Discours sur les prix de vertu 1913

Le 27 novembre 1913

René BAZIN

DISCOURS

DE

M. RENÉ BAZIN
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Prononcé dans la séance publique annuelle du 27 novembre 1913.

 

MESSIEURS,

Certaines gens exagèrent, par ignorance, le rôle fort louable que remplit M. de Montyon, lorsqu’il fonda les prix de vertu. Ils s’imaginent qu’avant ce personnage, la vertu ressemblait à un champ de camomille, plante longtemps dédaignée, qui se trouva surprise, tout à coup, d’être cueillie et mise sur le marché. C’est une vue incomplète. La vertu reçut de tout temps des éloges, et qui avaient l’inégale sincérité des exercices littéraires. M. de Montyon fit en sorte qu’on parlât d’elle à date fixe, solennellement, et que la louange fut accompagnée d’une somme d’argent. Il eut raison. Son exemple a été imité par de nombreux testateurs et donateurs. L’Académie a cet honneur et cette charge, à quoi elle tient de posséder une grande fortune tout entière promise et employée au bien.

Cette année, elle avait à distribuer, pour la première fois, les arrérages d’une fondation de M. Broquette-Gonin qui en avait ainsi ordonné dans son testament : « Deux prix, de 4 000 francs chacun, seront décernés, tous les deux ans, aux instituteurs qui se seront fait remarquer par leur excellente conduite, par leur bienveillance et par leurs efforts pour développer, chez leurs élèves, l’amour du prochain et le sentiment du devoir. Les termes dont le testateur s’est servi, et qui sont les plus généraux du monde, admettent au concours les instituteurs libres aussi bien que les instituteurs publics, les institutrices aussi bien que les instituteurs. Il est donc sûr que les concurrents seront toujours nombreux. Déjà, malgré la nouveauté de la fondation et une publicité insuffisante, nous avons eu à examiner 58 dossiers déposés au secrétariat de l’Institut. Le classement n’a pas été aisé. Aux époques disparues, parmi les pédagogues, régents d’école, magisters, abécédants et autres nourrisseurs de jeunes esprits, il y a eu des hommes éminents, non pas tant par la science, qui n’est guère ici en cause, que par le dévouement aux âmes et par le sentiment de la beauté des rôles obscurs. Il y a eu des héros. Il y a eu des saints. Il ne faut pas douter que la France ne leur ait dû beaucoup de son honnêteté, de sa bravoure, de sa gaieté au travail. Aujourd’hui, pour dire ma pensée, chez nous et ailleurs, la bienfaisance de l’éducation populaire a diminué, partout où l’instituteur croit avoir simplement pour mission d’instruire de futurs électeurs, ou même de futurs laboureurs ou de futurs artisans, et n’est pas persuadé, avant tout, qu’il a devant lui, pour leur bonheur ou leur malheur, pour les enseigner, ennoblir ou ruiner, des destinées immortelles. La conscience est, toute changée, selon l’estime que l’on fait de l’être humain. Et je ne veux pas savoir quelles causes ont ainsi détourné l’enseignement de sou but principat, ni m’en plaindre, car ce n’est point le lieu. Mais je dirai que plus d’un instituteur public et plus d’une institutrice ont gardé pour l’enfant ce respect supérieur.

De ce nombre est M. Jules Besson, instituteur public à Chevilly, dans le Loiret. Ses titres ont été exposés par M. le Dr Gassot, maire de Chevilly, vice-président de l’association générale des médecins de France, dans un dossier qui peut passer pour un modèle à la fois volumineux, pittoresque, émouvant et légalisé. Tous les maires des villages où M. Besson a passé, des anciens élèves, d’autres personnes encore se sont empressés d’écrire, et d’apporter leur témoignage, dès qu’ils ont appris qu’une demande était faite en faveur de l’instituteur, leur ami, de sorte que M. Jules Besson est arrivé devant l’Académie escorté par les témoins de toute sa vie, et par le renom de toute sa carrière.

Il est fils d’instituteur, ce qui l’a préparé à exceller dans la profession. Tout jeune, il a compris que le secret de l’éducation populaire était d’aimer les enfants. Il les a aimés et il les a commandés. D’abord par l’exemple, qui est un ordre muet et d’une grande puissance. Il veille à ce que les enfants confiés à sa garde soient des fils respectueux et tendres, et parfois, pour exercer leur franchise et rappeler les bonnes coutumes familiales, il demande au début, de la classe : « Quels sont ceux qui, ce matin, ont oublié de souhaiter le bonjour à leurs parents ? » Il combat la grossièreté, la jalousie, l’instinct de pillerie qui est en chacun. La plupart ne refusent point d’entrer dans l’association qu’il a fondée, sous ce titre : « Société pour la sauvegarde des nids d’oiseaux et pour le respect de la propriété d’autrui », et l’on m’a assuré, quand j’ai traversé ce grand bourg de Chevilly, tout blanc parmi ses jardins verts, que les cerises y mûrissaient en paix, grâce à M. Jules Besson. Il s’est efforcé, comme d’autres, de développer le goût du jardinage ; il a fondé une florissante société de tir ; on ne voit guère d’initiatives éprouvées qu’il n’ait accueillies : mais, aux inventions des autres, il a ajouté ses trouvailles personnelles, et en voici une qui révèle tout l’homme. Il a remarqué que nos petits campagnards ne parlent guère, qu’ils n’ont, à aucun degré, l’art de la conversation, et que, comme dit le peuple, ils sont rarement en confiance. Comment les faire causer ? À quel moment ? L’école, le secrétariat de deux mairies, la Caisse d’épargne, les sociétés dont on est le secrétaire, absorbent, semble-t-il, tous les moments de la journée. Sans doute, mais il y a les heures des repas : deux fois par semaine, pour le repas de midi, l’instituteur convoque deux enfants de l’école, qui s’asseyent à la table de famille, prennent part à la conversation générale, emportent un gâteau, et s’en vont jouer sur la cour. Je suis sûr, pour avoir aperçu quelques personnes de cette famille, que les enfants ainsi admis dans l’intimité de la maison n’apprennent pas seulement à mieux parler, mais qu’ils reçoivent une leçon de dignité de vie, de cordialité et d’honneur. M. Jules Besson a épousé une Lorraine, Mlle Rapp, apparentée à la famille du général. Le père de Mme Besson, lorsque les Allemands envahirent la Lorraine, en 1870, était percepteur à Diebling. Comme il refusait de livrer l’urgent de sa caisse à l’ennemi, il fut jugé, condamné à la détention dans une forteresse, et n’échappa à la peine qu’en se retirant en Suisse. Au même moment, sa femme quittait Diebling, à pied, toute seule, traversait les lignes prussiennes, et allait remettre à la Trésorerie générale de Metz les 10 000 francs qu’elle avait cachés dans son corsage. On devine que le patriotisme est en honneur dans la maison, le vrai, qui pérore peu, mais qui se dévoue. M. et Mme Besson ont eu six enfants. Ils ont abandonné toutes leurs économies pour sauver un parent compromis et menacé de poursuites. Voilà des éducateurs qui peuvent enseigner la morale. Et si on me demande quelle morale, je pourrais répondre : celle qu’ils pratiquent eux-mêmes. Cela n’est point encore assez net à mon gré. Il faut que ce bel exemple soit tout clair. Je demanderai donc au rapport de M. le maire de Chevilly la réponse à cette question. « Je dissimulerais un trait essentiel de sa physionomie, écrit M. le DGassot, si je ne disais que M. Besson est, personnellement, un catholique convaincu. Tant qu’il le put, il se fit un devoir de surveiller, à l’église, les enfants que leurs parents envoyaient. Quand lui fut donné l’ordre de s’abstenir, il s’inclina, mais rien ne put jamais le détourner des pratiques commandées par sa conscience. Pourtant, quelles que soient ses convictions personnelles, M. Besson n’en a pas moins été, dans son école, un modèle de neutralité religieuse. » De pareils instituteurs ont droit à la gratitude de tous. Je ne veux pas dire qu’ils aient donné toute leur mesure, qu’ils aient pu développer toute leur puissance pour le bien : il leur a manqué, selon moi, la liberté d’être des hommes religieux dans leur enseignement, comme ils l’ont été dans leur vie. Mais ils se sont montrés braves et inspirateurs de bravoure, artisans de paix publique, amis précieux de la campagne menacée d’abandon, et, dans un petit village, mainteneurs de la grande France. Un pays serait bien fort qui aurait beaucoup de ces bons serviteurs. À l’unanimité, l’Académie, dans sa séance du 12 juin, a décidé d’accorder un prix Broquette-Gonin à M. Jules Besson.

L’unanimité a, de même, désigné pour un prix Broquette-Gonin, M. Bernard Alibert, ancien Frère de la Doctrine chrétienne, directeur de l’école primaire libre de Saint-Affrique, dans l’Aveyron. M. Bernard Alibert a 63 ans d’âge et 47 ans d’enseignement. Il n’est pas nécessaire de se demander quelle morale il a enseignée, ni si elle est efficace, ni quels en sont les garants. Le dossier n’est pas, là-dessus, bien prolixe. Mais il nous montre un éducateur remarquable et un homme de grande charité. Le frère Alibert, tout jeune, pendant la guerre franco-allemande, avait vu de près la variole noire, dans la ville et dans l’école de Millau. En 1879, il rencontre de nouveau le terrible mal à Figeac, où il vient d’être nommé directeur. On lui apprend qu’un de ses collègues est atteint par la contagion. Il n’hésite pas, et sa réponse est belle : « À présent, dit-il, je dois avoir grâce d’état pour affronter le mal. » Il part aussitôt pour aller visiter le moribond, le soigne et le sauve. Des paroles de ce ton-là, lorsque l’acte les suit, ne font peut-être pas tout le portrait d’un homme : mais elles empêchent de le confondre avec ses voisins. Les témoignages recueillis dans le dossier montrent « l’influence extraordinaire exercée par cet homme de bien sur les générations qu’il a élevées ». Ils disent que les élèves de M. Bernard Alibert « se sont fait remarquer dans toutes les carrières », qu’on les recherche dans les magasins, les usines, les ateliers, et que « protestants et catholiques s’adressent avec une égale confiance » au directeur de l’école libre de Saint-Affrique.

Les revenus de la fondation Broquette-Gonin ne permettront de distribuer, d’ordinaire, que deux prix aux instituteurs. Cette année, il a été possible de distribuer trois prix, et l’Académie a voulu récompenser une institutrice. Elle a choisi Mme Desrayaud, qui dirige les cours supérieurs de l’École Lapeyre, à Mâcon. Un arrêté préfectoral la nommait institutrice adjointe à cette école, en 1883 : trente ans plus tard, en 1913, nous la trouvons dans la même école, et avec le même titre. On ne pourra pas dire qu’elle ait fait preuve de cette habileté que ceux qui menacent le dictionnaire nomment « arrivisme ». Les notes accumulées dans son dossier nous avertissent et nous prouvent qu’elle a su gagner l’estime particulière de ses chefs, — et c’est peut-être parce qu’ils jugent qu’elle fait beaucoup de bien là où elle est, qu’ils hésitent depuis si longtemps à la faire avancer. — Elles nous représentent Mlle Marie Desrayaud comme une personne de jugement clair, d’intelligence fine, d’une grande droiture de caractère, et comme une de ces éducatrices chez qui les attentions secrètes pour les enfants, le don de soi-même, l’acceptation du pillage de tout le loisir, de toute l’intimité, de tout le rêve, de toute la retraite nécessaire, sont la forme quotidienne de l’héroïsme. J’ai connu, à Paris ou en province, d’autres institutrices qui ressemblaient à Mlle Desrayaud. Elles remplissaient leurs obligations de fonctionnaires publiques avec toute la perfection souhaitée, mais elles étaient supérieures à l’idéal même qui leur était proposé : des âmes pénétrées du sentiment de la valeur des âmes, des femmes dignes du plus grand respect, de la plus juste admiration.

 

Après avoir nominé de tels maîtres de la jeunesse, je dois parler des prix de vertu accordés par l’Académie, et, en le faisant, je ne change pas de sujet, je continue celui que j’avais entrepris de traiter. Je parlerai d’abord des prix accordés à des œuvres, hélas ! de quelques-uns seulement : car le palmarès s’allonge chaque année, et les limites du rapport doivent rester les mêmes. Un de mes confrères, qui cache sous des dehors sévères, et qui cache mal, je dois l’en prévenir, un cœur tout généreux et prompt à s’émouvoir, a entrepris de visiter, chaque année, les œuvres parisiennes pour lesquelles une récompense est sollicitée, d’interroger les directeurs ou administrateurs, de demander les détails les plus minutieux, et d’instruire le procès, avec la même défiance des simples affirmations, des phrases sans chiffres, des budgets incomplets, que s’il instruisait une affaire criminelle. Ma qualité de rapporteur m’a valu de l’accompagner. Je raconte donc, simplement, plusieurs de nos courses en automobile.

La liste des prix de vertu, pour 1913, porte cette mention, qui est la première de la première page : « L’Académie a décerné un prix de 6 000 francs à la dame Payen (en religion sœur Adèle-Cécile), à l’orphelinat de la Villette, à Paris, Seine. » Rappelez vos souvenirs ; vous avez dû voir sœur Payen : de forts sourcils gris, des yeux attentifs quand la charité le commande, vite détournés quand elle n’est point en cause, un visage solide, sculpté par la fatigue et par la volonté, de la distinction de parole et d’esprit ; elle ressemble à beaucoup de ses sœurs en saint Vincent de Paul. Nous causons d’abord, dans un salon peu meublé, où je ne vois de luxueux que l’éclat du parquet bien frotté. Il est venu, avec sœur Payen, une sœur plus jeune, qui a un long visage blanc, un sourire naturel, qu’elle retient un peu à cause de nous, et des yeux encore étonnés de tout ce qu’il y a d’imprévu dans la vie. Elle aussi, elle parle très bien. J’ai observé que la plupart des religieuses de M. Vincent ont une façon de dire très nette, ordonnée, familière et du meilleur monde : on dirait qu’elles ont entendu causer leurs grandes tantes du dix-septième. Nous visitons la maison, tous les étages. Elle peut loger une centaines d’orphelines ; c’est une grande maison sonore, avec des escaliers clairs, que, de temps en temps, une grande pensionnaire qui s’oublie dégringole en quatrième vitesse. Depuis la fondation, en 1852, il a passé, dans cet orphelinat de la Villette, 742 enfants, qui ont retrouvé là une mère, appris un métier et, ce qui est mieux encore, comment vivre. On peut les admettre dès l’âge de trois ans. Les femmes le savent bien. Plusieurs, en mourant, supplient les sœurs : « Prenez ma plus petite ! Élevez-la ! » On la prend. Le père, l’oncle, le frère aîné, dans le premier mouvement, promet de donner une petite somme chaque mois, pour aider les bienfaitrices. Quelques-uns persévèrent. La plupart, après quelques mois, ou quelques années, ne donnent plus rien, pas même des nouvelles. Ils sont « partis ». Ne croyez pas que ce soit pour l’autre monde : c’est pour un autre quartier, et souvent un autre ménage. Les petits grandissent à l’abri : c’est l’important. Elles passent de l’ouvroir des moyennes, où elles travaillent de treize à quinze ans, à l’ouvroir des grandes. Alors, il se produit, fréquemment, une nouvelle crise de famille, en sens inverse. Sœur Payen nous fait cette observation, qui prouve l’expérience : « Jeunes, elles n’ont pas de parents ; quand elles arrivent à dix-huit ans et qu’elles peuvent gagner, il leur débarque des oncles, des tantes et des cousins à ne savoir qu’en faire. » Nous traversons les ateliers, où les enfants travaillent par catégories d’âge et de métier, les couloirs, les vestiaires où sont pendus de petits sarraux tous pareils et des robes toutes pareilles. Nous rencontrons quelques lingères ou surveillantes de travail qui ont sûrement plus de vingt et un ans. Sœur Payen nous explique que l’œuvre de la Bonne Garde permet à plusieurs de celles qu’elle nomme « nos anciennes enfants » de rentrer dans la ruche et d’y vivre. Mais la plupart des orphelines, à vingt et un ans, s’en vont. Elles sont lingères, couturières, brodeuses, de plus en plus rarement domestiques. Les unes se marient, les autres non. Quelques-unes tournent mal et oublient la maison. « C’est le petit nombre », dit sœur Payen : « le tout petit ajoute la sœur plus jeune, qui monte devant nous. « Lorsque nos enfants se marient, dit sœur Payen elles ont cette jolie coutume de venir saluer ici la Bonne Mère, en sortant de l’église. Elles viennent en blanc. On leur fait un petit cadeau. » La voix plus jeune réplique : Ça conte si cher, de se marier ! » et, un instant après : « De cette façon, Bonne Mère a beaucoup de gendres dans le quartier. Nous sommes arrivés au dernier étage. Je m’approche d’une fenêtre. Nous dominons les toits de la Villette, des toits de tuiles autour desquels les rues, vues de cette hauteur, font du cloisonné gris ; il y a un canal d’eau noire, des cheminées d’usines, dont les fumées, aujourd’hui, s’en vont vite dans le vent : c’est le quartier de sœur Payen, de ses filles, de ses gendres, de ses amis du peuple parisien, qui ont mis 1 200 signatures au bas de la demande faite à l’Académie.

Notre seconde visite nous a conduits également dans un quartier assez éloigné du centre de Paris : « Chauffeur, à Aubervilliers, rue des Cloys ! » Nous tournillons un peu avant de trouver cette rue des Cloys où les meilleurs chauffeurs n’ont pas leurs habitudes. Voici enfin la maison que nous cherchons. Elle est basse, comme ses voisines, elle a une devanture sombre, et qui, de loin, m’avait semblé indiquer un atelier de repassage : car tout le monde a observé que les repasseuses font volontiers peindre leur boutique d’une couleur foncée, afin que la blancheur du linge en paraisse plus éclatante. Mais non : C’est une sorte de restaurant populaire, une des cantines de la Fédération des Cantines maternelle et filiales. Une dizaine de femmes déjeunent dans la partie gauche de la salle. La cuisine est contiguë. Elle est pleine de l’odeur sucrée de l’oignon roussi. Nous y rencontrons l’intendante de cette œuvre philanthropique. Elle nous donne quelques détails sur la clientèle de la cantine, le nombre des clientes, les heures de la composition des repas. Je comprends, Madame : vous offrez des repas gratuits aux femmes enceintes de cinq mois, ou à celles qui nourrissent leur enfant ; mais vous devez être trompée, de temps à autre ? Il doit y avoir des usurpations d’état ?— Ah ! mais non ! Il ne suffit pas d’arriver avec son bébé sur les bras ; on doit faire voir son lait, et nourrir devant moi, pour preuve, et, si le petit n’est pas encore à la surface, on doit m’apporter un certificat de Lariboisière. Sans ça le quartier s’amènerait à notre miroton ! — Et quel est le menu de ce matin ? Voici : une soupe à l’oignon avec lentilles ; du bourguignon, c’est-à-dire de la viande de cheval mijotée avec des oignons, et du macaroni. » Je rentre dans la salle de restaurant. Il y a là des femmes qui ont le visage long et implorant des misères définitives ; d’autres s’arrêtent de manger, et elles me montrent, discrètement, le nourrisson qu’elles tiennent sur le bras gauche : d’autres ont le regard dur de la révolte qui n’a pas de sexe, et de la haine qui n’a pas besoin de connaître. Près de moi, dans la partie de la salle où il n’y a point de tables, j’aperçois, sur une chaise, une couronne funéraire, blanche, avec l’inscription : « Les mères de la cantine. Je voudrais demander une explication. J’insiste du regard. Une des femmes, — ces délicatesses-là sont fréquentes dans le pauvre monde, — se lève, s’approche, et, à demi-voix : « On ne peut pas en parler tout haut, n’est-ce pas, parce que la mère est là. C’est une petite femme qui vient de perdre son enfant ; alors, nous, on a donné ce qu’on a pu, deux sous, trois sous, pour avoir la couronne. Elle a été contente. Mais ça la ferait pleurer de nous entendre. Au revoir, m’sieu ! » Sur une des tables, près d’une cliente qui est laide mais ardemment jeune, une fleur d’œillet blanc achève de vivre, la tige plongée dans une carafe.

 

Les deux œuvres que nous visitons après celle-là, et à des jours différents, reçoivent chacune 4 000 francs. C’est le Patronage Saint-François-Xavier d’Auteuil et Point-du-Jour et, d’autre part, l’œuvre d’assistance aux militaires coloniaux et légionnaires.

Il faut visiter les patronages le dimanche. C’est pourquoi, le 20 avril, nous allons voir celui du Point-du-Jour. L’avenue de la Frillière, où il est situé, ne passera jamais pour une des plus larges de Paris. Nous arrivons de bonne heure. Les cours sont pleines d’enfants qui jouent et, plus loin, de jeunes hommes qui s’exercent aux barres parallèles et au trapèze. Au delà, tout au fond des cours, les salles de réunion, les salles de jeu et de théâtre, la chapelle, les bibliothèques, forment une longue ligne de bâtiments tout neufs, en brique rouge. On les prendrait pour une suite d’ateliers un peu élégants. L’un des fondateurs du patronage, un homme jeune, ami enthousiaste de la belle élite ouvrière qui pousse en ce moment, partout où il y a des âmes pour l’aimer, un de ces Français de l’espèce forte, qui font des dettes pour une œuvre sociale, nous reçoit, et nous dit, voyant que nous regardons les grands, là-bas, sous le préau : « Comment voulez-vous qu’on ne se dévoue pas à des hommes comme ceux-là ? Après le service militaire, l’an dernier pas de déchet : ils sont tous revenus ! » L’œuvre a été fondée en 1898. Simple patronage d’abord, elle est devenue, en se développant, une sorte d’œuvre d’éducation populaire, avec ses cours du soir, ses salies de lecture, ses syndicats d’employés. Un conseil de direction de quinze membres l’administre. Quelques-uns sont de l’Institut ; la plupart sont simplement du quartier, et tout jeunes. Quand j’arrive au haut des escaliers, sur la terrasse qui sert de toiture à une partie de l’immeuble, j’aperçois les collines de Meudon, et, bien que le printemps soit nouveau, déjà la courbe des bois est toute verte.

Nous n’avons pas besoin de choisir un dimanche pour visiter l’œuvre d’assistance aux utilitaires coloniaux et légionnaires. Elle est établie sur les fortifications mêmes, au delà du parc de Montsouris. Le bastion 84 a été mis à la disposition de la Société de secours aux blessés, et transformé en une petite caserne où sont hébergés, pendant quelques semaines, les soldats qui reviennent des colonies ou qui sortent de la légion étrangère. Que vont-ils taire ? Souvent ils n’en savent rien eux-mêmes. Ils demandent « une place », ou encore « du travail », formules équivalentes, vagues et impérieuses, comme « j’ai faim » ou « j’ai soif ». Un des membres les plus actifs de la Société de secours aux blessés a bien voulu nous accompagner dans notre visite au bastion. « Quoi de nouveau ? » dit-il en entrant. Un sergent porte la main au képi, et répond : Rien, mon capitaine, si ce n’est qu’en mars, nous avons eu un très fort effectif, 81 présents, et nous n’avons que 70 places. » Des hommes passent. En voici un qui descend l’escalier. Il est de visage rude et tanné. « Approche ici, mon brave, raconte un peu qui tu es ? » Il est Wurtembourgeois. Il m’explique, dans une langue non cataloguée, qu’il a fait trois ans de service dans son pays d’origine. Puis une idée subite, « un coup de cafard », et il part pour s’engager dans la légion étrangère. Il y reste dix-sept ans ; il fait vingt-deux campagnes ; aujourd’hui, à quarante-six ans, a la médaille militaire, une retraite de 800 francs, et il cherche une place, lui aussi, mais il sait laquelle : il a résolu de revenir au métier de sa première jeunesse, et d’entrer chez un tapissier. Un second traverse le couloir, venant du jardin. Il est maigre comme une longue guerre. Il a servi treize ans dans l’infanterie coloniale. Blessé au Maroc, en mai 1911, il a été rapatrié, il a reçu 50 francs. « En attendant le reste, nous dit-il, je me suis mis en convalescence au bastion 84. » Depuis 1898, date de la fondation de l’œuvre, plus de 2 000 soldats ont été recueillis de la sorte, hospitalisés, nourris, et placés. Ces rudes hommes, cerveaux brûlés souvent, ont le cœur vite attendri et porté à l’idylle. Il suffit, pour n’en pas douter, de lire les lettres où ils remercient de l’hospitalité reçue, il suffit même de franchir la porte du bastion du côté des fortifications. Là, sur la pente du talus qui protège encore Paris, au milieu du gazon, les soldats ont dessiné, et, ils cultivent un petit jardin d’agrément, lequel est composé de trois motifs de décoration. Jugez si les traditions ont la vie dure ! Le premier motif c’est l’ancre de la marine ; le second, la croix de la Légion d’honneur ; la troisième, la grenade enflammée ! Le trait qui dessine la grenade est fait de myosotis, l’intérieur de pâquerettes. On retrouverait ce petit jardin sur les bords du Niger ou du Tchad, au bord des rivières de l’Indo-Chine, sur les plateaux de Madagascar, partout où il y a un fortin surmonté du drapeau tricolore, et défendu par des soldats français.

L’Académie accorde un prix de 800 francs à l’œuvre d’assistance par le travail du Val-de-Grâce, fondée, en 1871, par Mme de Pressensé, et dirigée aujourd’hui par Mme Adolphe Puaux. Ce n’est pas la première fois, ni la dernière sans doute, qu’elle recommande ces groupements, indépendants les uns des autres, qui viennent en aide à l’ouvrière à domicile, s’efforcent de lui donner le salaire plein, le salaire total, et même, je crois bien, la mesure comble, répondant ainsi à un rêve souvent, exprimé et souvent impossible. Pour qu’il s’accomplisse, il faut que la clientèle accepte de payer un peu plus cher que dans les grands magasins, et que l’œuvre ne retienne pour elle-même aucun bénéfice d’intermédiaire. D’après les comptes rendus que j’ai pu consulter, l’œuvre améliore ainsi grandement la condition de60 ou 80 femmes, parmi lesquelles les bonnes lingères peuvent gagner de 4 à 6 francs par jour.

De même l’Académie accorde un prix de 1 000 francs à l’École ménagère des Libérées de Saint-Lazare, à Paris, école bâtie dans des jardins à Billancourt, confortable en tout point, presque luxueuse, où sont logées et enseignées quatorze jeunes filles mineures, dont la plupart ont été envoyées là par la 8e Chambre du Tribunal de la Seine ou par la Cour d’Appel. École sans doute, mais d’où l’on ne sort pas avant un certain terme. Nous avons vu les élèves groupées autour de la Directrice générale de l’œuvre : le spectacle n’évoquait pas le moins du monde l’idée d’une contrainte. Si j’étais venu là sans savoir où j’allais. J’aurais pensé que j’avais devant moi de jeunes faubouriennes, invitées par quelque dame patronnesse fine et maternelle et qui n’était pas du quartier. L’entreprise est ardue de tirer des créatures humaines du désordre. L’École ménagère des Libérées de Saint-Lazare s’efforce d’y réussir sans recourir à l’idée religieuse. C’est une œuvre toute neutre. Saint Lazare lui a laissé son nom, mais il a disparu. Je me permets de le regretter, pour les enfants, persuadé que je suis qu’il a emporté beaucoup de consolation, beaucoup de force et les plus solides raisons de suivre la morale. Mais il est resté d’excellentes intentions, des exemples qui ne peuvent pas être sans influence, et une bonne foi dont je ne puis m’approcher sans respect.

L’Académie accorde un prix de 1 500 francs à l’Atelier de Saint-Agniès à Thiais (Seine), dirigé par Mlle de La Girennerie, et qui a pour sous-titre Mutualité ouvrière. C’est bien à cette formule et à cette sorte d’œuvre qu’ont abouti les expériences charitables de Mlle de La Girennerie. Les quinze apprenties et ouvrières qu’elle a recueillies et formées ont commencé par travailler pour les magasins de Paris, par faire des chemises d’homme, des bourgerons et des pantalons de treillis, des robes de poupée. Enfin, le difficile problème de vivre a été résolu. Elles sont devenues couturières en habits d’enfants ; elles ont un magasin de vente à Paris. Mais ce qui me semble être le trait le plus clair, et le plus remarquable enseignement du dossier, c’est la physionomie de cette jeune fille du monde, qui laisse le monde pour vivre en communauté avec des jeunes filles du peuple, recommandées par leur misère et par leur abandon, afin de travailler manuellement avec elles, et le corriger non seulement la nature, mais presque toujours l’éducation reçue. La tâche est ingrate. Dans un cahier de notes rédigées par la directrice de l’atelier de Thiais, l’origine des pensionnaires de la maison est indiquée, mais pas toujours précise, et pour cause. Et j’ai lu, par exemple : « MlleValentine, des quartiers populeux de Paris ; Mlle Thérèse, des fortifications. » Ce sont des états civils sans gloire, mais il peut être glorieux de ne s’y point arrêter, et de devenir la sœur volontaire de ces pauvres passantes.

Même indifférence à l’endroit de la généalogie de ses pupilles chez MlleFrancine Artur, de Morlaix, à laquelle l’Académie accorde un prix de 2 000 francs. Mlle Artur s’émut de voir les petits garçons à l’abandon, dans les rues de Morlaix, entre les classes, et le soir, après la sortie de l’école, avant l’heure du coucher. Elle en réunit quelques-uns chez elle, dans son modeste logement de professeur, en 1887. Il faut croire que l’idée était bonne : les parents l’ont comprise. Empêchés souvent, par le travail, de remplir leurs obligations de famille, ils ont envoyé leurs enfants à la garderie Saint-Joseph, qui s’est développée, qui est devenue une grande œuvre. Dans l’espace de vingt-cinq années, Mlle Francine Artur a reçu chez elle, éclairé, chauffé, surveillé, amusé, sermonné, 3 000 écoliers ; elle en a placé 900. Vous représentez-vous le nombre de démarches qu’il a fallu faire et de paroles qu’il a fallu dire, pour procurer du travail et ouvrir un métier à 900 enfants ! La pétition adressée à l’Académie est bien un témoignage de la gratitude populaire. Les feuillets sont couverts de signatures éculées, tronquées, bancales, boiteuses, magnifiques d’inexpérience et d’effort. À la suite de beaucoup d’entre elles, on peut lire la qualité du témoin : « balayeuse des rues », « cigarière », « factrice », « grand’mère d’orphelins ». Tout un monde de braves gens de Bretagne s’est enfin ému, et a voulu patronner à son tour sa bienfaitrice. Il était sûr de réussir.

Nous avons attribué un prix de même valeur à l’Union familiale de Charonne fondée à Paris, en 1894, par Mlle Gahéry, organisme assez complexe, que quelqu’un a pu nommer « une école de formation sociale ». L’Union familiale est logée clans un bel immeuble neuf et clair, au 185 de la rue de Charonne. C’est bien une garderie également que nous pouvons étudier dès notre entrée dans la maison. Au milieu d’une cour sablée, une jeune fille est assise ; elle a un tablier rose ; elle est très jeune, et elle sourit à une douzaine de toutes petites filles qui tendent, leurs bras vers elle. L’image est heureuse et n’a pas été préparée, car notre visite n’a pas été annoncée, la directrice n’est pas là, et les visiteurs se trouvent derrière une porte vitrée. Mais la garderie n’est ici qu’une préface. Nous entrons, au fond de la cour, dans de grands bâtiments de construction légère, décorés, à l’intérieur, d’une foule d’objets, peints ou modelés, paysages, personnages, animaux, des moulins, des phares, des bœufs tirant une charrue, un oiseau ouvrant l’aile. Il paraît que les enfants méditeront ces choses, les imiteront à la craie, et que c’est d’une pédagogie avancée. Près de là, une bande de terrain est entourée de grillages et divisée en « jardins d’enfants ». Ailleurs, dans la grande maison neuve, nous trouvons établies plusieurs œuvres d’hygiène pour les nourrissons, une œuvre intéressante du trousseau pour les jeunes filles, et une école d’enseignement ménager d’où sortent, nous a-t-on dit, d’excellents professeurs.

Une autre école, mais d’une autre sorte, est encore inscrite sur la liste des récompenses académiques : c’est une œuvre israélite, l’École professionnelle de jeunes filles, appelée souvent école Bischoffsheim, à Paris. Cinquante jeunes filles sont là logées, nourries, habillées et instruites gratuitement. On les prépare, comme ailleurs, au brevet élémentaire et au brevet supérieur ; elles apprennent la sténographie, la dactylographie, la comptabilité ; une partie d’entre elles deviennent institutrices ; d’autres trouvent des places dans le commerce et l’industrie. Le trait original est celui-ci : dix-sept places sont réservées à de jeunes Orientales, qui viennent étudier le français, et, après quelques années, vont l’enseigner dans leur pays. D’anciennes élèves sont institutrices à Tétuan, à Larache, à Tanger, à Smyrne, Bagdad, Damas, Jérusalem, Cavalla, Salonique, Constantinople, Alexandrie. Maxime du Camp disait déjà, dans son Paris bienfaisant : « Je les ai vues, ces petites Orientales, au milieu de leurs compagnes, vêtues comme elles, et parlant un français irréprochable. »

 

Il me reste à louer le principal lauréat de cette année. La liste officielle porte cette mention : « un prix de 8 000 francs à M. l’abbé Aigouy, directeur d’œuvres au Kremlin-Bicêtre, Seine ». Le titulaire de ce prix est bien directeur d’œuvres, mais il est aussi curé du Kremlin-Bicêtre et le fondateur de cette paroisse, où il est venu s’installer, voilà dix-huit ans, au milieu d’une population dont on peut dire qu’elle ne formait pas un milieu préparé. Le dimanche 4 mai dernier, par temps froid et averses de pluie serrée, nous traversions Paris pour aller faire notre enquête sur place. C’était aussi jour de marché à la barrière d’Italie. Dans la coupure même où passe la route, le long des parois du talus éventré, on avait dressé debout, sur leur crosse ou leur pointe, des parapluies à 13 sous, à 1 fr. 25, à 1 fr. 45. Il y en avait même à 1 fr. 95, mais, pour bien montrer la supériorité de ceux-ci et l’estime qu’il en fallait faire, on les avait couchés sur une baladeuse. Aussitôt les fortifications franchies, sur un kilomètre de longueur, nous passons entre deux étalages de vieux outils, de vieux habits, d’oignons, de vaisselle et de chaussures. Des maisons basses, des jardins, des terrains incultes, des roulottes assemblées bordent la route, et au bout de cette longue ligne droite, le Kremlin-Bicêtre arrondit sa ville en formation. Nous entrons dans une salle modeste, où sept ou huit habitants notables, presque tous jeunes, délibèrent sur les intérêts d’une œuvre, je ne sais plus laquelle. Il est permis de s’y perdre. Car les documents qui ont été produits, et les hommes que nous avons interrogés, signalent, outre les écoles, un patronage de garçons, un patronage de filles, des cours d’enseignement ménager, une bibliothèque populaire, un atelier d’apprentissage pour les menuisiers ébénistes, un fourneau économique, un vestiaire, une œuvre de la lavette, une caisse de prévoyance militaire, une conférence de Saint-Vincent de Paul, une œuvre des pauvres malades, un dispensaire gratuit, un secrétariat du peuple, une caisse des familles pour le cas de maladie, des jardins ouvriers, une œuvre de colonie de vacances pour les garçons, qui vont à Recloses près de Fontainebleau, une autre pour les filles, établie aux environs de Laon ; l’œuvre du Plateau de Bicêtre, qui n’est pas autre chose qu’une nouvelle paroisse en formation ;... je suis sûr que j’en oublie. Pendant que nous visitons les salles, les hangars, les cours, je regarde cheminer, à côté de nous, ce prêtre qui voulait jadis entrer au séminaire des Missions étrangères, et à qui il fut répondu : « Vous trouverez la Chine à quinze minutes des barrières de Paris » ; ce curé qui n’a pas de repos parce que, autour de lui, la misère n’en a pas ; qui s’est dépensé pour son Kremlin-Bicêtre au point de ruiner sa santé ; cet homme jeune encore, qui a la poitrine creuse, les joues creuses, les yeux creux, et qui n’a d’incroyablement fort que la flamme de ses prunelles. Puissance vivifiante de la charité, courage de tous les jours, fraternité sans paroles mais qui passez, les mains pleines d’œuvres, c’est vous qui êtes récompensés en la personne de M. l’abbé Aigouy. Et c’est vous aussi, coopérateurs sans lesquels l’action d’un apôtre serait presque vaine, hommes et femmes du quartier, obligés pour la plupart au travail journalier, et qui avez donné vos dimanches et des heures de veillée pour la fondation de toutes ces œuvres, pour que, parmi des populations jusque-là abandonnées et sans lien, il y eût plus de bonté, moins de souffrance, plus d’idéal. Je ne suis pas l’ennemi des « amis de telle ville », ou de tel chef-lieu de canton, ou des forêts, ou des eaux courantes : mais j’aime avant tout les amis de l’âme populaire, ceux à qui on peut dire : « Tu n’en peux plus ? — Non, monsieur ! — Ni moi non plus : allons quand même ! » Sur l’enveloppe écrue du dossier du Kremlin-Bicêtre, j’ai trouvé une annotation écrite en travers, d’une belle écriture décidée, et qui était ainsi conçue : Le grand prix de 1913 pour le créateur admirable d’une civilisation. » C’est cela même : une civilisation au lieu de la barbarie, si cruelle à vivre.

 

J’ai dit que je ne pouvais parler de toutes les œuvres qui sont récompensées cette année. Je ne puis louer selon leur mérite, qui est toujours de grande charité, qui est souvent d’originalité puissante : l’œuvre catholique des colonies de vacances à Oran ; le Cercle national pour les soldats de Paris ; Mme VveSylvain Prieur, fondatrice d’un asile en Seine-et-Oise ; Mme de Marsillac, directrice d’une Œuvre pour les jeune filles isolées ; Mme Vve Thierry-Ladrange, surveillante générale de l’hôpital des Dames françaises de la Croix-Rouge ; l’œuvre des Dames du Calvaire à Saint-Étienne ; l’Union de l’Ouest ; le Cercle catholique des patrons et des ouvriers de Saint-Bruno-les-Chartreux, à Lyon ; la Société philanthropique des prêts gratuits. Il est de même impossible de nommer toutes les personnes qui ont obtenu un prix individuel, et de raconter leur histoire. Je choisirai seulement, pour les résumer, quelques-uns des dossiers qui ont attiré particulièrement l’attention de l’Académie.

Je cite d’abord deux infirmes, une jeune fille aveugle et un homme paralysé, qui ont surpassé, en dévouement, presque toutes les femmes qui voient, et presque tous les hommes qui marchent. Aveugle de naissance, MlleMarguerite Bellue a pu apprendre la musique, grâce à la méthode Braille. Elle gagne sa vie en donnant des leçons. Elle soutient ainsi, par son travail, sa mère âgée de 79 ans, et un frère sourd-muet. Ce n’est pas tout. La mère ne pouvant pas payer une domestique, la jeune aveugle fait le ménage et fait la cuisine. Enfin, comme il existe des êtres merveilleux, de même qu’il existe des monstres, elle trouve le temps, la force et le courage de venir en aide à des voisins, « à ceux qui sont plus malades que moi », dit-elle.

Même courage héroïque chez Charles Conart, qui, à l’âge de quatorze mois, a été atteint de paralysie des membres inférieurs et d’atrophie partielle des bras. Pas de jambes, et des mains sans force ! Charles Conart fut admis chez les Frères de Saint-Jean-de-Dieu, rue Lecourbe, à Paris. Très intelligent et adroit par la puissance de sa volonté, il était, à dix-huit ans, chef de l’atelier de brosserie. Les pièces du dossier nous le représentent exerçant ses fonctions de contremaître : « Il ne lui restait qu’un peu de force dans les bras pour mettre en mouvement une chaise, sur laquelle s’était passée sa vie, et avec laquelle il se transportait d’un lieu à un autre, par petits coups lents et réguliers, en pivotant à droite ou à gauche. » Malgré la fatigue du travail manuel dans de telles conditions, il employait tout son temps libre à perfectionner son instruction primaire, et, en 1885, il était reçu au brevet élémentaire. Trois ans plus tard, une vocation décidée pour le professorat lui faisait abandonner la direction de l’atelier, et se consacrer à l’instruction des aveugles. Depuis lors, il prépare les autres aux examens. Il a même été mis à la tête des jeunes maîtres qui distribuent l’enseignement aux différentes classes d’infirmes. L’Académie, désireuse de récompenser ce prodige d’énergie et de dévouement, accorde à Charles Conart une des principales récompenses dont elle dispose, un prix de 2 000 francs.

 

On pourrait faire un livre, chaque année, avec les récits qui sont adressés à l’Académie, de toutes les provinces de France, et qui relatent les vertus de vieux domestiques. Je sais bien que les mœurs et l’esprit de la nouvelle domesticité sont tout différents, et qu’ils menacent de réduire le livre dont je parle aux proportions d’un opuscule. Cependant, cette année encore, le volume serait épais. Parmi les lauréates, j’aperçois une vieille Servannaise, une des plus vieilles servantes peut-être des enfants du peuple, Joséphine Lefeuvre, qui aura bientôt 69 ans, et qui, depuis l’âge de 13 ans, chaque matin, se rend à l’Asile maternel de Saint-Servan, et s’occupe des petits enfants.

À côté d’elle, je vois Léontine Vichet et Rosalie Bretonnière. Léontine Vichet, depuis trente ans, sert d’auxiliaire dans une salle d’incurables et d’infirmes à l’hospice d’Arbois. La forte vertu de son âme l’y retient seule, car pour cette tâche, toujours pénible et souvent répugnante, elle a reçu d’abord 10 francs par mois, puis 15 francs ; depuis l’an dernier, elle gagne 20 francs par mois. Et encore, si nous avons été augmentée, ne nous accusez pas d’ambition d’argent ! Cette folie du siècle ne nous a pas touchée. Il a fallu une circonstance impérieuse. La vieille mère Vichet, 80 ans, est venue demander secours à Léontine, la servante. Alors celle-ci a loué une chambre près de l’hôpital. Comme auparavant, elle fait son service d’infirmière, très bien, mais elle ne prend plus du tout de récréation, et elle emploie le temps qui est libre à faire le ménage et la cuisine de sa première malade, sa mère. Mme du Couëdic, supérieure générale des religieuses hospitalières de Besançon, et qui connaît la rigueur du service des incurables, a écrit, à propos de Léontine Vichet : « Cette humble fille m’est un modèle ; sa vie cachée, à jamais dépourvue de joie, m’apparaît admirablement belle, digne d’être louée hautement et récompensée déjà sur la terre. » C’est ce que nous avons essayé de faire.

Rosalie Bretonnière, retirée à Monaco, où son maître est mort, a été, pendant soixante-six ans, la fidèle servante de l’explorateur Jean Dupuis, c’est-à-dire d’un des premiers pionniers de notre nouvel empire colonial. On se souvient encore de cette histoire, même dans le public qui ne retient que les grosses émotions : c’est Jean Dupuis qui, le premier, remonta le fleuve Rouge ; c’est à la suite de son second voyage que la France fut amenée à une intervention, et que s’ouvrit la première phase de la conquête du Tonkin. Cet homme de grands desseins et de grandes entreprises n’était pas un homme d’affaires. Ii s’était ruiné deux fois, et ne vivait plus que d’une rente que lui faisait le gouvernement d’Indo-Chine. Son maître étant pauvre, Rosalie Bretonnière continuait de le servir gratuitement. Mais comme, de plus, dans la seconde catastrophe elle avait perdu presque toutes ses économies, elle souffrit de ne pouvoir l’assister de son argent. Cependant, à Monaco, où il passait toujours l’hiver, elle put payer les frais d’un traitement qu’il suivait. Puis M. Jean Dupuis mourut. Rosalie se souvint qu’il avait toujours souhaité de reposer dans le village natal : elle vendit les quelques valeurs qui lui restaient, ordonna que le corps de son maître fût transporté à Saint-Just, dans la Loire, et acquitta les frais de transport et les frais d’enterrement. Quelqu’un pouvait dire, dans le récit qui nous a été envoyé : « C’est ainsi que l’explorateur dont le voyage nous a amenés à la conquête du Tonkin, a été enterré aux frais d’une femme à son service. »

 

Un groupe encore peut être composé de ces héroïnes charitables que j’appellerai les adoptantes, jeunes filles, vieilles filles, vieilles femmes, presque toujours pauvres, souvent débiles, parfois infirmes, et que leur grand cœur pousse à recueillir, à nourrir, à consoler de la souffrance qui dure ou de la mort qui s’approche tantôt des parents, des frères, des sœurs, des neveux, tantôt des étrangers. En général, ces adoptantes sont d’une extrême témérité. Elles n’ont aucun égard à la lourdeur de la charge qu’elles prennent volontairement. Elles ont des ressources insuffisantes, et elles veulent les partager. Tous les économistes les condamneraient. Mais une aide secrète, qu’il y a par le monde, les soutient, et fait vivre, contre l’Institut s’il le faut, la générosité maternelle, détestable calculatrice. Les adoptantes sont nombreuses, cette année : en voici quelques-unes.

Marie Dumont est une Parisienne, née en 1872, de parents très pauvres. Habile couturière, elle a vécu d’abord avec sa mère, non pas dans l’aisance, mais presque facilement. On avait le cœur très charitable. La fille et la mère décidèrent donc de donner l’hospitalité à une jeune ouvrière blanchisseuse, moralement abandonnée. Pendant un peu de temps, ces trois faiblesses mettent en commun trois petits salaires. Un jour, la mère s’alita et mourut. Peu après, la blanchisseuse est tombée malade. Marie Dumont, devenue seul soutien de son amie, s’est mise à travailler la nuit pour payer les remèdes. Les médecins ont ensuite parlé de tuberculose, et ordonné un sanatorium. Alors Marie Dumont s’est privée de nourriture, afin que la malade ne manquât de rien. Que va-t-elle faire du prix que lui décerne l’Académie ? Pourvu qu’elle n’aille pas prendre prétexte de cette petite richesse pour adopter une nouvelle amie malheureuse ! Avec ces âmes-là, on ne sait jamais à quelles aventures de générosité on est exposé !

Mlle Marie-Rose Fougères, une autre adoptante, exerce les fonctions d’institutrice publique à Marpiré, dans l’Ille-et-Vilaine. Elle n’a jamais occupé d’autre poste, bien qu’elle ait aujourd’hui 63 ans. Des devoirs multiples, ceux qu’elle avait, ceux qu’elle s’est imposés, l’ont retenue dans ce coin de Bretagne. Il y avait là, dans des temps reculés, vers 1866, une institutrice, appelée Mlle Viel, qui proposa, à la fille intelligente d’un paysan de Marpiré, le marché suivant : « Aidez-moi, et je vous préparerai à passer vos examens, vous deviendrez institutrice. » L’offre fut acceptée. Mlle Fougères passa ses examens, fit la classe, fit le ménage, et, en récompense, vers 1872, fut nommée « adjointe volontaire et sans traitement » à l’école de Mlle Viel. Elle y entra avec son bonnet de paysanne. Pendant vingt ans, elle exerça ces fonctions gratuitement. Pendant vingt ans, les deux femmes vécurent d’un seul traitement qui fut longtemps de 700 francs, et ne dépassa pas 1 000 francs. Non seulement, elles vécurent, mais elles économisèrent. On assure qu’elles possédèrent, à une certaine date, une somme de 1 200 francs. Elles l’employèrent d’abord à réparer une vieille masure que Mme Viel avait héritée de sa mère, puis à faire la charité. En 1878, le frère de la directrice mourait, laissant sept enfants. Les institutrices prirent avec elles l’aînée, alors âgée de 8 ans, la gardèrent quatre ans, et la placèrent comme domestique ; elles appelèrent ensuite la seconde fille, et la troisième, et les placèrent de même. Puis, Mlle Viel étant devenue infirme, au point de ne pouvoir s’habiller seule, l’« adjointe volontaire et sans traitement » se fit la cuisinière et la garde-malade de la directrice. C’est cette belle charité, à chaque période renouvelée, que l’Académie a voulu récompenser.

Voici Tante Reine. On ne la connaît guère que sous ce nom-là, dans Fougères, la petite ville ouvrière. Ceux qui ont présentée à l’Académie, qui ont rédigé la demande et assemblé les témoignages les plus touchants, ce sont des jeunes gens, comptables, employés, ouvriers en chaussures. Ils disent joliment que tout le monde, dans le quartier de la Pinterie, salue au passage cette tante Reine, dont chacun aime « la mince silhouette et le doux visage fatigué ». Ils nous apprennent qu’une de ses sœurs, mariée à un chaussonnier, ayant abandonné son mari, Tante Reine prend les enfants chez elle, les élève et les établit. Cela ne se fait pas aussi vite que cela se dit. Quand ces petits Le Breton sont devenus grands, tante Reine s’aperçoit que des voisines, des enfants, les petites G..., sont « en danger de perdition ». Ce sont les termes de la pétition. Reine fait venir la plus chétive des petites G..., et la tire de danger. Un peu plus tard, elle songe qu’elle a une chambre presque inutile, à côté de la sienne. Elle y installe une vieille infirme. Quand l’infirme est morte, que faire de la chambre ? Il y a, près de là, dans un logement humide, une femme tuberculeuse. Reine annonce qu’elle va lui proposer de la loger. « Qu’allez-vous faire ? lui dit-on. Ne savez-vous pas que la tuberculose est contagieuse ? — Faut-il à cause de cela, répond Tante Reine, laisser le pauvre monde s’en aller sans soins ni caresses ? » Ah ! le beau mot, que saint Vincent de Paul eût aimé ! Ce fut la malade qui, après quinze mois, ne voulut pas abuser de la charité de son hôtesse, et se retira, de son plein pour mourir.

Voici enfin, l’adoptante par excellence, Marie Le Balch. Elle appartient à une bonne famille ouvrière de Carhaix. À vingt et un ans, elle perd son père, et elle doit, avec sa mère, veiller sur la nombreuse famille. Ils sont dix enfants. Peu à peu, les frères et sœurs quittent la maison, et s’établissent. Marie leur a été bien utile jusque-là. Elle va maintenant sauver leurs enfants. Voyez cette extraordinaire maternité d’adoption. Une des sœurs de Marie est mal mariée. Marie s’émeut de voir un garçon de cinq ans presque abandonné. Elle se charge de lui et l’élève entièrement. Vers la même époque, le mari d’une autre sœur perd sa place et tombe dans la misère. Il a six enfants : Marie en prend trois. Un de ses frères meurt par accident ; il laisse neuf enfants : Marie accepte d’en élever six. Plus tard, une de ses nièces reste veuve avec sept enfants. Marie lui trouve une petite ferme, paie d’avance une année de fermage, et place quatre des fils dans une pension religieuse de Bretagne, s’engageant à payer pour eux. Elle a ainsi adopté quatorze enfants. Je viens de montrer en quelles circonstances. Mais, comme elle avait neuf frères et sœurs, comme elle avait commencé par leur servir de seconde mère, c’est, en vérité, de vingt-trois créatures humaines qu’elle a été la providence.

L’Académie a encore décerné deux autres grands prix. L’un est attribué à Jean-Marie Camenen, ancien syndic des gens de mer, à l’île de Groix, ancien patron d’un canot de sauvetage, avec lequel il a secouru 29 navires et sauvé 44 personnes. Le patron Camenen a reçu toutes les médailles et tous les brevets qu’on peut avoir. Il est chevalier de la Légion d’honneur. Le maire de Groix, M. Bihan, capitaine au cabotage, a demandé, pour ce vieux brave, un prix Montyon. Il a écrit : « J’ai pensé que l’un de vos prix devrait être le couronnement d’une carrière aussi bien remplie. » Bien que le dévouement soit une carrière vraiment irrégulière, personne n’a hésité, capitaine, et le prix est accordé.

Enfin un prix de 2 000 francs a été décerné à Madame Didier, en religion Mère Marie, de la congrégation de Saint-Joseph de Cluny, qui a cinquante-quatre ans aujourd’hui, dont, trente ans d’Afrique, à Dakar ou à Brazzaville, trente ans au service de la race noire. Elle a une histoire magnifique. Elle a traversé en chantant tous les dangers. Mais je ne raconterai pas sa vie et je ne la louerai pas. Je n’en ai pas le temps : et puis, missionnaire française, son métier est d’être héroïque.

 

Voilà certes de beaux exemples : des réponses à beaucoup d’accusations et de prédictions sinistres. Nous en récompensons quelques-uns : mais combien peu, et de quelle manière disproportionnée !

Ils constituent le plus magnifique objet et le plus varié qui soit offert la louange des hommes. Car le monde physique a été en notable partie parcouru et décrit : mais le monde des âmes ne sera jamais épuisé. Il se renouvelle. Il voisine avec l’infini.

Ces âmes d’élite sont l’affirmation la plus extraordinaire de la force de la volonté, et de la noblesse ouverte à laquelle chacun est appelé. Certes, les dévouements dont on meurt tout d’un coup sont dignes d’admiration. Mais leur brièveté même rend les grands sacrifices plus faciles, tandis que cette dépense quotidienne, sou par sou, de l’énergie humaine, sans applaudissements, ni clairons, ni croix d’honneur, ni compagnons qui peinent de même : voilà, je crois, le plus sublime. Trente ans de dévouement d’une domestique dont les gages ne sont pas payés ; la femme qui soigne, par pitié, les cancéreux, et vit volontairement dans la familiarité de la mort : aucune action d’éclat, aucun mot surtout, ne fait un pareil honneur à l’humanité rachetée.

Ces âmes sont annonciatrices. Elles indiquent le sens de l’éducation qu’il faut donner à un pays. Où elles ont puisé, là est la source de la vie, de la grandeur, de la paix véritable, l’intérieure, celle des esprits et des cœurs, infiniment supérieure à l’autre.

Ces âmes sont différentes et une cependant. Qu’elles le veuillent ou non, qu’elles le sachent ou l’ignorent, toutes elles ont cessé d’appartenir au monde antique, elles ont respiré l’atmosphère de ce pays sanctifié, elles ont subi l’influence du baptême de la France. À travers chacune d’elles, je vois transparaître une image nette ou effacée, toujours reconnaissable, celle du Maître qui apporta à la terre la charité, de l’Ami des pauvres, du Consolateur des souffrants, de Celui qui a passé en faisant le bien, et qu’avec des millions de vivants et des milliards de morts, j’ai la joie de nommer : Notre Seigneur Jésus-Christ.

Ces âmes n’ont pas de récompense humaine. Je ne suppose pas qu’on prétende les encourager au bien en leur promettant, la reconnaissance des hommes. Ce serait une affreuse ironie. Et j’espère que, de même, la mode est finie de parler de la volupté du sacrifice. Quelques gens de littérature ont osé naguère associer ces deux mots-là. Ils démontrent ainsi qu’ils ignorent ce qu’ils admirent, et, selon la robuste expression populaire, qu’ils ne sont pas de la partie. Il n’y a point de volupté du sacrifice. Il y a une gêne, une souffrance, une mort acceptée pour le bonheur des autres, et la consolation qui peut en venir au cœur, outre qu’elle n’a rien de commun avec la volupté, n’a point été promise, n’est jamais due, et ne détruit pas la rigueur du sacrifice : elle aide seulement à le porter. Et c’est pourquoi le sacrifice ne peut être demandé à des âmes toutes terrestres, et qui n’ont pas d’amour plus grand qu’elles-mêmes. L’héroïsme sera toujours déraisonnable, et c’est au delà de la raison, au delà de la sensualité surtout, qu’il faut en chercher l’explication.

Ces âmes peuvent en quelque manière effacer l’inégalité des conditions. L’égalité n’est nulle part, et les efforts tentés pour l’établir ne produisent que ruines et que haine. Mais les âmes aussi peuvent être inégales, et, par elles, tout est réparé. Des conditions inégales, mais des âmes très supérieures à leur condition, des âmes magnifiques dans des conditions obscures, simples dans la splendeur, indifférentes aux surprises de la vie : voilà par où le monde peut connaître la ressemblance des hommes, leur étroite fraternité, la paix entre eux. Tout le reste est illusion d’esprit, ou artifice de popularité.

Ces âmes-là sont rédemptrices. Grâce à elles, la France a résisté à des maux qui eussent tué une nation moins riche en saintetés ignorées. Par elles ont été possibles les plus beaux siècles qu’elle ait connus, et qui n’ont pas été grands seulement par leurs grands hommes, mais par tout le peuple surélevé. Elles expliquent la France, elles sont sa première richesse, les témoins de sa foi, la raison de sa vitalité, le rachat de ses fautes, sa sauvegarde à jamais !