Discours sur les prix littéraires et l’état de la langue 1991

Le 5 décembre 1991

Maurice DRUON

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

le jeudi 5 décembre 1991

 

DISCOURS

PRONONCÉ PAR

M. MAURICE DRUON
Secrétaire perpétuel de l’Académie française

 

Messieurs,

S’il est un domaine où la langue est instrument primordial, c’est bien celui de la pastorale. Le verbe en fait l’action.

En est-il, d’autre part, où la portée du langage soit plus parfaitement universelle ?

Or, curieusement, il semble que la prédication soit mise, de nos jours, quelque peu en marge des catégories classiques de l’écriture, comme si la séparation de l’Église et de l’État induisait à la séparation des Lettres et de la religion.

L’Académie se souvient de l’époque où Bossuet, Fléchier, Fénelon, Massillon siégeaient sur les chaises à haut dossier qui meublaient sa salle, au Louvre, et dont l’inconfort était si pénible au vieux cardinal d’Estrées que le roi les fit remplacer, à cause de lui, par des fauteuils.

L’Académie prend donc l’occasion, chaque fois qu’elle le peut, de reconnaître les services que rendent à la langue française les grands hommes d’Église, quand leur parole est à la mesure de leur foi et de leur charité, de leur lucidité aussi.

Elle a résolu, cette année, de décerner à Monsieur le cardinal Suenens le Grand Prix de la Francophonie.

Notre lauréat est l’un des Belges les plus illustres de ce temps ; son nom est connu et révéré dans le monde entier ; et si la pourpre n’a en rien altéré sa sereine modestie, son pays en revanche a toutes raisons de s’enorgueillir de lui.

Sa vocation fut étonnamment précoce puisque apparue quand il avait quatre ans ; fait plus extraordinaire encore, elle fut déterminée par la mort de son père. Il arrive que l’arrachement d’un être cher provoque un éloignement de la foi. Il est plus rare qu’il en produise le surgissement. Le cardinal Suenens est vraiment un appelé de Dieu, et l’on jugera de son style quand, évoquant son enfance, il écrit : « J’ai décidé très tôt d’opter pour l’éternité. »

Le cardinal est un Flamand. Les Frères Maristes lui ont donné sa première instruction. Il montrait tant de goût pour l’étude que, au collège, il lisait un livre par jour. Il doit sa formation supérieure à la célèbre université de Louvain, à laquelle il a toujours témoigné reconnaissance et fidélité.

Ses dons, sa puissance de travail, son autorité naturelle l’aspirèrent, si l’on peut dire, vers les sommets de la hiérarchie romaine, et il en gravit les échelons sans presque avoir à y poser les pieds, jusqu’à ce que le pape Jean XXIII lui imposât le chapeau, aussitôt après lui avoir remis, il y a trente ans, le gros archidiocèse de Malines-Bruxelles qui n’est certes pas le plus aisé à administrer.

C’est à lui encore que fut confié d’aller porter devant l’Assemblée des Nations unies l’encyclique Pacem in terris, qui demeure le message essentiel du pape Roncalli.

Nommé par Paul VI modérateur au concile Vatican II, le cardinal Suenens a, plus que personne, justifié le terme qui désignait sa fonction. Car il eut continuellement à lutter sur deux fronts, et contre ceux qui entendaient bloquer toutes les écluses entre l’Église et la modernité, et contre ceux qui à l’inverse voulaient qu’on fît sauter toutes les vannes.

Léon joseph Suenens, qui s’est particulièrement attaché au sort et à l’âme des peuples d’Amérique du Sud et des pays de l’Est, est l’une des hautes figures de l’œcuménisme.

Notre confrère très aimé, le R. P. Carré, qui s’y connaît assez bien en œuvres de sainteté, nous a dit toute l’importance, toute la valeur de l’œuvre théologique et pastorale du cardinal Suenens, où plus de vingt ouvrages sont une illustration du caractère universel de la langue française. Le dernier paru, Souvenirs et Espérances, est non seulement un témoignage infiniment riche pour l’histoire, mais un récit dont la vivacité et la profondeur peuvent toucher toutes les consciences.

Monsieur le Cardinal, c’est avec une joie déférente que je vous remets, au nom de l’Académie, ce Prix que vous honorez autant qu’il vous honore, et dont je sais, de votre propre voix, que vous le consacrerez à soulager l’infortune matérielle et morale de frères lointains.

*
*   *

Messieurs,

C’est également au titre de la Francophonie, que nous avons voté deux grandes médailles de vermeil.

L’une est attribuée à un écrivain algérien, M. Noureddine Aba.

Celui-ci est d’abord un poète et un auteur dramatique reconnu. Plus de vingt-cinq ouvrages lui ont déjà valu plusieurs récompenses, dont, il y a dix ans, le Prix de l’Amitié Franco-Arabe, auquel nul plus que lui ne pouvait aspirer.

Journaliste, il a collaboré, dès sa création, à la revue Présence africaine, et il n’a dès lors cessé de jouer un rôle de modérateur entre les deux communautés auxquelles il appartient également de cœur et d’esprit.

Dans les fonctions officielles qu’il occupa, il mena une action vigoureuse en faveur du livre français en même temps qu’il s’efforça de mieux faire connaître, dans le monde, la littérature algérienne d’expression française.

Nous n’ignorons pas les difficultés auxquelles se heurtent les positions et les entreprises de ce courageux zélateur du bilinguisme en Algérie ; et c’est parce que nous ne les ignorons pas que nous avons voulu apporter à M. Noureddine Aba ce témoignage de notre confiance et de notre reconnaissance.

 

L’autre grande médaille va à M. Junzo Kawada, professeur à l’Université de Tokyo, qui a également enseigné en France, notamment à l’École des Hautes Études en Sciences sociales, et dont les travaux nous ont été présentés par M. Claude Lévi-Strauss :

« Ethnologue africaniste, le Professeur Kawada conçut et dirigea, en 1986 et 1987, un programme d’études multidisciplinaires sur les sociétés de la Boucle du Niger, associant huit chercheurs maliens et huit chercheurs japonais qui, pour commune langue de travail, choisirent le français. Les résultats de leurs enquêtes parurent en deux volumes (1988 et 1990), écrits et publiés dans notre langue par les soins de l’Institut de Recherches sur les langues et cultures d’Asie et d’Afrique de l’Université de Tokyo.

En la personne du Professeur Kawada, l’Académie rend un hommage d’autant plus mérité à cet Institut que celui-ci continue de publier régulièrement, en français, les travaux de ses collaborateurs d’Afrique francophone, afin qu’ils restent accessibles aux chercheurs et autres lecteurs de ces pays. »

Nos grandes médailles, vous le voyez, vont à des actions exemplaires.

 

En décernant à M. Jacques Lacarrière son Grand Prix de Littérature pour 1991, l’Académie là encore a regardé au-delà de nos frontières, puisqu’elle a porté son choix sur un infatigable voyageur.

Le rapport de M. Michel Déon, en quelques lignes, dit tout :

« Avec ce Prix, Jacques Lacarrière voit couronner une œuvre généreuse et vaste, tout animée d’un amour charnel et sacré pour la Grèce qu’il a chantée dans L’Été grec, mais œuvre variée qui s’attache aussi bien aux mystérieux gnostiques d’Égypte qu’à la Bourgogne célébrée avec un rare bonheur. Cet ambulant inspiré a dit les ivresses de la marche à pied qui l’a conduit aux sources de sa vie d’artiste et de poète. Jacques Lacarrière s’est joliment défini lui-même comme un “capteur d’éphémère et oiseleur du temps”. »

 

Si l’on voulait se convaincre du regain d’intérêt qui se manifeste dans le monde autour de notre langue et de notre culture, il suffirait d’ouvrir nos dossiers des Grands Prix du Rayonnement de la langue française, suivis d’année en année et toujours plus nombreux.

Que de candidatures nous sont recommandées, nous signalant des travaux de la plus grande qualité !

Nous avons dû élever à dix le nombre de ces distinctions.

M. Enea Balmas, professeur à l’Université de Milan, fondateur de la revue Studi di Letteratura francese, président de la Société universitaire qui regroupe tous les professeurs italiens de langue française, et très éminent spécialiste de notre Renaissance, vient d’achever une complète et savante édition de l’œuvre d’Étienne Jodelle. Les mérites de M. Balmas nous ont été présentés par M. de Bourbon Busses.

 

Autre érudit italien, M. Lauro-Aimé Colliard, professeur de littérature comparée à l’Université de Vérone, auteur d’une Grammaire historique de la langue française du XVIe siècle, et d’études remarquables sur Montaigne, Racine, Claudel, Bernanos, pour ne citer que celles-là. D’autre part, il a fondé l’Association universitaire francophone, à laquelle il imprime une dynamique exceptionnelle, et qui, au sein d’une Vénétie géographiquement tournée vers l’Autriche et l’Allemagne, est un vrai foyer de rayonnement du français.

 

M. Jaganou Diagou, qu’a parrainé le R. P. Carré, descend d’une famille qui participa à la fondation de Pondichéry et dont l’attachement à la France ne s’est jamais démenti. On doit à ce juriste et à cet érudit, vice-président de la Société de Droit comparé de Pondichéry, plusieurs études sur l’Inde française ; on lui doit aussi d’être de ceux qui maintiennent visible, là-bas, la lumière de notre culture.

 

Voilà plusieurs années déjà que nos yeux avaient été attirés sur M. Patrick Griolet.

Créateur du Centre international d’Études francophones, actuellement professeur à l’Université de Nice, M. Patrick Griolet a été conseiller culturel dans plusieurs pays. D’une longue enquête de dix années en Louisiane, il a tiré la substance d’une thèse de doctorat, qui, elle-même, a donné naissance à deux ouvrages, Cadjins et créoles en Louisiane, et Mots de Louisiane, livre qui constitue la première étude lexicale du parler cadjin.

M. Patrick Griolet a ainsi accompli un travail de pionnier, dans un domaine qui était jusqu’ici presque inconnu.

 

C’est à l’Université de Heidelberg que le Professeur Klaus Heitmann dispense sa prodigieuse connaissance de la littérature française, et qu’il a écrit ses études sur Diderot, Nodier, Balzac, Apollinaire, Maurice Genevoix, Marcel Brion, Eugène Ionesco, Marguerite Yourcenar ; c’est à Heidelberg aussi qu’il s’interroge sur l’image que la France et l’Allemagne se donnent l’une à l’autre dans leurs littératures respectives. Et combien de thèses consacrées à nos lettres il aura dirigées !

 

Nous avons été invités, par M. Senghor particulièrement, à reconnaître les hauts services que M. Georges Matoré, professeur honoraire à la Sorbonne et fondateur de l’Institut des Hautes Études d’Interprétariat, a rendus à la langue française, tant par ses ouvrages sur l’histoire du vocabulaire et ses éditions critiques que par les missions qu’il a effectuées dans plus de quinze pays, soit comme chargé de cours, notamment à Berkeley et Oxford, soit comme directeur de stages, soit encore comme chef de mission de l’UNESCO aux États-Unis et en Australie.

 

Parmi les poètes de langue française, M. Amadou Lamine Sall, Président de l’Association des écrivains du Sénégal et Secrétaire général de la Biennale de la Culture de Dakar, représente brillamment la tradition de son pays. C’est également M. Senghor qui a recommandé à notre attention son œuvre qui exprime, dans un français très pur, les vertus et caractères de la négritude par « un ensemble d’images analogiques, mélodieuses et rythmées ».

 

En la personne de M. William Jay Smith, l’Académie, ayant écouté l’avis de M. Michel Déon, honore un poète américain qui, par de nombreuses traductions d’une remarquable fidélité, a contribué à faire connaître aux États-Unis la poésie française, en particulier Jules Laforgue et Valéry Larbaud. Son Anthologie, Poems from France, est un superbe hommage à tous les courants poétiques de la France, de Villon à Prévert.

 

On en peut dire autant des travaux de M. Claudio Veiga, professeur de littérature française à l’Université de Bahia, Président de l’Académie des Lettres de Bahia, et Président de l’Association des professeurs de français au Brésil. À une œuvre abondante, tout entière consacrée à notre littérature, il vient d’ajouter une très importante Antologia da Poesia francesa, en édition bilingue, qui s’ouvre sur la Cantilène de sainte Eulalie et nous conduit jusqu’à Yves Bonnefoy. M. Jean d’Ormesson nous a dit qu’aucun livre, autant que celui-là, qui s’adresse, grâce à ses traductions, à un très large public, ne pouvait mieux servir au Brésil la littérature française.

Tous ces amoureux de notre langue, et qui en maintiennent la présence et l’éclat, pourront poser sur leur table de travail la médaille de vermeil qui leur marque notre estime et notre gratitude.

 

Nous avons également voté un Prix à un ardent champion de notre culture dans la Pologne malheureuse, M. Jerzy Lisowski. Nos confrères MM. Pierre Moinot et Alain Decaux nous ont fait, l’un et l’autre, l’éloge des traductions du français en polonais — tout l’œuvre d’Eugène Ionesco notamment — et du polonais en français dues à M. Lisowski, ainsi que de sa monumentale Anthologie des poètes français, en quatre volumes, une somme de trois mille pages dont nous n’avons pas encore, en France, l’équivalent.

M. Lisowski est un tisserand des plus beaux liens entre nos pays. Ainsi on le voit, nous avons chacun, Messieurs, nos champs géographiques ; ce qui nous permet d’associer et de comparer nos lectures, nos informations, nos voyages, et de saluer ceux qui sont en quelque sorte à travers le monde les relais de notre mission.

 

Le Grand Prix de Poésie a été attribué à M. Jean Orizet.

« Depuis son premier sonnet, écrit à l’âge de douze ans, jusqu’à ce Prix de Poésie, qu’il reçoit aujourd’hui, jean Orizet a vécu pour et par la poésie. Son œuvre s’inscrit dans la tradition des poètes voyageurs et humanistes — les Segalen, Larbaud, Morand, Supervielle — dont le voyage au loin est d’abord voyage au fond de soi.

Dans son Histoire de la Poésie française, Robert Sabatier écrit de jean Orizet : " Homme de la ville et homme de la terre, il a le sens du précaire et de l’éternel. "

Secrétaire général de l’Académie Mallarmé et du Pen Club français, membre de nombreux jurys, ce poète montre ainsi qu’il est homme de terrain, soucieux de faire partager sa passion au plus grand nombre. »

Telle est la conclusion du rapport de M. Jean Dutourd.

 

« L’Infortune est le deuxième roman de M. François Sureau, jeune maître des requêtes au Conseil d’État, auteur de plusieurs essais sur des sujets politiques, économiques ou littéraires, et dont le premier roman, La Corruption du siècle, avait déjà reçu de l’Académie, voici deux ans, le Prix Paul Flat.

La IIIe République fournit le cadre et le décor de ces ouvrages. L’Infortune, d’une écriture pleine de force et de pudeur, fait alterner des esquisses de la vie quotidienne, des scènes de folie inoubliables, des descriptions des horreurs de la guerre, des analyses de situations historiques. Une tristesse diffuse enveloppe tout ce tumulte où s’épuisent les forces des hommes.

En décernant à l’auteur de L’Infortune le Grand Prix du Roman, nous avons le sentiment d’avoir été les premiers à distinguer un écrivain de stature assez rare et qui fera parler de lui dans les années à venir. »

Ce rapport est de M. d’Ormesson, dont nous n’oublions pas qu’il choisit M. Sureau pour confident dans un livre d’entretiens allègres et plein d’intérêt : Garçon, de quoi écrire.

 

Nous ne saurions prétendre que notre Grand Prix de Philosophie soit une révélation. Nous dirions plutôt que c’est un prix de réparation. Si ce laurier n’était de plantation très récente, deux ans seulement, M. Paul Ricœur l’aurait reçu depuis longtemps, tant son œuvre l’a fait connaître pour l’un des plus grands philosophes de ce temps.

Nous avons pris pour le lui tendre l’occasion de son nouveau livre : Soi-même comme un autre, dont M. Henri Gouhier résume en ces termes l’éloge qu’il nous en a fait :

« Dans la ligne de ses précédents ouvrages, et avec une riche information originale, Paul Ricœur pose, ici encore, la question du sujet et de son identité.

Ce sujet qui parle, écrit, agit, cet auteur — ou agent — qui porte la responsabilité de ses œuvres, de ses actes, qui est-il ? Soi-même ? Toujours le même ? Un autre ?

Le paradoxe est qu’il lui faut devenir un autre pour être précisément en mesure d’assumer, de reconnaître comme siens ses engagements, ses décisions, ses fautes, ses discours, et ses œuvres...

Une telle réflexion s’inscrit dans la tradition platonicienne, parce qu’elle en utilise les concepts, mais en leur ouvrant un nouveau champ d’application particulièrement fécond. Elle permet en effet de mieux poser les problèmes que rencontre une sagesse pratique pour notre temps. »

 

Prix récent également que le Grand Prix Moron, destiné à couronner un ouvrage favorisant l’éclosion d’une nouvelle éthique.

Il a été décerné à M. Raymond Boudon pour L’Art de se persuader des idées douteuses, fragiles ou fausses.

Du rapport étoffé de M. Claude Lévi-Strauss, je veux donner quelques extraits :

« On admet généralement que les puissances qui nous portent à consentir relèvent de deux ordres de réalités : ce sont des raisons, ou bien des sentiments. Dans ce nouveau livre, M. Boudon met en évidence un troisième ordre trop souvent méconnu, bien qu’il tienne une place importante dans les croyances communes et même dans la réflexion scientifique. Des croyances collectives en des idées douteuses, fragiles ou fausses peuvent quelquefois s’imposer parce que ces idées sont légitimées par une argumentation qu’on n’a aucune raison de ne pas considérer comme valide.

Pour mener sa démonstration, M. Boudon invoque l’histoire des idées et la philosophie des sciences. On admire son érudition, toujours au fait des développements récents de la pensée contemporaine, ainsi que la rigueur, la finesse et l’ingéniosité de ses analyses.

On connaît, par ailleurs, la place de tout premier plan que l’œuvre de M. Boudon, membre de l’Académie des Sciences morales et politiques, lui vaut d’occuper dans la sociologie française. »

 

Au titre de ce même Prix Moron, nous décernons à M. Michel Lacroix une médaille d’argent, pour son ouvrage : De la politesse, dont M. Étienne Wolff nous a signalé ainsi le mérite : « Ce livre est en même temps qu’une étude critique et scientifique, un ensemble de préceptes moraux, qui constituent une véritable éthique, discrète et salutaire, à l’usage de toutes les classes sociales de France et des nations occidentales. »

 

Premier Grand Prix Gobert : M. Maurice Agulhon pour son ouvrage La République de 1880 à nos jours.

« Dans ce livre, qui vient clore une grande Histoire de France, Maurice Agulhon a traité de La République.

Conduite depuis 1870 jusqu’à la plus fraîche actualité, l’étude sagace, lucide, objective des institutions et des évènements politiques constitue le fond de cet ouvrage. Le prix de celui-ci ne tient pas seulement à la qualité de l’expression, vive et chaleureuse, mais à ce que l’évolution des institutions et le déroulement des évènements y sont vraiment expliqués. L’auteur, en effet, les situe au sein des amples mouvements de profondeur qui les entraînent, et qu’il connaît parfaitement par des recherches exemplaires portant sur les relations de société, les comportements collectifs, les attitudes morales et, plus originales encore, sur la symbolique du pouvoir. »

 

Ce jugement est de M. Georges Duby, qui nous a fait rapport également de l’ouvrage de M. Emmanuel de Waresquiel sur le Duc de Richelieu, qui remporte le Deuxième Grand Prix Gobert.

« Dans notre mémoire, le nom de Richelieu s’attache trop étroitement à la personne du grand Cardinal, et nous oublions l’autre Richelieu, le Duc, qui, président du conseil des Ministres après Waterloo, sut restaurer en quelques mois la prospérité et le prestige de la France. C’est le mérite d’Emmanuel de Waresquiel d’avoir, au terme de longues et rigoureuses recherches, écrit avec élégance le livre qui place enfin en pleine lumière la figure de cet important acteur de l’histoire française. »

 

Notre palmarès voit apparaître cette année un nouveau Grand Prix d’Histoire.

Mme Baptistine Augustin-Thierry a souhaité fonder, en mémoire de son arrière-grand-oncle, l’historien fameux, une nouvelle haute distinction académique, et nous avons accueilli, avec beaucoup de considération, cette importante libéralité.

Ce Prix s’inscrit donc à la suite du Grand Prix Gobert, qu’Augustin Thierry, le sait-on, reçut quinze années de suite, et qui aida cet ascète aveugle à poursuivre son œuvre.

La commission des Prix d’Histoire a jugé n’être pas infidèle à la mémoire d’Augustin Thierry en récompensant un ouvrage portant sur le début du XIXe siècle, l’époque précisément où il vivait, et qui est travail de découverte comme l’étaient les siens.

En effet, le nom d’Antonio Rosmini, fondateur d’ordre, philosophe et artisan de l’unité italienne, était presque complètement effacé de notre mémoire.

C’est le mérite de Mme Lucienne Portier, professeur honoraire à la Sorbonne, et connue pour ses travaux sur Dante, Fogazzaro et Manzoni, de s’être attachée, à travers 9 000 lettres explorées, à la vie, à l’action et aux œuvres de l’Abbé Rosmini.

« Je considère cette œuvre, nous a dit le R. P. Carré, comme la révélation, pour beaucoup, d’un spirituel, d’un penseur et d’un politique de grande taille. Homme de foi, intervenant avec succès auprès des papes pour favoriser l’unité italienne, qu’il souhaitait voir se réaliser sous forme de confédération. Philosophe, Rosmini eut une position qui se situe comme au carrefour des grandes voies traditionnelles et des voies nouvelles que traceront Blondel, Teilhard de Chardin et Heidegger. »

Du moraliste, je ne connaissais guère pour ma part qu’une maxime que j’admire de longtemps : « C’est bien la volonté de Dieu que chacun s’efforce d’exceller dans l’état où il a été mis par la Providence. »

 

Sur le rapport de M. Jean Dutourd, nous avons décerné le Prix de la Biographie à M. Georges-Henri Dumont pour son Léopold II, excellent ouvrage, très sérieux, complet et intéressant. Une des réussites du livre est que l’auteur parvient à montrer l’Europe du XIXsiècle, vue de la Belgique, en même temps qu’il témoigne de la personnalité curieuse qui était celle de Léopold II et, à bien des égards, remarquable.

 

Le Prix de l’Essai échoit à M. Luc Fraisse pour L’Œuvre cathédrale : Proust et l’architecture médiévale. Cette étude qui fait suite au Processus de création chez Marcel Proust, paru il y a trois ans, n’avait pas échappé à notre attention et spécialement à celle de M. Jean-Louis Curtis, qui nous a fait partager son jugement sur les deux ouvrages. L’Œuvre cathédrale est un répertoire complet, assorti de citations et de commentaires minutieux, de tous les passages de la Recherche dans lesquels Proust traite de l’architecture des cathédrales. Immense travail, très érudit, passionnant par l’ingéniosité de l’argumentation, et qui se recommande par un style très clair et très élégant.

On se plaint souvent, sinon de la disparition, tout au moins de la désaffection de la nouvelle comme genre littéraire. C’est là une idée fausse qui habite surtout les services commerciaux des maisons d’édition.

 

Nous nous sommes sentis obligés cette année de décerner deux Prix de la Nouvelle, parce que nous étions en présence de recueils excellents.

Membre de l’Académie royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique, critique littéraire au Soir de Bruxelles, romancier affirmé et reconnu, M. Pierre Mertens s’est fait une spécialité de la nouvelle puisque Les Phoques de San Francisco, ouvrage que nous couronnons aujourd’hui, est son sixième recueil.

M. Mertens excelle à raconter ces instants où un destin se renverse, où une vie laisse voir sa trame, juste le temps d’un déclic. Il est passé maître dans l’art, combien difficile, de nous faire deviner le poids d’une énigme, les ambiguïtés d’une confidence, les secrets qui se cachent sous de demi-aveux. Il y faut un peu de voyance. M. Pierre Mertens en a beaucoup.

 

L’autre Prix de la Nouvelle couronne La Ceinture de l’Ogresse de M. Rachid Mimoun.

Résumant les qualités de cet ouvrage, M. Jean-Louis Curtis écrit : « Sept nouvelles sur l’Algérie actuelle, décrivant la vie quotidienne dans un pays à demi paralysé par l’absurdité du système bureaucratique et par le sectarisme politique. C’est un régime pré-totalitaire où les gens vivent dans une crainte diffuse. Ce qui est admirable dans ce livre, c’est le ton mesuré du récit, son ironie discrète, qui rendent la critique d’autant plus accablante. Un très bon livre. »

 

Nous avons inclus dans nos distinctions cinq Prix d’Académie.

Une médaille de vermeil à M. le Professeur Jean-Paul Binet pour son ouvrage l’Aile chirurgical, qui raconte le développement extraordinaire de cet art, depuis les trépanations au silex faites sur des hommes de l’âge néolithique, jusqu’aux développements fabuleux des spécialités chirurgicales présentes et aux espoirs que les nouvelles techniques font naître.

« C’est, de l’avis du Professeur Jean Hamburger, le livre d’un humaniste, et les chapitres consacrés au dialogue avec l’opéré, à l’organisation de l’hôpital, à la solitude du chirurgien, au poids de l’administration, donnent une analyse émouvante des problèmes que rencontre aujourd’hui l’opérateur du corps humain. »

 

Nous avions, il y a vingt ans, décerné notre Grand Prix Gobert au maître livre de M. François Bluche, alors Professeur à la Faculté des Lettres de Besançon, Les Magistrats du Parlement de Paris au XVIIIe siècle. D’autres prix importants sont venus par la suite distinguer ses nouveaux ouvrages, portant également sur le XVIIIe.

Depuis lors, M. François Bluche s’est plus volontiers tourné vers le XVIIe siècle, publiant notamment, en 1986, une magistrale biographie de Louis XIV.

Aujourd’hui, c’est un Dictionnaire du Grand Siècle qu’il nous offre. Réunissant autour de lui les meilleurs spécialistes, M. François Bluche met ainsi à notre disposition une somme d’érudition qui touche tous les domaines, de l’architecture à la biographie, des institutions à la langue, des sciences et des techniques à la vie politique et sociale.

 

Bien que nos récompenses soient rarement répétitives, nous n’avons pas pu ne pas signaler par une médaille de vermeil cet impressionnant livre de référence.

« On savait que Charles de Montalembert avait tenu un Journal intime. Ce texte considérable — puisqu’il couvre environ une cinquantaine d’années — est enfin en voie de publication, à la grande satisfaction de tous ceux qui s’intéressent aux évènements religieux et politiques majeurs du XIXe siècle.

Aristocrate libéral, Montalembert, dont l’éloquence était fameuse, joua un grand rôle. L’aventure passionnante et passionnée de Montalembert, Lamennais et Lacordaire créant le journal L’Avenir, et condamnés par Rome, est racontée là jour après jour.

Le texte de ce Journal intime a été établi et présenté par deux universitaires de grand mérite, M. Louis Le Guillon et Mme Nicole Roger-Taillade. »

Le R.P. Carré n’a pas eu grand mal à nous convaincre d’accorder à ce vaste travail un Prix d’Académie.

Connaissez-vous Missolonghi ? Vous savez, comme chacun, que Byron y rendit l’âme, murmurant avant de s’éteindre : « J’ai donné à la Grèce mon temps, mes forces, mes moyens, et maintenant je lui donne ma vie. Que pourrais-je faire de plus ? »

Mais, connaissez-vous Missolonghi, sa lagune couleur de plomb et son paysage désolé qui vous donnent comme certains lieux de cette Méditerranée qui contient tout, une impression de bout du monde ?

Mme Akakia Cordossi vit à Missolonghi. Elle y écrit en grec et elle se traduit elle-même en français parce qu’elle aime la France, je crois, autant qu’elle aime sa Grèce.

Pour son recueil Treize voix du silence, nous lui avons donné un Prix d’Académie dont M. Jean-Louis Curtis expose ainsi les motifs :

« Au-delà du particularisme régional, l’auteur décrit surtout la vie des petites gens, des humbles ; et cela pourrait se passer n’importe où dans le monde, comme les nouvelles de Tchékov, au-delà de la coloration slave, ont une portée universelle. Les destinées qu’évoque l’auteur frôlent la tragédie, mais c’est toujours une tragédie muette qui ne sait pas ou n’ose pas s’exprimer. La grande réussite du livre est justement dans l’art avec lequel Akakia Cordossi nous fait percevoir la vie intérieure d’hommes et de femmes qui ne savent pas qu’ils ont une vie intérieure et ne disposent pas des mots pour en rendre compte. »

 

M. Marc Soriano est connu du public par ses nombreux travaux sur les frères Perrault, et plus particulièrement sur Charles Perrault. Son livre, Les Contes de Perrault, culture savante et traditions populaires, a profondément modifié la perception que l’on pouvait avoir de ces contes, dont il a, d’autre part, procuré, en 1989, une très belle édition.

M. Marc Soriano a également consacré de belles études à La Fontaine et à Jules Verne. On voit que ses goûts et ses intérêts le portent à s’interroger plus particulièrement sur ceux de nos grands classiques que notre tradition destine à l’éveil littéraire de la jeunesse. Son domaine d’enquête a permis à M. Marc Soriano d’occuper une place originale dans la critique contemporaine. Nous en voulons signaler l’importance par un Prix d’Académie.

 

Le Prix du Cardinal Grente, qui est destiné à récompenser, tous les deux ans, l’ensemble de l’œuvre d’un membre du clergé catholique français, a été attribué à M. l’Abbé Georges Décogné qui fut longtemps aumônier de Saint-Louis des Invalides, dépendant du Vicariat des Armées.

« Dans cette église Saint-Louis, où de nombreuses cérémonies sont célébrées et où des visiteurs viennent constamment, l’aumônier Décogné estima qu’il serait utile de publier un feuillet mensuel qui, outre l’annonce des manifestations, proposerait surtout une assez longue méditation. Ce fut la Lettre aux passants, qui forme à présent un volume.

Cette Lettre aux passants est un chef-d’œuvre. Le style direct est d’une franchise qui accroche tout de suite l’attention. Dans le respect de la conscience de chacun, l’abbé Décogné présente les vérités essentielles qui permettront à un passant de poursuivre sa route avec plus de lumière. »

Ce rapport est, qui en douterait, du R. P. Carré, lequel cette année semble partager avec M. Curtis un prix que nous ne pouvons nous attribuer qu’entre nous : le prix du rapport.

 

Le Grand Prix du Théâtre a été attribué à M. Jean-Claude Grumberg pour l’ensemble de son œuvre théâtrale. Depuis sa première pièce, Demain une fenêtre sur rue, en 1968, Jean-Claude Grumberg s’est imposé par plusieurs pièces et notamment Matthieu Legros, Amorphe d’Ottenburg, Dreyfus, En R’venant de l’expo, L’Atelier, Zone libre. Dans toutes ces pièces, comme dans celles écrites directement pour la télévision, tantôt par le comique, tantôt par l’émotion, et, le plus souvent, en exprimant l’une par l’autre jusqu’à les mêler à l’intérieur de la même réplique, Jean-Claude Grumberg nous donne une vision du monde dont le trait principal est le naturel, la qualité principale la lucidité, la vertu principale la générosité.

 

Le Prix du Jeune Théâtre, prix institué en mémoire de Béatrix Dussane et d’André Roussin, nous a permis de distinguer Mme Yasmina Reza, pour les deux pièces qui, jusqu’à présent, constituent son œuvre : Conversation après un enterrement et La Traversée de l’hiver. « Comme il arrive lorsque les titres sont heureusement choisis, le mot "conversation" et le mot "traversée", nous donnent déjà une première idée du talent de Mme Yasmina Reza, le talent d’évoquer ces moments où la nostalgie, ici souvent teintée d’humour, l’emporte sur le présent et lui donne tout son sens. »

 

Nous avons, exceptionnellement, décerné un Prix de la Critique dramatique à M. Paul-Louis Mignon, « un des trois ou quatre hommes dans Paris qui ont vu toutes les pièces. Son ouvrage sur Charles Dullin, non seulement nous raconte la vie de ce grand homme du théâtre que fut Charles Dullin, mais aussi nous évoque d’une manière très vivante la vie théâtrale de son époque. »

 

Les rapports sur ces trois Prix sont dus à M. Félicien Marceau.

« La France rurale se meurt, dit-on. Notre cinéma, lui, a son paysan bien vivant.

Yves Robert, c’est le septième art jardinier, en velours côtelé et chapeau de paille. Plus de vingt films ont imposé sa gaîté rustique et fraternelle, de La Guerre des boutons à Nous irons tous au paradis.

L’an passé, La Gloire de mon père et Le Château de ma mère, adaptés des Mémoires de notre cher Marcel Pagnol, ont apporté la preuve qu’on pouvait attirer les foules du monde entier sans meurtres en série ni viols, rien qu’avec la chronique d’un bonheur familial sous le soleil de la garrigue.

 

L’Académie, en lui décernant le Prix du Cinéma, s’est fait une joie de distinguer, avec Yves Robert, un serviteur de ce que la tendresse à la française a d’universel. »

J’ajouterai, discrètement, que ces quelques mots m’ont été soufflés par le complice de notre lauréat pour son film L’Été 36, M. Bertrand Poirot-Delpech.

 

Le Prix d’Aumale est décerné par l’Institut sur proposition de l’Académie française.

Pouvions-nous avancer meilleure candidature que celle de M. Gian Giacomo Ferrara, Directeur de la Section de Français à l’Université de Rome, auteur de I Quaranta Immortali, l’Académie française dalle origini, alla Rivoluzione ?

La presse transalpine ne nous traite pas toujours avec la plus exquise délicatesse et croit devoir, parfois, s’inspirer de certains procédés de la presse française à notre égard.

Aussi n’en sommes-nous que plus sensibles à voir un grand universitaire se prendre d’une manière de passion pour notre Maison, au point de lui consacrer ce bel ouvrage, écrit dans une langue claire et agréable à lire, qui, tout à la fois, retrace avec soin l’histoire de notre Compagnie et met à la disposition du public italien, dans des traductions excellentes, quelques exemples d’éloquence académique, tels les discours de réception de Bossuet et de Racine.

Puisse ce Prix d’Aumale encourager M. Ferrara à poursuivre son ouvrage par un deuxième volume, déjà fort en chantier, qui portera sur l’Académie de la Révolution à nos jours.

Tels sont nos Grands Prix pour 1991. Dans un moment, notre Directeur en exercice, M. Jean-Louis Curtis, fera proclamation publique de nos Prix de Fondations, qui constituent le second volet de notre palmarès.

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Messieurs,

Il y a vingt-cinq ans, à trois jours près, que je fus élu à l’Académie. La Compagnie ce soir-là fut complète.

De tels anniversaires ne se célèbrent pas sans quelque mélancolie. Comme toute maison pérenne, la nôtre est celle des départs et des chagrins.

Il ne reste plus que quatre d’entre vous qui participèrent au scrutin qui me favorisa, quatre seulement.

Derrière presque tous nos sièges, qui sont redevenus des chaises, je vois une, deux ou même trois ombres se profiler. Plus d’une Académie entière est passée sous mes yeux ; j’ai porté cinquante deuils, et ma mémoire, comme un tombeau vivant, résonne encore des voix qui se sont tues.

J’entends le timbre de bronze de Jérôme Carcopino, le filet, le ruisselet de voix de Louis de Broglie, la cascade verbale de Louis Armand, le feutre traversé de flèches de François Mauriac, les véhémences de Guéhenno, les ponctuations palatales d’André François-Poncet, le soufflement de Jean Rostand à travers sa moustache, la rocaille provençale de Marcel Pagnol, les confidences hautement audibles que le duc de Lévis-Mirepoix faisait à Henri de Montherlant, les inflexions suprêmement élégantes de Jacques de Lacretelle.

Dans ce concert de voix, il y avait un écho ancestral de ce qui fait la France : un mélange de claquements de sabots, de cliquetis d’éperons et de grattements de plumes.

Laissez-moi rendre hommage à ces disparus, parce qu’ils m’ont appris ce que c’était que d’être de l’Académie, et qu’un honneur qui n’est pas assorti d’un devoir, n’est qu’un honneur vain.

Notre devoir, Messieurs : la garde de la langue.

Un jeune critique, M. Barthelet, qui, ô miracle, semble avoir pour la Compagnie les yeux de Rodrigue, écrivait récemment : « L’Académie est comptable de nos mots, et par là quasi de notre âme. » Vision bien généreuse, mais qui après tout n’est pas éloignée de celle, idéale et future, qu’avait Paul Valéry de notre institution : « une conscience éminente veillant sur la cité ».

N’allons pas nous enfler jusqu’à ces hauteurs. Mais reconnaissons que les mots, les sens successifs dont on les affecte, ceux qui surgissent, ceux qui disparaissent, l’emploi qu’on en fait, l’agencement qu’on leur donne, l’intonation qu’on leur imprime, sont parfaitement révélateurs du tempérament, de l’éthique, du caractère et des aspirations d’un peuple, à tel ou tel moment de son histoire.

Respecter sa langue, c’est se respecter soi-même. Les gens du XVIIe siècle, celui de notre fondation, avaient de l’honneur. Cela se reflétait dans leur parler, et, si même leur correspondance avait un peu d’ampoule, dans leur écriture. On nous dit : « Et les crocheteurs du Port au Foin ! » Mais ces crocheteurs, s’ils avaient de la verdeur, avaient de l’ardeur au travail et de la gaillardise ; leurs trouvailles de langage étaient robustes ; c’est pourquoi elles pouvaient être retenues.

Et quand, en haut de l’État, Louis XIV avait à se plaindre des menées du duc de Savoie, il lui écrivait : « Monsieur, puisque la religion, l’honneur, l’intérêt, l’alliance et votre propre signature ne sont rien entre nous, j’envoie mon cousin le duc de Vendôme à la tête de mes armées pour vous expliquer mes intentions. Il ne vous donnera que vingt-quatre heures pour vous déterminer. »

Cela, c’était langage de prince, mais qui diffusait à travers toutes les couches du peuple et donnait le ton à la nation. Cela, c’était le Grand Siècle. Pouvons-nous dire du nôtre, qui aura accompli tant d’exploits scientifiques et tant d’horreurs politiques, qu’il est un grand siècle ?

L’avachissement du langage va de pair avec l’avachissement du corps, et de l’âme.

Quand je vois affalée, à la porte des musées, une jeunesse européenne, les coudes aux genoux et la tête basse, qui essuie de ses jeans androgynes la souillure des trottoirs, et que j’entends les tronçons de phrase qu’elle échange, je me demande ce qu’elle va bien pouvoir acquérir de cette « culture » qu’on lui a tant vantée comme la voie d’accès à la dignité humaine.

Oh ! Je ne l’accable pas cette jeunesse ; elle n’est ni responsable ni coupable.

Je ne vais même pas accabler les bateleurs de l’écran ou du micro qui s’expriment — pas tous, Dieu merci, mais trop — comme si la vulgarité était la clef de la popularité. Ils ne sont que les agents, les vecteurs de la maladie. Ils appartiennent eux-mêmes, déjà, à une génération de victimes.

Les vrais coupables, les criminels, sont les idéologues, syndiqués ou non, qui dans le but bien déterminé de détruire la société dite bourgeoise, c’est-à-dire non marxiste, ont répandu dans l’enseignement la doctrine empoisonnée selon laquelle un parler correct était un privilège de classe, alors que la vérité est toute contraire, et que c’est la possession d’un droit et bon langage qui efface les différences d’origine sociale, permettant à tout enfant, en quelque milieu qu’il soit né, de réussir au mieux son destin, relativement à ses aptitudes et ses dons.

Un observateur d’outre-Atlantique, comparant le temps de De Gaulle et le nôtre, fait cette remarque : « Certes, ce Général démesuré a modelé la France à son idée, mais bien plus encore, c’est la France elle-même qui a servi de moule à son grand homme. » Et d’ajouter qu’il soupçonne aujourd’hui les Français « de commencer à se lasser de cette obligation de grandeur ».

Ah ! Messieurs, un peuple qui cesse d’être fier de lui-même ne peut pas être un peuple heureux.

Notre fierté ne va-t-elle plus être réveillée que par les exploits de nos joueurs de tennis et de nos cavaliers olympiques ? Ces vaillants, ces vainqueurs vont-ils être le seul refuge de notre honneur ? En tout cas, ils sont des exemples.

Notre première fierté devrait être celle de notre langage, puisqu’il nous exprime et englobe tout.

Vingt-cinq années constituent une assez bonne durée pour juger de l’état de la langue, et aussi pour estimer l’action de l’Académie.

Sans prétendre que nous soyons devenus cette « conscience éminente », que souhaitait Valéry, au moins nous sommes-nous efforcés de donner mauvaise conscience à ceux qui blessent, meurtrissent, avilissent ou dénaturent le français.

C’est Maurice Genevoix, cet aristocrate du langage qui n’était pas né dans un château de la Loire mais dans une maison paysanne au milieu de la Loire, qui nous invita le premier à réagir devant les outrages trop flagrants infligés au vocabulaire et à la syntaxe.

C’est sur sa décision, en qualité de Secrétaire perpétuel, que l’Académie commença de publier, dans les années soixante, des mises en garde contre les fautes les plus fréquentes.

Débuter est un verbe intransitif. On doit dire : « ce programme débute par un concert », et non : « nous débutons ce programme ».

Vous n’êtes pas sans ignorer, signifie : « vous ignorez certainement ». Un espèce de. On n’oubliera pas que le mot espèce est féminin.

Il faut distinguer rabattre de rebattre. On rebat les oreilles de quelqu’un, on ne les rabat pas.

Marketing a un très bon équivalent français qui est commercialisation.

Avatar vient du sanscrit et désigne chacune des incarnations successives de Vichnou. Il s’applique figurément aux transformations qui peuvent survenir à une chose ou une personne. Il est impropre dans le sens de mésaventure.

Je vous prie de croire à mes sentiments distingués, et non en mes sentiments. On ne vous demande pas un acte de foi, comme pour croire en Dieu.

Nominé : cet adjectif n’existe pas ; il doit être remplacé par proposé, désigné...

Une voiture démarre ; son conducteur ne la démarre pas, il la fait démarrer, etc., etc.

Tout cela paraît bien évident et bien primaire. Mais entendez donc ce qui se dit autour de vous !

La presse, qui aurait dû être la première bénéficiaire de nos mises en garde, ne leur a donné qu’un écho mesuré, et les médias n’en ont guère tenu compte.

Nous n’en avons pas moins persévéré à publier, quand nous le jugions indispensable, des avertissements ou des déclarations. Nous les fîmes notamment il y a quelques années, lors de la tentative, assez ridicule mais hélas gouvernementale, de féminisation des noms de fonctions ou de métiers.

Un texte, élaboré par le Professeur Dumézil et le Professeur Lévi-Strauss, rappela que le genre dit masculin était le genre non marqué, qui, englobant hommes et femmes, les mettait sur pied d’égalité, ce que réclamaient précisément nos ardentes féministes, alors que la féminisation était discriminatoire et réductrice.

En l’occurrence nous fûmes, je crois, efficaces, car les « écrivaines » et autres « professeuses » en restèrent là.

Mais il n’est langage sûr sans ce livre de référence qu’est le Dictionnaire, lequel est de notre responsabilité statutaire.

Labeur continûment repris depuis trois siècles et demi, tapisserie de Pénélope. Reconnaissons qu’après la guerre de Troie qui avait eu lieu, Pénélope s’était un peu assoupie sur son métier, à ce point même qu’elle n’entendait plus les moqueries autour d’elle.

On se contentait alors de tirer un fil par-ci, un participe par-là, de couper un adjectif à la teinte passée, de glisser un exemple plus coloré. On corrigeait à lignes fines, sur un exemplaire de l’édition de 1935, laquelle avait été révisée de la même façon sur celle de 1878. Occupation exquise, mais lente.

Il faut dire que tout notre service de préparation se réduisait à une seule vieille demoiselle qui avait des lettres, certes, et de l’élégance, et qui offrait des berlingots à la Commission.

Aujourd’hui, pour accomplir ces mêmes travaux, nous avons une douzaine d’agrégés excellents, et qui suffisent à peine.

C’est en 1967 que l’Ambassadeur Wladimir d’Ormesson tenta le premier de réveiller la Compagnie en lui représentant que, du train où elle allait, la révision ne serait achevée que vers l’an 2220, et que, d’ici là, la langue aurait eu le temps de changer. La vieille dame ouvrit une paupière et, parvenue au mot « courbature », la referma.

En 1970, trois jeunes turcs, Pierre-Henri Simon, Jean Mistler et moi-même, qui, ayant quatre ans de maison, commençaient à se sentir le droit de parler, obtinrent, encouragés par Genevoix, de former une Commission qui ferait des propositions de méthode. Cette Commission conclut à la double nécessité d’étoffer le service préparatoire et de commencer à publier la partie du dictionnaire déjà revue.

Mais, nous nous aperçûmes assez vite que, pour entreprendre cette publication, il fallait déjà effectuer une révision de ce qui avait été révisé depuis 1935.

La Commission du Dictionnaire s’y attela dès la fin de 1979. La décision prise par la Commission, en 1984, de publier par livraisons dès que possible me permit, dès que vous me fîtes l’honneur de me remettre les soins de votre Secrétairerie, de passer en 1986, avec l’Imprimerie nationale, l’accord d’édition. Le premier fascicule sortit des presses à la fin de cette même année. Quatre livraisons ont paru depuis.

L’an prochain sera publié le premier volume de notre Dictionnaire, qui en comportera trois. Cela signifie que l’on aura, dès à présent, l’état de la langue pour un tiers du vocabulaire.

Cette édition présente de notables différences avec les précédentes. D’abord par le nombre des entrées. Cette même partie dans le Dictionnaire de 1935 comptait 10 600 mots. Elle en contiendra 15 729.

On nous dira que nous avons admis beaucoup de vocables scientifiques et techniques. C’est qu’ils sont désormais d’usage dans des professions de plus en plus nombreuses.

On verra aussi apparaître certains mots conservés ou créés dans diverses parties du monde francophone. Reconnaissons que l’aubette, gardée par la Belgique, a plus d’attrait que l’abribus ; que la brunante canadienne sied bien au déclin du jour ; que la commensalité mérite de s’étendre au-delà du Gabon et de la Côte-d’Ivoire.

Quantité de définitions ont été refaites, afin d’être mises en conformité avec l’état des connaissances. Les sens nouveaux, ou les extensions de sens, et Dieu sait s’ils sont nombreux, ont été enregistrés. Des remarques normatives beaucoup plus appuyées signaleront les emplois fautifs trop fréquents, ou les emplois particulièrement déconseillés.

Des titres d’œuvres célèbres illustreront les substantifs qui y figurent.

Pour la première fois depuis 1694, et c’est là l’innovation la plus importante, le Dictionnaire de l’Académie va comporter des indications étymologiques. L’étude du latin et du grec se réduisant sans cesse, nous faisons en sorte que les nouvelles générations puissent au moins connaître les racines ou les origines de nos vocables.

Enfin, des pages vertes contiendront les recommandations orthographiques émises par le Conseil supérieur de la langue française, en vue de faciliter l’enseignement, et qui, malgré de bien inutiles remous de presse, ont été avalisées par l’Académie, en attendant que l’usage, maître définitif, les entérine.

Ces modifications ne portent, finalement, que sur quelques centaines de mots. En les déclarant licites, nous n’avons fait d’ailleurs que confirmer les avis que l’Académie de Gaston Boissier, Émile Faguet, Ernest Lavisse, Anatole France, avait rendus en 1905, et que les passions politiques avaient empêchés d’entrer en application.

On n’a pas assez remarqué que, ce faisant, nous avons mis un solide sabot pour bloquer les glissades vers une orthographe plus ou moins phonétique qui, elle, dénaturerait totalement notre langue, dont la clarté et la précision sont dues, pour une bonne part, aux graphismes de ses temps et accords verbaux. Une langue subtile ne s’écrit pas à la serpe.

Évoquant nos travaux, je tiens à rendre un particulier hommage à mes onze confrères de la Commission du Dictionnaire, qui ne sont ni forcément les plus jeunes, ni les moins occupés d’entre nous, et qui témoignent, durant des jeudis entiers, d’un savoir qui souvent m’éblouit et d’un dévouement qui toujours m’émeut.

En élisant, en 1983, Léopold Sédar Senghor, universitaire français, combattant français, ancien ministre français, poète français, et fondateur de la jeune République du Sénégal, l’Académie accueillait aussi l’inspirateur obstiné d’une communauté organique des pays usant de la langue française, projet amorcé du temps de Georges Pompidou, mais que la France ne s’était guère empressée de faire progresser depuis.

Il restera à l’acquis historique du Président François Mitterrand d’avoir, il y aura bientôt six ans, réuni à Versailles la première Conférence francophone.

Six ans. La communauté est encore toute jeune, et ses pas sont encore hésitants. Mais la croissance est rapide. En 1986, on disait qu’elle groupait une quarantaine de nations, parce que celles-ci se comptaient quarante et une. Aujourd’hui, on dit couramment une cinquantaine, parce que leur nombre est passé à quarante-sept.

Or quarante-sept pays, grands et petits, répartis sur l’ensemble de la planète, et qui, par l’usage d’une même langue, ont peu ou prou les mêmes schémas mentaux, cela constitue une puissance politique et culturelle, économique aussi, une masse d’influence non négligeable. C’est l’équivalent du Commonwealth — et c’est plus du quart des Nations unies.

Sans ce rassemblement, aurait-il été si facilement entendu que, parmi les critères retenus pour la désignation du nouveau Secrétaire général de PONU, il fallait que celui-ci fût un parfait usager du français ? Nous nous réjouissons que le choix se soit porté sur M. Boutros Boutros-Ghali, ce grand diplomate, fondateur, avec nous, je dis bien nous l’Académie, de l’Université internationale de langue française d’Alexandrie.

Vous dirais-je qu’il y a trois semaines, j’étais là-bas, en compagnie, justement, de M. Boutros-Ghali et de deux de nos plus généreux mécènes, M. Giovanni Agnelli et M. Paul Desmarais. Ainsi, nous avons pu voir les progrès de cette jeune université, qui a déjà accueilli sa deuxième promotion d’auditeurs, et qui se veut exemple et symbole. Nous y avons constaté la valeur du corps professoral et l’ardeur des jeunes gens qui s’y forment pour devenir ces cadres vraiment supérieurs dont l’Afrique a tant besoin.

N’allons donc plus répétant que la langue française est en régression. Elle a cessé de l’être, géographiquement parlant en tout cas. Car non seulement la Suisse ainsi que le Cameroun sont devenus membres à part entière de la conférence francophone ; mais nous venons de voir la Roumanie, la Bulgarie et le Cambodge y prendre sièges d’observateurs.

Ces extensions, ces succès sont dus en bonne partie à l’un des nôtres, M. Alain Decaux, qui fut pendant trois ans un ministre pèlerin, un ministre rayonnant, allant sous toutes les latitudes porter la chaleur de sa conviction.

Cessons d’observer une attitude seulement défensive, ce qui fut toujours de mauvaise stratégie. Cessons de croire que nous aurons tout fait en clamant qu’il faut nous battre contre la langue anglaise qui a bien de la valeur. Battons-nous plutôt pour la langue française, afin que le monde ne soit pas menacé d’une uniformité linguistique, appauvrissante et réductrice ; battons-nous en particulier pour que le français reste ou redevienne la première langue étrangère des pays anglophones.

La langue française doit être désormais regardée comme une donnée géopolitique, dont la Conférence des pays qui ont le français en partage est l’expression visible.

L’essor de la francophonie a été, pour l’Académie, comme un bain de jouvence. Au sein de cette communauté, dont notre langue est la raison d’être, notre Compagnie est révérée, elle est saluée, et, souvent, discrètement consultée. Peut-être a-t-elle trouvé là, en y mettant beaucoup de mesure, son rôle de « conscience éminente ». Parce qu’elle a de l’âme. Parce qu’elle apparaît non plus comme la vieille Dame du quai Conti, mais comme la grande Dame de la langue française, patrie sans frontières pour tant de peuples sur la terre, et dont nous sommes, Messieurs, vous et moi, les serviteurs.