Discours prononcé lors de la visite en séance privée du président de la République portugaise, M. Marcelo Rebelo de Sousa

Le 14 novembre 2019

Amin MAALOUF

 

DISCOURS

DE

M. Amin MAALOUF

 

Monsieur le Président,

En vous accueillant dans ses murs, et en vous invitant à cette séance privée, notre Compagnie perpétue une tradition inaugurée, dès le milieu du dix-septième siècle, par une visite devenue mythique de la reine Christine de Suède.

L’éminente protectrice de Descartes avait souhaité rencontrer nos confrères de l’époque. Elle en avait exprimé le désir à plusieurs reprises, et elle avait même pris l’initiative d’envoyer son portrait à l’Académie, dans l’espoir qu’il serait accroché en bonne place pendant les réunions.

Hélas, les turbulences politiques de la Suède de ce temps-là allaient contraindre la reine à abdiquer. Elle quitta le pouvoir le 6 juin 1654, mais deux semaines plus tard, le 20 juin, elle adressait à nos ancêtres académiques une nouvelle lettre pour réitérer son souhait de leur rendre visite. « J’ay toujours eu pour vous, leur écrivait-elle, une estime particulière, et je ne doute point que vous ne m’aymiez dans la solitude comme vous m’avez aimée sur le throsne. » Comment nos galants confrères de l’époque auraient-ils pu rester insensibles à de tels accents ? Ils lui firent savoir qu’ils gardaient pour elle les mêmes sentiments, et qu’elle était la bienvenue dans leurs murs, dès qu’elle le voudrait.

Et elle est venue, comme promis. L’évènement a fait date. Il a instauré une belle tradition, que l’Académie a pris soin de perpétuer, et qui nous a valu, au fil des siècles, des rencontres inoubliables.

Même si cette première visite princière ne s’est pas déroulée sans accrocs. C’était le 11 mars 1658. Dans la matinée, la reine avait fait savoir qu’elle désirait se rendre à l’Académie ce jour-là, dans l’après-midi. Nos vénérables ancêtres étaient complètement désemparés. Comment avertir les confrères ? Le plus renommé d’entre eux, déjà à cette époque et aujourd’hui encore plus, je parle de Corneille, n’était pas à Paris, et on n’avait aucun moyen de le prévenir à temps. Le Secrétaire perpétuel, Valentin Conrart, était lui aussi injoignable. Et puis l’Académie n’avait pas encore de siège fixe. Plus tard, elle s’établirait au Louvre, et en 1805, Napoléon 1er l’installerait ici même, au collège des Quatre-Nations, édifié à la demande du cardinal Mazarin. En 1658, l’Académie était encore nomade, tenant séance tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre. Réunir une petite quarantaine d’amis dans un salon, cela pouvait se faire. Mais les maisons des confrères n’étaient pas toutes appropriées pour recevoir une reine. On finit par choisir la résidence d’un membre fort éminent, le chancelier Séguier, l’un des principaux dignitaires du royaume. Sa somptueuse demeure, proche du Palais-Royal, ferait l’affaire. Mais il ne fallait pas que la visiteuse s’attende à trouver son portrait accroché au mur. À vrai dire, personne ne savait où ce tableau avait été rangé.

Plus délicat encore : l’émissaire dépêché par Christine avait fait savoir que, durant toute la visite, les académiciens devaient rester debout. La chose allait de soi, disait-il, elle est reine, et il n’est pas question que l’on s’assoie en sa présence. Pris de cours, le confrère chez qui l’émissaire s’était rendu avait dû répondre que, s’il le fallait, on resterait debout. Mais quand les académiciens se rassemblèrent chez le chancelier Séguier pour attendre leur invitée, et que le confrère tenta de les persuader du bien-fondé de cette exigence, plusieurs d’entre eux lui rétorquèrent que si l’on voulait les obliger à rester debout, ils se retireraient sur-le-champ. La discussion battait son plein quand la reine fit son entrée. Elle salua l’assemblée d’un geste, puis alla s’asseoir dans le fauteuil qui lui était réservé. À l’instant même, tous les académiciens s’assirent dans leurs fauteuils comme un seul homme. Christine parut interloquée, puis elle se résigna d’un sourire.

Il y eut alors les discours d’accueil. Quelques membres de la Compagnie entreprirent de lire des textes qu’ils avaient écrits. Pour certains, des poèmes de leur composition ; pour d’autres, des pages de leurs livres. L’un d’eux, M. de La Chambre, qui dirigeait la séance, et qui était, dans le civil, le médecin de Louis XIV, entreprit de lire un chapitre de son dernier ouvrage, qui traitait des effets de la haine et de la douleur. Il avait la voix si basse, nous dit-on, que seule la reine l’entendait. Quand il eut fini de lire un premier chapitre, il proposa d’en lire un deuxième... Rassurez-vous, Monsieur le Président, on ne vous infligera rien de la sorte !

Puis l’on passa à l’étude du Dictionnaire. L’invitée participa activement aux discussions, et sembla y prendre un réel plaisir. Jusqu’au moment où un incident étrange se produisit. On le devine plus qu’on ne le sait, tant les témoins de la scène se montrent discrets, et perplexes. On en était au mot « Jeu ». Selon l’usage, les définitions sont souvent illustrées par des exemples, et par des expressions courantes où l’on retrouve le mot étudié. Ce jour-là, une expression avait été lue pour être commentée : Ce sont jeux de prince qui ne plaisent qu’à ceux qui les font. Christine eut l’air d’en rire. Mais l’instant d’après, elle se leva, salua l’assemblée d’une courbette, et se dirigea vers la sortie. Ces changements d’humeur brusques n’étaient pas inhabituels chez elle. Cependant, certains se sont demandé si elle n’avait pas été froissée par l’ironie contenue dans l’expression, et par l’impertinence qui s’y manifestait à l’endroit des princes. La séance fut aussitôt levée.
 

Avons-nous raison de raconter aujourd’hui la visite de la reine Christine comme elle s’est réellement déroulée, au lieu de nous contenter du bel écho qui en est resté ? Peut-être, peut-être pas. S’il ne faut pas dissimuler la vérité, il ne faut pas non plus l’idolâtrer. Avec le temps, les faits finissent par devenir insignifiants. Seuls demeurent les mythes. Même quand ils sont embellis, ils continuent longtemps à nous guider, pour le meilleur comme pour le pire.

L’important, à nos yeux, c’est que la tradition des visites royales et présidentielles se soit ancrée, et que notre Compagnie s’y soit attachée. Avec passion, mais également avec parcimonie. Quatre ou cinq invités par siècle, cela reste exceptionnel, et précieux. Lorsque nous voulons marquer fortement notre amitié pour un chef d’État, pour son pays, pour sa langue, et aussi notre reconnaissance pour son amour de notre langue, nous l’invitons à nous rejoindre fraternellement en séance privée, pour prendre part à nos travaux, et pour laisser symboliquement sa marque dans les pages du Dictionnaire sur lequel nous nous penchons avec application depuis que le cardinal de Richelieu nous en a confié la tâche, il y a 384 ans.


Monsieur le Président, soyez le bienvenu parmi nous.