est suivi de 87 dérivés, dont plusieurs surprennent à première vue !

Devant ces critiques, l’Académie décida, pour la seconde édition, de revenir à l’ordre alphabétique, et fit bien.

Au XVIIIe siècle, deux autres éditions se succédèrent, en 1740 et en 1762. Une large réforme de l’orthographe supprima une foule de lettres inutiles, plusieurs milliers de mots comme ESTOILE OU THRÉSOR, perdirent leur « S » ou leur « H », l’« Y » fut remplacé par « I », partout où il ne s’agissait pas d’une étymologie grecque et l’on écrivit ici et ami avec I. En même temps que disparaissaient quelques centaines de termes vieillis et hors d’usage, plusieurs milliers de mots nouveaux faisaient leur entrée dans nos colonnes.

Voilà pour la nomenclature, mais les définitions ? Elles aussi ont été profondément modifiées. Ici, il faut, si l’on veut rester juste, se garder de certaines ironies trop faciles. Je dois le confesser, l’Académie a été longue à reconnaître la différence entre un crustacé et un poisson. Jamais cependant elle n’a défini, comme on l’a prétendu, l’écrevisse « un petit poisson rouge qui marche à reculons » ! L’Académie savait parfaitement que l’écrevisse ne rougit qu’en cuisant, toutefois, avouons-le, c’est seulement en 1835, que l’écrevisse est définie « animal de la classe des crustacés ». Mais faut-il, sous prétexte d’exactitude, trouver parfaite la définition des dictionnaires modernes. Écrevisse : Crustacé décapode macroure ? Va pour décapode, mais macroure ? En dehors de nos confrères de l’Académie des Sciences, et des agrégés des lettres ici présents, y a-t-il dans cette salle beaucoup d’auditeurs sachant que ce mot signifie « à longue queue ? »

Lorsque Apollinaire écrivit son Bestiaire, il n’a point chanté :

Les bleus décapodes macroures
que pêchent au rû les pastoures,

(excusez-moi, mais les rimes en oure sont plutôt rares).

Non, Apollinaire a écrit :

Incertitude, ô mes délices,
Vous et moi, nous nous en allons
Comme s’en vont les écrevisses
À reculons, à reculons...

et il n’a pas jugé utile de préciser si elles s’en allaient en marchant ou à la nage !

Allons plus loin. On peut sourire de certaines de nos vieilles définitions, par exemple celle du CHIEN : « animal domestique qui aboie », encore qu’elle soit parfaitement exacte. Mais sur le plan poétique, si vous voulez me permettre une totale franchise, je préfère celle du vieux Richelet, en 1680 : CHIEN : Animal fort connu qui est fidèle, reconnaissant, docile, propre à diverses choses, qui est en amour environ 14 jours, qui naît aveugle, qui vit 10 ou 12 ans et qui a de l’aversion pour les crocodiles et pour les loups.

Involontairement peut-être, Richelet nous apparaît ici comme un étonnant précurseur du surréalisme !

Pour en finir sur ce point, nous devons reconnaître que nos anciens Dictionnaires ne donnent pas toujours assez de détails scientifiques ou encyclopédiques sur les mots, mais il ne faut pas oublier que, la même année que notre première édition, paraissait le Dictionnaire des Arts et des Sciences par Monsieur C., de l’Académie française, cette initiale désignant Thomas Corneille, le frère de l’auteur du Cid (tous deux s’assirent avant moi au 14e fauteuil).

Son Dictionnaire des Arts et des Sciences se présente comme le complément du Dictionnaire de l’Académie et même comme un IIIe tome. Il serait injuste de ne pas en tenir compte dans les jugements portés sur notre première édition.

Vous me permettrez de passer rapidement sur les éditions suivantes. Il y en eut encore une autre à l’extrême fin du siècle. Ce fut la cinquième : l’Académie s’était dispersée, sous la Terreur, ses papiers furent saisis et l’ouvrage fut publié en 1798 « par la Nation ».

Après le rétablissement de l’Académie, deux éditions voient le jour au XIXe siècle : la sixième en 1835, la septième en 1878, leur texte n’est pas une simple révision, mais une refonte de celles du XVIIIe siècle. Le XXe siècle enfin n’a donné qu’une seule édition, la huitième, en 1932-1935, soit plus d’un demi-siècle après la précédente.

L’Académie s’occupe actuellement de la préparation d’une neuvième édition. Mais nous devons reconnaître que la cadence du travail est devenue beaucoup trop lente : lorsque nos éditions se succédaient à trente ou quarante ans d’intervalle, cela correspondait à peu près au passage d’une génération à une autre, et ce rythme nous permettait de suivre l’évolution naturelle de la langue, mais aujourd’hui, avec l’accélération effrayante que subit cette évolution, notre Dictionnaire risque d’être périmé avant même d’avoir paru.

Ce regrettable état de choses a ému l’Académie, et mon prédécesseur au Secrétariat perpétuel a pris l’initiative de proposer diverses mesures pour combler ce retard. Alors que, de 1936 à 1966, notre Compagnie n’avait révisé que 266 pages en trente ans, de 1966 à aujourd’hui, donc en moins de neuf ans, elle en a revu 126. Ainsi, la cadence annuelle s’est accélérée de plus de moitié. Progrès modeste, mais réel, d’autant que la révision est beaucoup plus poussée qu’autrefois. Pourtant ce n’est pas encore suffisant et, malgré les nouveaux moyens que nous ont accordés les pouvoirs publics, le mieux que nous puissions espérer, c’est de faire paraître, d’ici sept à huit ans, le premier volume, la première moitié de notre neuvième édition. En effet, beaucoup de séances plénières de l’Académie, et surtout de la Commission, sont consacrées à des travaux qui ne sont pas inutiles, certes, mais qui retardent d’autant le Dictionnaire.

On nous a soumis en janvier 1973 un projet de normalisation de l’orthographe, on nous demande sans cesse d’approuver ou de rejeter des propositions de mises en garde contre des tournures vicieuses ou incorrectes et contre des mots qui ne méritent pas d’avoir chez nous droit de cité. Nous ne pouvons pas refuser de répondre, et il serait souhaitable que l’incorporation de toutes nos décisions dans notre prochaine édition permît aux autres Dictionnaires de se référer, comme ils l’ont toujours fait, aux avis de l’Académie.

*
*   *

Il est temps de conclure, bien que je sois loin d’avoir épuisé un trop vaste sujet. Vous m’excuserez aussi d’avoir dû entrer quelquefois dans des détails techniques, mais je voulais vous montrer qu’un Dictionnaire est, à sa manière, un être vivant. Certes, jamais il ne me serait venu à l’esprit d’entreprendre un Dictionnaire, mais, maintenant que je m’occupe du nôtre, je n’ai jamais eu le sentiment de perdre mon temps, le jeudi, à nos séances de l’Académie, ou de la Commission, quand nous travaillons à cette révision que nos prédécesseurs comparaient au labeur de Pénélope. Je ne m’ennuie pas davantage lorsque, chaque matin, dans la petite salle aux bibliothèques bondées de dictionnaires anciens où se réunit la petite équipe animée par Mme Carrère, je cherche un mot dans Richelet, dans Furetière ou dans nos anciennes éditions, et que je finis par en lire dix ou quinze pages.

Un dictionnaire, rien n’est plus difficile à faire, mais rien n’est plus plaisant à lire. Voltaire disait : « On y trouve rarement ce qu’on cherche et souvent ce qu’on ne cherche pas. » Hier encore je l’ai constaté, précisément dans le Dictionnaire philosophique de Voltaire, à l’article DICTIONNAIRE. Je n’ai point réussi à mettre la main sur une citation que je voulais vérifier, mais j’ai trouvé quelques lignes sur le rôle de l’ E muet en français, si jolies que je ne résiste pas au plaisir de vous les citer. Les voici : « Nos e muets, qui nous sont reprochés par un italien, sont précisément ce qui forme la délicieuse harmonie de notre langue : Empire, couronne, diadème, sensible, cet e muet qu’on fait sentir, sans l’articuler, laisse dans l’oreille un son mélodieux, comme un timbre qui résonne encore quand il n’est plus frappé. »

J’ai toujours adoré les dictionnaires. Jadis, m’y voyant chaque soir plongé, quand j’avais fini mes devoirs, en 4e, le surveillant de notre étude s’était imaginé que j’y cherchais « des mots grossiers ».

Il se fit vertement rabrouer par le régent des études : « Des mots grossiers, dans le Dictionnaire de Gazier ? Vous rêvez, mon pauvre ami. » Non, je n’y cherchais rien de tel, mais, j’éprouvais le même plaisir de dépaysement que les clercs du Moyen Age, lorsqu’ils trouvaient dans leurs Bestiaires, ou leur Lapidaires des noms d’oiseaux fantastiques ou de pierres mystérieuses.

Il y avait dans notre maison des vacances, à Sorèze, quatre à cinq cents volumes : c’était beaucoup pour l’époque. J’aimais surtout ceux du plus grand format, parmi lesquels les dictionnaires : le Latin-Français de Quicherat, l’Universel de Maurice La Châtre, et je mettais à sécher, entre leurs feuillets, les fleurs que je ramassais dans nos promenades. Mon vieux Quicherat est mort au service, et le Gaffiot ne l’a pas tout à fait remplacé. Quant au La Châtre, il ne m’en reste plus qu’un tome dépareillé, mais, lorsque par hasard, je l’ouvre, et que je vois, entre deux feuilles, une plante sèche que j’y ai mise jadis et dont je ne sais plus le nom, je rêve à ces après-midi de mai et de juin, où, sur la crête de Bernicaut et sur le plateau de Fendeille, nous allions cueillir l’orchis abeille et l’homme pendu, tandis que les asphodèles se dressaient comme des épées au milieu des bruyères, et cette plante morte depuis plus de soixante ans, et qui s’effrite en poussière sous mes doigts, me rend, intactes et brillantes comme un cristal, ces journées d’ombre et de lumière, de nuages et de soleil, que rien, sauf la mort, ne pourra me reprendre.