Discours sur la vertu 1997

Le 4 décembre 1997

Jean-Denis BREDIN

 

Discours sur la vertu

par M. Jean-Denis Bredin
directeur de la séance

 

 

I. La présomption d’immortalité excuserait-elle que soient confondus le futur et l’imparfait ? C’était en l’année 2033, durant ce fameux premier siècle du troisième millénaire. L’Académie française souhaitait célébrer le 250e anniversaire du 25 août 1783, ce jour de la Saint-Louis, où avait été, pour la première fois, remis le prix créé par Monsieur le Conseiller de Montyon pour récompenser tout à la fois l’auteur d’un acte de vertu — « homme ou femme » qui ne pouvait être « d’un état au-dessus de la bourgeoisie », choisi s’il se pouvait « dans les derniers rangs de la société » — et le membre de notre Compagnie qui en lirait publiquement l’éloge, « en prose », sans passer un quart d’heure.

L’Académie se souvenait que l’avait emporté en 1783 une dame Lespalier, admirable garde-malade dont l’archevêque d’Aix, notre confrère Boisgelin de Cicé, fit l’éloge, expliquant qu’appelée à soigner « une pauvresse alitée », elle lui avait « rendu des services aussi tristes qu’assidus, en se portant même pour elle à des sacrifices d’une générosité rare ». Depuis ce jour l’Académie s’était appliquée, d’éloge en éloge, à bien remplir sa mission. Un siècle et demi plus tard, en 1934, Paul Valéry avait imaginé qu’un mystérieux visiteur, philosophe descendu de Sirius, était venu le voir, pour enquêter sur les si belles relations de la Vertu et de l’Académie, et que celui-ci était remonté enthousiaste pour fonder, parmi les astres, une Académie de quarante fois soixante mille fauteuils distribuant cinq ou six milliards de grandes espérances. Faisant rapport sur le prix de vertu en 1952, Maurice Genevoix avait assuré que « quand bien même le monde bouleversé aurait changé de train et de visage... » il resterait toujours à l’Académie « un homme pour parler à d’autres hommes et pour s’émouvoir avec eux des vertus d’hommes ». François Mauriac avait confessé, en 1960, qu’après s’être dérobé vingt-sept ans au périlleux honneur de célébrer la vertu, il s’y résignait volontiers. Présentant en 1971 « le cent cinquante et unième compliment panégyrique en l’honneur de Monsieur de Montyon », Paul Morand observait mélancoliquement combien « il était difficile, pour des écrivains, de représenter et d’animer la Vertu. La Vertu, disait-il, attend la majuscule, provoque la sécheresse du singulier, les vices foisonnent sous l’exagération magique du pluriel ».

II. Ainsi chacun avait-il tenté de remplir vaillamment sa tâche. Pourtant, en cette année 2033, l’Académie française, dont l’imagination ne cessait de s’étendre, voulut modifier la célébration de ses Prix. C’est que les temps, comme le millénaire, avaient changé. Les discours prononcés s’étaient, au fil des ans, détournés du récit des exploits de la Vertu, pour s’attacher à la Vertu elle-même, à sa nature, à son destin. Dans les dernières années du XXe siècle le discours était devenu discours « sur les Vertus », sur toute idée, toute chose, qui pût un instant se parer d’elles. Sous le mot plaisant de vertu, chacun mettait désormais ce qu’il voulait.

Pourquoi l’Académie, emportée par l’audace, ne serait-elle pas allée plus loin ? Les quarante fauteuils dans lesquels s’étaient assis tant de professeurs de vertu, et tant d’autres, s’étaient donc concertés, au mois d’avril de l’année 2033. Ils avaient décidé que les prix honorant les Vertus ne seraient plus remis désormais à des hommes ou des femmes vertueux, devenus trop nombreux ou trop rares, mais à la Vertu elle-même, la vertu parfaite que l’Académie désignerait. Après quoi serait choisi, pour le rituel éloge, celui des quarante fauteuils dont l’histoire aurait le mieux illustré cette glorieuse élue.

III. uelle était donc la plus vertueuse des vertus ? Ce choix n’était pas simple. Beaucoup de vertus, notamment de vertus nouvelles, éclairées et conscientes de leurs droits, s’étaient regroupées et menaient combat contre des vertus qu’elles accusaient d’archaïsme. Après un long débat, l’Académie avait décidé qu’elle étudierait minutieusement le dossier de chacune, qu’elle écouterait des spécialistes, enfin qu’elle entendrait les vertus elles-mêmes, afin de désigner la meilleure, celle qu’honorerait une gerbe de prix.

IV. es premiers travaux furent évidemment conduits par la Commission du Dictionnaire. Tous savaient que l’étymologie de ce mot fameux le rattachait à la force physique de l’homme, à son courage, à son énergie. La première édition du Dictionnaire de l’Académie, présentée au Roi en l’an 1694, n’apporta guère d’éléments utiles à la Commission. Elle donnait encore en premier sens « l’efficacité, la force, la vigueur », et venait en sens second « une habitude de l’âme qui la porte à faire le bien, à fuir le mal ». Les quatre vertus cardinales, les trois vertus théologales étaient rappelées, de même que la chasteté, l’humilité, la continence, et encore les vertus royales et les vertus militaires. Cet exemple était proposé : « C’est un homme, une femme de vertu, de grande vertu, de haute vertu », mais la Commission ne trouva rien, dans ce Dictionnaire, qui pût désigner cette « haute » vertu, capable, peut-être, de les dominer toutes. Près d’un siècle plus tard, l’édition de 1762 — la quatrième — n’offrait pas davantage de lumière. La vertu n’était plus une habitude, elle était devenue « une disposition habituelle de l’âme ». Mais quelle « disposition » ? La Commission du Dictionnaire constata qu’en 1878 la septième édition avait consenti quelques changements. Les vertus civiles, privées, domestiques, avaient rejoint les vertus royales et guerrières. Surtout l’homme « de grande, de haute vertu » restait seul en place ; la femme ainsi qualifiée un siècle plus tôt avait disparu, sans doute trop occupée par ses tâches domestiques, ou trop naturellement vertueuse pour servir d’exemple dans un dictionnaire.

Le XXe siècle ne pouvait non plus éclairer la Commission. L’édition huitième, celle de 1935, prenait la peine d’énumérer utilement les vertus théologales et les vertus cardinales, mais ne tentait pas de les classer. Cette précision nouvelle était apportée : vertu « signifie spécialement chasteté, pudicité, et ne se dit guère qu’en parlant des femmes ». Un exemple était offert : « au milieu d’un monde corrupteur cette femme a su conserver sa vertu... » Quant à la neuvième édition, elle n’était parvenue que trop récemment au mot « vertu ». Les membres de la Commission du Dictionnaire, dont la plupart y avaient travaillé, ne voulurent pas s’en servir car la modestie était leur commune vertu à tous. Mais où était-elle donc cette vertu suprême, que le Dictionnaire n’avait jamais osé désigner ?

V. ésorientée, l’Académie décida de se tourner vers l’histoire des prix qu’elle décernait. Le rêve du XVIIIe siècle avait été, comme l’avait observé Diderot, de « faire germer les bons » par des prix de Vertu. « Nous ne savons que punir », avait-il écrit à Sophie Volland en 1762, « nous arrêtons tant que nous pouvons les méchants, mais nous ne nous mêlons pas de faire germer les bons ». Quand Monsieur de Montyon voulut bien s’y consacrer, il fut maudit par Chamfort, alors assis au sixième fauteuil, Chamfort qui bientôt s’emploiera à détruire l’Académie. « La classe opulente, s’indigna-t-il, a-t-elle relégué la vertu dans la classe des pauvres ? Vous honorez la vertu ? Eh bien, commencez par ne pas l’avilir en mettant la richesse au-dessus de la vertu indigente... » Mais l’exaltation de la vertu, de la bonté, était, en ces dernières années de l’Ancien Régime, un sujet très aimé, justifiant des flots de rhétorique. Jacques Necker, dont l’Académie avait autrefois couronné « l’éloge de Colbert », professait en 1784, dans son livre sur l’administration des finances, écrit en des temps de disgrâce : « La Vertu, ce sentiment sublime se trouve comme à la racine de toutes les pensées utiles, soit en administration, soit en politique ; c’est elle qui arrête les projets injustes et les folles dépenses ; c’est elle qui, en modérant les besoins, prévient le développement de toutes les ressources pernicieuses ; c’est elle, c’est la Vertu qui, simple dans sa conduite, et ferme dans ses principes, trouve le bien sans effort, et le suit sans égarement... »

VI. « L’action la plus vertueuse » ne pouvait, bien sûr, qu’évoluer avec le temps. En 1790, l’Académie couronnait « une mercière parisienne qui avait eu l’audace de briser les fers d’un prisonnier de la Bastille » ; cette conception audacieuse — ou prudente — de la vertu n’empêcha pas la Convention de mettre à mort l’Académie. Celle-ci, restaurée, reprit ses travaux. Tout au long du XIXe siècle, la misère, le dévouement, le courage, l’humilité, les vertus aimées de ce siècle ne cessèrent d’être récompensées. En 1847, dans son rituel discours, Tocqueville exalta un modèle qui semblait les réunir toutes : au cours d’une émeute sanglante provoquée par la cherté du grain, une servante, veuve, avait sauvé sa très riche maîtresse des coups des assassins. Certains prix récompensèrent des actes de vertu où dominaient le sacrifice, le courage, les actes d’un temps court ; d’autres prix distinguèrent la persévérance, la durée attestant, selon l’un de nos confrères, « un perpétuel oubli de soi ». Ainsi fut honorée, de plus en plus fréquemment, la fondation des œuvres, grandes ou petites, venant au secours de tous les malheureux.

De cette belle histoire nos quarante fauteuils ne pouvaient tirer nulle certitude. Quelle était la première des vertus ? Le courage, le dévouement ? Ou encore l’humilité ? La charité peut-être, mais certains objectèrent que sa définition semblait trop religieuse. De longs débats ne permirent pas de décider si la compassion, la générosité se mêlaient à la charité ou s’élevaient à la dignité de vertus autonomes. Surtout la laïque solidarité voulait évincer la charité, elle prétendait l’avoir substituée dans les sociétés démocratiques. « Prenons toutes les vertus, croyez-moi, nous avait pourtant conseillé Ernest Renan en 1881, laïques, chrétiennes, civiques, cléricales, il n’y en aura pas trop pour les rudes moments que la conscience humaine peut avoir à traverser. »

VII. es spécialistes consultés, et notamment tous ces orateurs qui avaient tant discouru sur la vertu, compliquèrent le débat, présentant de multiples objections. Ils furent nombreux d’abord à remarquer que la vertu, masculine par son étymologie, n’avait cessé de devenir plus féminine. En 1903, notre confrère Paul Thureau-Dangin s’inquiétait : « La supériorité de la vertu féminine est écrasante »... « Parmi nos lauréats, déplorait-il, nous comptons 81 femmes, et seulement 10 hommes et 6 ménages ». « Pourquoi si peu d’hommes ? », s’étonnait à son tour le Pasteur Boegner en 1965, et notre confrère suggérait une explication : « Peut-être, excusez mon audace, des vertus d’hommes ne nous seraient-elles si rarement signalées que parce que les hommes ont une pudeur morale particulière qui les fait garder secrètes leurs vertus ? »
Trop féminine la vertu ? Souvent aussi trop prétentieuse. « Nous voyons poindre l’ombre obscène de Tartuffe, remarquait François Mauriac en 1960, car la vertu ostentatoire du pharisien n’est séparée de la comédie vertueuse de l’imposteur que par une série indéterminée de nuances. » « Plus bas que le vice quand elle s’exhibe, triomphante et exaltée, écrivait notre confrère Michel Serres en 1993, la vertu tombe, là, au ridicule... mégalomane et mythomane. » L’année suivante, notre confrère José Cabanis, redoutant toutes les vertus trop célébrées, n’en voyait qu’une qui méritât vraiment de l’être : l’humilité.
Bien d’autres défauts de la vertu avaient été dénoncés au fil des ans. Maurice Genevoix avait constaté que la vertu manquait de fantaisie, d’imagination, de piquant, mais il avait voulu y voir l’effet de sa pudeur secrète. Marcel Achard en 1969 avait rêvé que les vertus disparaissent un jour, ayant enfin achevé leur merveilleux travail : « J’ai fait souvent ce rêve étrange et pénétrant qu’à force de vertu nous en arrivions à ne nous occuper des autres que par égoïsme. C’est la grâce que je me souhaite... »

VIII. urtout notre Compagnie dut observer, avec nostalgie, qu’en ce premier siècle du nouveau millénaire, la plupart des vertus si souvent célébrées semblaient anciennes ou déjà démodées. Qu’était donc devenue cette famille tant exaltée par les prix ? Qu’était désormais une famille dite « nombreuse » ? Que signifiaient ces hommages rendus aux personnes âgées dans un monde où l’on ne vieillissait plus ? Cette charité offerte au parent, au proche, au voisin, à celui qui passe et qui tend la main, ne semblait-elle pas désuète dans un monde universel où l’on devait porter la solidarité à longue distance, où la bienfaisance réclamait un travail collectif ? Ces Prix imaginés au XIXe siècle, et encore au XXe, en des temps très anciens, ne connaissaient pas les exigences modernes de la santé, et les bienfaits de la sécurité, et le devoir social de réparation, et le droit de chacun au statut de victime, tous ces Prix prétendaient ignorer les voitures, et les chiens, et les fleurs, et le soleil, et le sport, et les congés, tout ce qui est la vie ! Et à quoi ressemblaient-elles donc, ces vertus qui avaient, pour la plupart, ignoré le culte de l’image, et qui n’avaient pas su que la plus belle récompense était celle d’un écran qui les célébrât ?

IX. écontenancée par ses recherches, et par l’observation d’un monde trop différent de celui qu’avait considéré Monsieur de Montyon, l’Académie n’eut d’autre ressource que d’inviter les Vertus à venir sous cette Coupole, afin qu’elles se fissent voir, entendre, et que l’on pût enfin découvrir celle qui se confondait au Sublime. Plusieurs des Vertus convoquées ne se présentèrent pas. La lettre adressée à la Politesse revint avec cette triste mention « partie sans laisser d’adresse ». La Modestie se présenta, elle s’excusa dix fois d’être venue, et vite elle se glissa vers la porte, longeant le mur. L’Humilité n’osa même entrer, elle resta inerte, courbée par l’âge, elle se cacha sur le quai de Conti. La Chasteté ne répondit pas à l’invitation de notre Compagnie, et non plus la Continence tant vantée par les premiers dictionnaires. On ne vit bientôt plus, ici, que le Courage assisté de toutes les Vertus qui lui ressemblaient, la Justice qui parla longuement, s’appliquant à démontrer qu’elle était la seule Vertu qui pût se substituer à toutes les autres, et encore la Charité entourée de nombreuses associations et la Solidarité soutenue par de puissants syndicats. Mais celles-ci prirent la parole ensemble, s’accusant si violemment de concurrence déloyale que Monsieur le Secrétaire perpétuel dut les rappeler à l’ordre, leur donnant en exemple la Prudence et la Tolérance qui, après avoir expliqué l’une après l’autre qu’elles n’étaient que de petites vertus, se tenaient gentiment par la main.

X. lors se produisit l’événement dont ce premier siècle du troisième millénaire gardera le souvenir car toutes les télévisions du monde en rendirent compte, et cinquante essais furent publiés, dans les dix jours qui suivirent, soucieux d’informer tous ceux qui savaient lire.

Une femme, très jeune, très belle, vêtue d’un long voile s’avança. Elle avait le regard limpide, ses mains semblaient de cristal, sa démarche était si claire, si évidente, son allure tant rayonnante que la Compagnie tout entière se leva. Superbement dressée, cette femme prit la parole, et sa voix fut aussi pure que ses mots. « Je suis la Transparence, dit-elle, la seule Vertu de ce temps et de ceux qui viendront. Je prie la Discrétion, la Réserve, la Pudeur, le Respect, de vouloir bien se retirer car leur temps est passé... Je suis la Transparence, la nouvelle Trinité, je suis la Vérité, et l’Innocence, et la Beauté. Je ressemble à l’image, je suis l’image, je ressemble au jour, à la lumière, au soleil, je lève les voiles, je chasse les mystères, je traque les mensonges, je mets bas les masques. » Le Courage s’avança et, encouragées par lui, la Justice, la Charité, la Solidarité firent de même. Ensemble ils s’inclinèrent devant la plus radieuse des Vertus. La Transparence les traversa d’un regard foudroyant et elle poursuivit son lumineux discours. « Regardez-moi tous, et ressemblez-moi. Je veux que vos corps, que vos cœurs, que vos amours, que vos patrimoines soient merveilleusement transparents. Je veux que vous appreniez à tout dire, à ne supporter aucun secret, à travailler la porte ouverte, à ressembler au verre, à la glace, aux étoiles. Je veux que vous appreniez tous à vous méfier de vos rêves, de vos rêves amis de la poésie, amis de l’art, amis de l’imagination, amis de tout ce qui porte au mensonge. Regardez-moi ! Je suis la Vérité, terrible et superbe, qui ne tolère aucune ombre. Je suis l’Innocence parfaite et qui désigne tous les coupables. Je suis la vraie Beauté, celle qui a retiré tous les voiles et qui se confond à la lumière. » La Transparence leva alors le doigt, ce doigt de vérité qu’elle porta jusqu’à ses yeux brûlants. Elle dit à nos Confrères : « Ne vous y trompez pas, Mesdames, Messieurs, je suis le plus beau mot de votre Dictionnaire, l’ultime Vertu d’un temps qui aura enterré toutes les autres... »

La Transparence se retira. Toutes les télévisions l’attendaient dehors pour transmettre au monde le plus beau des visages, la plus vraie des paroles. L’Académie délibéra. Sans doute lui parut-il que le temps n’était pas encore venu, pas tout à fait venu, de la dictature glacée de cette sublime vertu. Le 24 mai de l’an 2033, l’Académie française décida, à l’unanimité de ses quarante fauteuils, que les discours sur les prix de vertu continueraient, comme il s’était fait à la fin du second millénaire, à traiter de n’importe quoi, sous le prétexte de la vertu.