Discours prononcé pour le 90e anniversaire du président Léopold Sédar Senghor, à l’UNESCO

Le 18 octobre 1996

Maurice DRUON

Hommage à M. Léopold Sédar Senghor
à l’occasion de son 90e anniversaire
célébré à l’UNESCO

Discours de M. Maurice Druon
Secrétaire perpétuel

Le vendredi 18 octobre 1996

   Toute grande action commence par des mots qui contiennent sa semence.

     À la fin de l’entretien historique qu’il eut avec le général de Gaulle, et au cours duquel celui-ci lui exprima son accord à l’indépendance du Sénégal, Léopold Sédar Senghor, avant de se retirer, dit : « Et maintenant ce qui importe, Monsieur le Président, c’est de penser à la manière dont vont être maintenus les liens de mon pays avec la France et sa culture. »

     Par cette parole, la première pierre de la Francophonie était posée.

     Un peu plus tard, alors qu’il était en train de donner des lois au Sénégal, des structures à son État, un enseignement à sa jeunesse, Senghor prononçait, et cette fois à l’adresse de toute l’Afrique, cette autre parole : « Dans les décombres de la colonisation, nous avons trouvé cet outil merveilleux : la langue française. »

     La deuxième pierre était posée.

     Lorsque, quelques semaines avant sa mort, Georges Pompidou réunit à l’Élysée les chefs d’État africains, il le faisait en pleine connivence avec Senghor, son ami de jeunesse et d’études, et pour faire avancer les projets de celui-ci.

     En 1976, Léopold Senghor, le poète homme d’État, prenait l’initiative, avec les présidents Habib Bourguiba et Hamani Diori, de lancer aux ministres des Affaires étrangères de cinquante pays une invitation à se réunir pour préparer une Conférence des chefs d’État des pays entièrement ou partiellement francophones, où serait créé un « commonwealth » à la française. Il recevait quarante-sept acceptations.

     Hélas, les éternelles difficultés canado-canadiennes, c’est-à-dire canado-québécoises, et aussi une certaine pusillanimité, il faut bien l’avouer, des plus hautes autorités françaises, empêchèrent la tenue de cette réunion.

     Mais l’idée était toujours là, présente dans les esprits, et en attente, pendant dix ans, d’une volonté réalisatrice.

     Enfin, en 1986, François Mitterrand ouvrait à Versailles, dans la salle des Congrès, la « Conférence des chefs d’État et de gouvernement des pays ayant en commun l’usage du français », qui deviendrait en 1993, à l’île Maurice, lors du cinquième « sommet », la « Conférence des pays ayant le français en partage ».

     Lors de cette séance inaugurale, Senghor, qui, de sa propre décision, n’était plus chef d’État depuis le 31 décembre 1980, apparut en costume d’Académicien français, lui le premier Africain entré dans la Compagnie fondée par le cardinal de Richelieu. Il y était salué, comme il le serait l’année suivante à Québec, et deux ans après à Dakar, comme véritable père et fondateur de la Francophonie organisée.

     Communauté à la française, oui, car elle était la première à se constituer non pas par proximité géographique, ou par lien d’allégeance, de plus en plus ténu, à un empire, ou par motivation économique, mais par l’existence d’un fait purement culturel, un langage.

     Les mots, avant l’argent, sont le premier moyen d’échange entre les hommes.

     À Versailles, quarante et un pays étaient présents. Ils se compteraient au fil des années, quarante-trois, quarante-sept, quarante-neuf et seront bientôt plus de cinquante, répartis sur toute la planète, étonnamment divers de taille, de caractères, de traditions, de système politique, mais liés les uns aux autres par une langue partagée, par des mots qui sont comme un maillage de concepts et de valeurs, enveloppant la Terre.

     J’ai dit première communauté fondée sur un fait de culture ; je n’ai pas dit la seule. Car voici que vient de se créer, cet été, à l’image de la Conférence francophone, une Conférence lusophone, aussi dispersée, entre les pays qui partagent la langue portugaise. Ces deux ensembles ne pourront qu’avoir des liens spirituels et affectifs complémentaires, puisqu’elles sont les produits, l’une et l’autre, de la latinité.

     La civilisation de l’universel, annoncée par Senghor, est en train lentement, de se constituer.

     J’ai connu Léopold Sédar Senghor ministre de la France ; je l’ai lu, poète et philosophe ; je l’ai visité, président du Sénégal ; j’ai médité avec lui certaines dispositions de la Francophonie ; je partage avec lui, sous le ciel de Paris et celui de Rabat, une double confraternité académique ; j’ai travaillé avec lui au Dictionnaire de notre langue commune auquel il apporte, avec une touchante modestie, le savoir qu’il tient de sa première vocation : professeur de lettres.

     En toutes ses activités, qu’elles soient de création, de réflexion ou d’autorité, comme en toutes circonstances où je l’ai rencontré, il ne m’a jamais donné que des motifs de l’admirer, et je tiens à honneur l’amitié qui s’est établie, solide et souriante entre nous.

     Son nom s’apparente au portugais « Senhor » qui veut dire seigneur. Senghor est un seigneur du siècle.

     Sa nature est la diversité, sa volonté, l’excellence, sa recherche, l’unité.

     Il est et restera un des grands hommes de ce siècle. Grand par son œuvre poétique, vaste, nombreuse, originale ; grand par sa pensée et son action politiques ; grand par la manière dont il a organisé l’indépendance de son pays ; grand par le sage désintéressement avec lequel il a exercé le pouvoir ; grand par la façon dont il a su le quitter, volontairement, en le transmettant au plus apte et au plus sage ; grand pour avoir donné à la « négritude » ses lettres de noblesse ; grand pour avoir été l’inspirateur de la Francophonie institutionnelle ; grand pour avoir inlassablement favorisé le dialogue des cultures, grand pour avoir mis dans notre siècle tragique, un peu de lumière.

     En célébrant aujourd’hui Léopold Sédar Senghor, nous célébrons un porteur d’espérance.