Discours prononcé à l’occasion du bicentenaire de l’Institut de France, à la Sorbonne

Le 10 octobre 1995

Jacqueline de ROMILLY

Bicentenaire de l'Institut de France

par Mme Jacqueline de ROMILLY

déléguée de l’Académie de l'Académie française et
de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres

Sorbonne
le 10 octobre 1995

 

 

C’est une lourde tâche que d’évoquer en quelques minutes le rôle et les responsabilités des deux plus anciennes Académies de l’Institut. L’Académie française, fondée en 1635, a déjà fêté ses trois cent cinquante ans, l’Académie des inscriptions et belles-lettres, fondée en 1663, ses trois cents ans. Toutes deux ont donc largement préexisté à la fondation de l’Institut. Pourtant leur fonction n’a jamais changé.

L’Académie française est l’aînée ; et elle est à part, sa mission même expliquant qu’elle ait des habitudes à elle. Cette mission, c’est la langue. Oui : la langue française, notre langue. Ses statuts le disent clairement ; elle doit « travailler avec tout le soin et toute la diligence, possibles à donner des règles certaines à notre langue et à la rendre, pure, éloquente et capable de traiter des arts et des sciences ».

Eh bien ! Depuis des siècles, l’Académie française s’y emploie ! Le Dictionnaire reste notre occupation majeure. Nous nous efforçons, ensemble, de suivre l’évolution de la langue, de voir quelles innovations ont chance d’entrer durablement dans l’usage, quelle modification doit recevoir une définition hier encore valable, quels tours nous semblent à recommander, à déconseiller, à proscrire. Étonnant travail, qui, comme la vie même, est toujours à recommencer ! La première édition date de 1694 : un gros volume de la neuvième vient de paraître en 1992. Il faut revoir les mots, refaire les définitions, renouveler les exemples. Il faut aussi statuer sur les mots nouveaux et il y en a ! On nous dit conservateurs ; or, entre la huitième et la neuvième édition du Dictionnaire, l’Académie en aura admis plus de dix mille !

On ne s’imagine sans doute pas le sérieux de ce travail. Certes, il est préparé par des bureaux ; et nous n’avons pas à nous montrer linguistes ni grammairiens : notre rôle est celui d’hommes et de femmes de bonne foi, confrontant leurs expériences, attentifs à usage et soucieux de s’informer, en recourant à des spécialistes, s’il s’agit de mots techniques. On ne s’imagine pas combien ces confrontations nous instruisent ni quelles curiosités joyeuses animent nos débats. On ne s’imagine pas non plus le nombre des questions qui nous sont posées chaque semaine, par des personnes privées ou des organismes officiels. La langue nous passionne : elle passionne beaucoup de Français.

Ce travail collectif explique bien des particularités de l’Académie française. Ses séances sont des réunions de travail, qui ne comportent ni exposés ni conférences ; elles ne sont donc pas publiques ; de même, l’Académie n’a ni correspondants ni associés étrangers : nous confrontons nos expériences à chacun et les mesurons l’une à l’autre.

Pourtant — et c’est un premier élargissement — le souci de l’Académie ne s’arrête pas à l’Hexagone — pas plus que la langue elle-même. Et ce serait attenter au rayonnement de cette langue, comme à celui de la France, que de négliger cette donnée si importante en notre temps — je veux dire la francophonie.

Tant de pays, à travers le monde, ont encore en partage l’usage du français ! Et c’est là le principe d’une solidarité culturelle qu’il serait désastreux de trahir et qui repose en partie sur les soins donnés à la langue. L’Académie en a tenu compte. Non seulement elle retient certains mots employés ainsi hors de France : elle veille au maintien de ces liens. Elle comporte, à côté de la commission du dictionnaire, une commission de la francophonie. Elle donne depuis dix ans (et par une initiative qu’a aidée le Canada) un prix de la francophonie qui est parmi les mieux dotés. Enfin elle s’informe de près des progrès accomplis ou des erreurs commises en ce domaine, pour appeler l’attention sur elles et tenter d’y remédier.

Cet élargissement n’est pas le seul. Qui donc, en effet, pourrait ignorer qu’à l’Académie française la langue ne va pas sans la littérature ? Ce sont avant tout des écrivains qu’avait réunis Richelieu. Et puisqu’il ne s’agit pas ici d’une quelconque science du langage, mais de l’usage, qui donc pourrait s’intéresser à la langue à plus juste titre que ceux qui, quotidiennement, en exploitent les ressources et en illustrent le pouvoir d’expression ? Bien des noms de grands écrivains ont fait le prestige de l’Académie, en tous les temps. Et il est beau de penser que ce prestige rejaillit sur nos activités parfois austères. Continuer ce qu’ont fait Corneille et Racine, Bossuet et Fénelon, Voltaire ou Victor Hugo n’est pas à mépriser. Mais, du coup, comment l’Académie ne s’intéresserait-elle pas à la littérature ? Elle en suit toutes les manifestations. Elle les encourage et les oriente par ses prix. Certains sont célèbres, comme le prix du roman ou le prix Paul Morand ; mais il y en a bien d’autres : il y en a, chaque année, quatre-vingts autres — ce qui suppose une attention vigilante à toute la production, des commissions, des rapports, des votes, en commission, puis en Académie. La Grèce antique, toujours chère à mon cœur, savait le rôle de tels honneurs : nos prix annuels s’inscrivent, en quelque sorte, dans la tradition des grands concours de tragédie du siècle de Périclès.

Monsieur le Président de la République, Mesdames, Messieurs, j’ai tenté de définir la mission de l’Académie française, telle qu’elle a toujours existé. Mais je voudrais insister un instant sur l’importance qu’elle revêt aujourd’hui. Alors que les autres Académies de l’Institut sont spécialisées en des savoirs précis, l’Académie française pourrait sembler se complaire en des occupations d’une efficacité contestable. Mais a-t-on pensé à l’importance de l’enjeu ? En fait sa tâche est, aujourd’hui, plus urgente que jamais. Comme professeur, je sais à quel point les lettres sont en crise dans notre enseignement : les jeunes sortent souvent du lycée ne maîtrisant ni l’orthographe, ni les accords élémentaires, ni le vocabulaire. Ils sont, de plus, confrontés au jargon des spécialistes, que le ridicule même n’arrête pas, puis à la provocation des publicités, qui multiplient les incorrections sans même plus réussir à surprendre. Pendant ce temps, l’anglais s’insinue, et le nouveau snobisme du laisser-aller s’en enchante. La langue française est en danger. Elle l’est ici, en France ; et, par voie de conséquence, ses amis du dehors risquent d’en être découragés, au détriment de la culture dont elle est porteuse. Il est clair aussi que cette culture dépend, pour l’avenir, de la langue : à chaque nouvelle imprécision, ce sont la rigueur de la pensée et la plénitude de la communication qui sont atteintes.

Que peuvent nos efforts contre un tel péril ? Certes, le résultat sera fonction de l’autorité qui nous sera reconnue. Nous ne pouvons que mettre de l’ordre, clarifier, trier. Mais n’est-ce pas exactement ce dont le besoin se fait sentir ? N’est-ce pas ce qu’attendent, dans la crise actuelle, ces combattants de l’ombre qui, attachés à la langue et à la culture de la France, comptent sur notre exemple, sur nos appréciations, sur notre travail ? Les lettres reçues chaque semaine prouvent assez que ce travail, en dépit du scepticisme facile qu’il est de bon ton d’afficher, touche un public plus large, plus fervent que l’on ne croit. Heureusement, car le respect de soi-même commence par le respect des mots.

De là vient notre zèle, et notre fierté. Et ainsi s’expliquent les relations qu’entretient l’Académie française avec les membres des autres Académies. Ceux-ci ont à écrire, à manier la langue. Et plusieurs d’entre eux sont des écrivains : l’Académie française, alors, leur est ouverte. Elle compte actuellement deux membres de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, trois qui appartiennent aussi à l’Académie des sciences et deux à l’Académie des sciences morales et politiques. Elle est la seule dans ce cas. Ceux-ci lui apportent le secours de leur compétence dans les domaines qui sont les leurs. Et ils servent souvent d’intermédiaires auprès de leurs confrères, pour des mots techniques, ou nouveaux, ou susceptibles d’avoir évolué. Par son souci de la langue, l’Académie française, tout en occupant une place à part dans l’Institut de France, se trouve aussi à un point de jonction, où se font les vrais échanges.

Cette mention des autres Académies me mène à l’Académie des inscriptions et belles-lettres. En un sens, elle est singulièrement proche, par ses intérêts, de l’Académie française. Chacun sait la part qu’ont eue le latin et le grec dans la formation de notre langue, et les œuvres de l’Antiquité dans l’inspiration de nos auteurs. Mais, de même, l’histoire du Moyen Âge, l’orientalisme, l’égyptologie ont, selon les modes et les moments, imposé leur marque dans notre vocabulaire et dans nos textes littéraires. Les intérêts se touchent donc. Pourtant, l’esprit est différent. Avec l’Académie des inscriptions, l’on pénètre dans le monde du savoir et des spécialistes.

Son domaine est la connaissance du passé — ce passé dont Fernand Braudel disait : « Avoir été, c’est une condition pour être. »Elle l’étudie sous toutes les formes — histoire, archéologie, philologie au sens large du terme — en allant de la préhistoire à la Renaissance et des centres traditionnels de notre culture, autour de la Méditerranée, jusqu’à la Chine et au Japon.

Dans tous ces domaines, elle se tient informée des découvertes, les contrôle et leur assure, s’il y a lieu, la diffusion qu’elles méritent. Chaque semaine, un savant, parfois étranger, et souvent jeune, vient nous exposer, sous le patronage d’un de nos membres, des trouvailles ou des hypothèses que celui-ci a jugées dignes d’intérêt ; et elles sont alors discutées — soit par les savants directement compétents, soit par leurs confrères qui apportent des points de comparaison. L’archéologie, bien évidemment, vit de telles découvertes et nous occupe souvent ; mais il peut s’agir aussi d’un fragment de texte, récemment retrouvé, ou d’une nouvelle interprétation d’un document — inscription, représentation iconographique ou monument. S’il y a lieu, l’Académie peut assurer à ces découvertes une diffusion rapide, ou obtenir pour leurs auteurs une aide pratique.

Car l’Académie des inscriptions ne se limite pas à ce rôle de pure science. Et, laissant de côté les prix très nombreux qu’elle décerne, et qui impliquent une attention vigilante donnée à toute la production de l’année, j’aimerais insister sur deux traits qui, à mon avis, la distinguent des autres.

Le premier est constitué par le nombre des publications savantes dont elle est responsable. Il y a d’abord, évidemment, ses comptes rendus, les C.R.A.I., qui paraissent très rapidement et contribuent à faire connaître les résultats de la recherche. Mais il y a aussi le Journal des Savants, périodique tricentenaire publiant de longues études très bien illustrées, les Mémoires de l’Académie, les Monuments Piot. Et il y a surtout les grands recueils que je ne saurais énumérer tous et qui sont des instruments de travail sans prix : Corpus des inscriptions de Délos, des vases antiques, des bas-reliefs de la Gaule romaine, Carte archéologique de la Gaule, Corpus des inscriptions sémitiques, des inscriptions sud-arabes, Recueil des historiens de la France, Documents relatifs aux croisades — une vingtaine en tout ! Ces charges exigent beaucoup : beaucoup de travail, de la part des confrères concernés, beaucoup de moyens, aussi, qu’il faut trouver. Mais la tâche en vaut la peine.

D’autre part, à la différence des autres Académies, l’Académie des inscriptions et belles-lettres a un rôle actif et dans le domaine de l’enseignement et de la recherche. Elle intervient dans la nomination des professeurs, par exemple au Collège de France, elle joue un rôle dans diverses institutions, comme l’École des hautes études (pour certaines sections) ou l’École des chartes. Elle a voix consultative dans la désignation des directeurs des Écoles françaises à l’étranger. Et comment s’en étonner ? Elle patronne à des titres divers la plupart de ces établissements : Écoles françaises d’Athènes et de Rome, École biblique et archéologique française de Jérusalem, Institut français du Caire, École française d’Extrême-Orient, Institut français d’archéologie du Proche-Orient, Casa de Velázquez ! Pour certains de ces établissements, elle participe même de très près à leur vie scientifique, lisant les travaux des membres, établissant des rapports, donnant des avis. Dans tous ces domaines, par conséquent, elle veille à la qualité de la science française pour les disciplines concernées et travaille donc, à propos du passé, à l’avenir.

C’est une si grave erreur de croire que le passé, en gros, est connu — même pour les données qui semblent les plus évidentes. On a rappelé récemment que les gens du XVIIIsiècle ignoraient encore où se trouvait Delphes, dont aucune pierre n’était visible. Et, à suivre nos séances, on a l’impression que, chaque jour, les textes, les restes, sortent de terre. Les trouvailles de l’égyptologie sont connues du grand public. Mais, pour m’en tenir à la Grèce, on croit qu’en ce domaine la Grèce propre a tout dit ; or voici, en ces dernières décennies, que l’on arrive à lire une écriture mystérieuse qui se révèle être du grec, des siècles avant Homère, ou voici que sortent à Théra-Santorin, les restes de palais et de fresques de dix siècles antérieurs au Parthénon, voici qu’ailleurs surgissent les trésors du tombeau de Philippe — ou voici que l’on trouve des monuments gréco-indiens avec des textes grecs inédits à la limite de l’Indou Kouch.

J’ai déjà évoqué les liens de l’Académie des inscriptions avec l’Académie française : comment ne pas ajouter que chaque œuvre d’art, découverte ou mieux comprise, nous lie à l’Académie des beaux-arts, chaque réflexion sur l’histoire ou la politique à l’Académie des sciences morales, chaque réflexion sur la science antique, les calendriers, la médecine, à l’Académie des sciences.

Être à l’Académie des inscriptions vous rend très modeste, parce que l’on découvre à chaque fois tout ce que l’on ignore, et aussi l’immense variété des civilisations jadis rayonnantes et si vite effacées. Mais d’en ressaisir la trace, quelle fierté !

Je dédie ce soir cette fierté à l’Institut de France.