Discours prononcé lors de la pose d’une plaque commémorative sur la demeure qu’habita Marcel Brion, 32, rue du Bac à Paris

Le 4 décembre 1991

Maurice DRUON

Pose d’une plaque commémorative sur la demeure qu’habita Marcel BRION, de l’Académie française, 32, rue du Bac

 

Madame,

Mesdames et Messieurs,

 

Serions-nous vraiment surpris si, telle une ombre remontée de cet Hadès qu’il a tant de fois évoqué dans son œuvre, ou tel le voyageur non nommé qui parcourt tant de ses romans et qui n’est autre que lui-même, Marcel Brion, écrivain du mystère, venait familièrement, ce matin, nous donner quelque signe sensible de sa présence ?

 

Rarement le mot évocation aura mieux convenu à une réunion comme celle-ci où, par-delà la vie et par-delà la mort, Marcel Brion semble nous avoir silencieusement conviés.

 

Partageons quelques instants, avec lui, cette certitude qu’il existe des moments, des lieux, où, selon ses propres mots, « il n’y a plus de temps »; et laissons venir à nous ce qu’il désignait comme cet « autre moi qui erre, distinct de mon corps, parmi de libres espaces ». Libres espaces. Ce sont bien là ses domaines de mémoire et de rêve.

 

Marcel Brion aimait l’Irlande. Il y avait ses racines, ses aïeux, eux, ces O’Brien qui, au début du XVIIIsiècle, fuyant Cromwell, émigrèrent en France.

 

Les ancêtres de Marcel Brion s’établirent à Marseille. D’autres membres du clan s’installèrent dans le Bordelais, où ils donnèrent leur nom à un cru célèbre, le Haut Brion; d’autres encore en Alsace. Nous n’oublions pas que le nom de Brion était celui du pasteur de Sesenheim, chez qui Goethe a séjourné dans sa jeunesse, séjour qui fut, par la grâce de Frédérique Brion, un des temps les plus heureux de sa vie.

 

Cette ascendance irlandaise avait laissé à notre ami le goût de ne se vêtir que de tweed doux, aux couleurs fondues d’automne, de lacs ou de rivages marins; une manière de costume national ancestral, en somme.

 

Mais comment surtout ne pas retrouver à chaque page de son œuvre, dans ces châteaux enveloppés de brouillard, et ces parcs au « pelage couleur de rouille », la nostalgie de ce pays de fées, de trolls, d’elfes et d’enchanteurs !

 

Pourtant, il n’était pas l’homme d’une seule terre. Le pays de ses romans et de ses contes est fait de tous les horizons de cette Europe qu’il a parcourue pendant quinze ans, comme on la parcourait encore au siècle de Voltaire.

 

Marcel Brion aimait l’Italie, ses arts, ses paysages, son empilement de siècles, ses mœurs. Il l’aimait à travers Giotto, Michel-Ange et Botticelli, à travers Laurent le Magnifique et Machiavel, auxquels il consacra de superbes biographies.

 

Il l’aimait plus encore à travers Venise. Ville miroir, Venise était comme le centre de gravité de toute sa rêverie.

 

Il se plaisait plus qu’ailleurs dans cette cité magicienne et musicienne, où la peinture de Tiepolo et la musique de Vivaldi échangeaient leurs accords. « Se perdre dans Venise, disait-il, c’est se retrouver soi-même. »

 

Venise était pour lui le plus merveilleux de ces labyrinthes qui le hantaient. Nous avons tous en mémoire cette merveilleuse nouvelle intitulée Teatro degli Spiriti, où les comédiens fantômes d’un théâtre entr’aperçu, ou rêvé, finalement effacé, font vaciller, sous des rafales d’eau et de vent, les frontières du réel et du songe.

 

Marcel Brion aimait l’Allemagne, les deux Allemagnes. Celle, ordonnée, classique, souveraine, de Goethe qui sut, ainsi qu’il l’écrivait, « incorporer l’élan romantique à un effort constructif » et « méthodiquement édifier une architecture de conscience et de raison ».

 

Marcel Brion a longuement médité la leçon de Wilhelm Meister. Il a écrit un Goethe qui est un chef-d’œuvre, un de mes ouvrages de chevet, et que je ne me lasse pas de relire.

 

Il n’aimait pas moins l’autre Allemagne, celle de la forêt des légendes, du fantastique et du mystère, forêt de l’irrationnel, des forces obscures, de la communion avec l’infini, de l’imaginaire.

 

C’est l’Allemagne de Kleist, d’Hölderlin et d’Hoffmann, qui lui inspira les quatre tomes de L’Allemagne romantique, comme elle lui inspira une superbe biographie de Robert Schumann.

 

C’est sans doute aussi à cette Allemagne-là que Marcel Brion doit d’être le créateur d’un univers romanesque unique dans notre pays, l’un des maîtres, ou peut-être le précurseur, de l’école du dépaysement volontaire.

 

De la Folie Céladon, un de ses premiers romans, aux Vaines Montagnes, son dernier livre, toute son œuvre en est imprégnée.

 

Cette Allemagne-là lui a bien rendu son amour. Elle lit Marcel Brion, elle le traduit, et il ne se passe guère de lustre sans qu’une thèse universitaire ne paraisse sur son œuvre.

 

Mais il n’aimait pas la troisième Allemagne, celle du mythe de la race supérieure, de l’impérialisme prussien et de la férocité nazie, démoniaque, qui était insulte à la dignité humaine. La répulsion qu’elle lui inspirait, il l’a bien prouvée pendant la guerre, refusant, à la différence de tant d’autres germanisants, la moindre collusion avec elle, et conservant en son cœur, pour la transmettre après, l’image de ses Allemagnes de prédilection.

 

Marcel Brion aimait la France. Marseille d’abord, où il était né et où sa mère, très tôt, l’avait initié aux arts. Il y avait été le condisciple de Marcel Pagnol. La Provence, lumineuse et chantante, c’était l’autre partie de ses ascendances, et qui équilibrait en lui les ombres et les brumes celtiques.

 

Brion aimait la France pour laquelle, pendant le premier conflit mondial, il avait combattu dans l’artillerie de montagne, valeureusement, ainsi qu’en témoignent les étoiles de sa croix de guerre.

 

Plus tard, il avait élu, en région de Senlis, la forêt d’Halatte, si proche du Valois de Gérard de Nerval, pour lieu de retrait et de travail. La forêt encore et toujours, la forêt, inspiratrice.

 

Marcel Brion aimait l’Académie. Elle lui avait décerné, en 1953, son Grand Prix de Littérature et l’avait, onze ans plus tard, appelé à elle.

 

Il l’aimait pour ce qu’elle rassemble et maintient des diversités et des grandeurs de la France. Il se plaisait au travail du Dictionnaire, lui que notre langue, dans ses multiples variations et ses métamorphoses, fascinait, et qui sut se servir si admirablement de ses richesses et de ses rigueurs. Maniée par lui, elle rendait « la nuit elle-même lumineuse ».

 

Il aimait notre langage, parce qu’il lui donnait le pouvoir, ce sont ses propres mots, « d’exprimer en termes de visible les révélations de l’invisible ».

 

Il trouvait agrément à se retrouver à l’Académie, comme dans le club le plus délectable, avec des hommes de toutes disciplines, lui qui avait un savoir et une curiosité encyclopédiques. Il était apprécié de tous. Les regrets que nous a laissés un esprit d’une si parfaite distinction ne sont pas, après sept années, effacés. Son amitié nous est présente.

 

Il aimait Paris enfin. Il aimait cette rue du Bac, rue de passeur, dont le nom même est un signe. La ville, comme la forêt, était pour Marcel Brion un lieu où errer pour se retrouver.

 

Oui, Marcel Brion aimait cette rue, cet arrondissement où tant d’œuvres d’art, d’objets insolites, de vieux in-quarto, à travers le reflet des vitrines, accrochaient son regard, suscitaient ses interrogations, attendaient d’être découverts et comme révélés par lui.

 

Il était juste que son nom figurât sur cette maison où il a vécu près de quarante années, et où il a reçu les intelligences les plus distinguées d’Europe, auprès d’une épouse elle-même érudite, remarquable spécialiste de la peinture italienne comme de l’esthétique contemporaine, et à laquelle nous adressons l’hommage du souvenir et de l’affection.

 

Quand un enfant, demain, plus tard, se promenant, tenant son père par la main, dans cette rue habitée d’ombres célèbres, demandera : « Qui était ce monsieur dont le nom est écrit là-haut ? », il pourra lui être répondu : « C’était un grand civilisé. »