Discours pour la remise de son épée à Georges Dumézil

Le 16 mai 1979

Jean MISTLER

 

Mon cher ami,

Le hasard a placé au 16 mai l’amicale rencontre dont la remise de ton épée est l’occasion. 16 mai : une de ces dates dans notre histoire où le quantième était censé devoir suffire, comme pour le 14 juillet ou le 11 novembre. Ici, cependant, le millésime est déjà à peu près oublié. Pourtant, le regretté confrère à qui tu succéderas officiellement le mois prochain avait écrit un récit très vivant de cette journée. Je n’anticiperai pas le bel éloge que tu feras de Jacques Chastenet sous la Coupole, mais j’ai tenu à évoquer d’un mot le souvenir de l’historien qui était notre aîné de quatre ou cinq ans à peine, et qui porta le même uniforme de lieutenant d’artillerie que toi et moi.

Plus on avance en âge et plus on éprouve le besoin de se reporter aux annuaires. Celui de l’École est particulièrement évocateur, si on le consulte parallèlement à celui de l’Institut. Il y a actuellement neuf normaliens à l’Académie, ce n’est pas mal déjà, mais, sur ce nombre, nous sommes cinq à avoir été ensemble rue d’Ulm : je pense que ce record sera difficile à dépasser !

Quand je dis : « Nous avons été ensemble rue d’Ulm », j’exagère sans doute un peu, car cette présence simultanée n’a probablement pas dépassé quelques semaines. Personnellement, j’ai gardé le souvenir global de quelques camarades portant encore l’uniforme que je m’étais empressé de mettre au placard. Toi, tu l’avais gardé. Questionnés par moi, plusieurs d’entre eux se rappelaient que tu arborais la culotte noire à bandes rouges de l’artillerie, d’éblouissantes bottes fauves, et même un stick assez désinvolte. Tu avais oublié cette cravache, mais la rigueur de ta méthode t’a fait reconnaître l’authenticité de leur témoignage, car tu as constaté la présence de ce stick sur une de tes anciennes photos.

Et voilà pour lui. Passons aux bottes ! Là, tu m’as fourni toi-même un texte précis, comme dit notre chanson. Après ton agrégation, tu as enseigné pendant six mois au lycée de Beauvais — Paris, soixante-quatorze kilomètres ! —, là, tu as reçu la visite, non pas d’un inspecteur général, mais de l’inspecteur d’Académie de l’Oise, et celui-ci, dans un rapport dont tu as eu plus tard communication par un copain que je ne nommerai pas, te notait ainsi : « Ce jeune professeur est très doué et plein d’avenir » — ici, je passe quelques éloges, et voici l’unique réserve de ce rapport : « M. Dumézil marche trop dans sa classe, avec des talons trop bruyants. »

Certes, nos promotions avaient le goût du mouvement, non pas seulement entre les quatre murs d’une classe, mais vers de plus larges horizons ! Après tes six mois de Beauvais, tu as obtenu un congé avec traitement, ce qui n’était pas si facile. Le traitement était d’un franc par an, mais tu n’as touché que deux des somptueux mandats trimestriels de 0 franc 25 centimes que t’allouait l’Alma Mater. Dès le début de 1921, tu partais pour Varsovie comme lecteur. De mon côté, j’étais allé à Budapest, nanti comme toi de la bénédiction de Jean Marx.

Nous aurions pu nous rencontrer à Munich ou à Dresde, ou dans un de ces trains, avec lesquels, la valse des monnaies aidant, on pouvait traverser la moitié de l’Europe pour 7 francs 45 centimes ! Plus tard, j’aurais pu te revoir à Istanbul, où tu étais chargé de cours à la Faculté de Théologie musulmane, et contempler avec toi le sublime paysage du Bosphore. Plus tard, encore, nous aurions pu, quand tu étais à Upsal, boire ensemble « la bonne bière » dont parle Leconte de Lisle, et, après Gobineau, nous aurions recherché, sans risquer de le trouver, le tombeau d’Ottar Jari ! Aucune de ces rencontres, possibles mais imaginaires, ne s’est produite et je me rends compte que, si tu m’as demandé de te remettre ton épée, j’avais, sur le plan des souvenirs, des titres fort minces à cet honneur.

La voici cependant, cette épée, offerte par tes amis, et dont Christophe Curien, ton petit-fils, a dessiné la poignée. Je la vois aujourd’hui pour la première fois et j’en décrirai les symboles d’après les photos que tu m’as apportées la semaine passée.

Une charrue en forme la garde, pour rappeler que tout vient de la terre nourricière et que l’araire a fixé au sol les sociétés et a transformé les chasseurs nomades en laboureurs sédentaires, puis en constructeurs de villes.

Cette poignée fera sans doute jaser un peu. Trois figurines humaines s’y trouvent accolées. Elles n’ont que trois pieds pour trois corps, mais ce sont de très grands pieds ! Elles symbolisent, comme il fallait s’y attendre, les trois fonctions où, par une intuition géniale et au bout d’une immense enquête, tu as pu reconnaître les bases de la civilisation indo-européenne.

Trois fonctions. D’abord, le prêtre, qui élève vers le ciel la coupe des offrandes. Cette coupe forme tout naturellement le pommeau de l’épée, et lorsqu’un Anti-tala, non, disons simplement un Atala, s’est permis d’insinuer qu’il verrait plutôt dans la religion un parapluie, tu lui as rétorqué fort justement que, dans ton épée le parapluie, étant retourné, serait un abri bien précaire !

La seconde figurine est celle d’un guerrier appuyé sur une de ces fortes épées qu’on appelait, au xve siècle, un braquemart.

Enfin, voici la figurine symbolisant abondance et fertilité, elle arbore majestueusement ce que j’ai eu l’astuce de désigner, sans périphrase, par le nom même de l’arme du guerrier. J’espère que ton petit-fils ne laissera pas ses enfants, tes arrière-petits-fils, jouer avec son œuvre. Du reste, tu as pu constater, quand tu m’as montré cette photographie, qu’elle ne me scandalisait aucunement, et j’ai sorti de mon tiroir une carte postale reçue justement quelques jours plus tôt et représentant la fontaine érigée en 1399 dans mon département natal, sur la place publique de Lacaune. Je t’ai montré ces quatre statues, qui laissent loin derrière elles, non seulement la poignée de ton épée, mais même le fameux Manneken de Bruxelles. Dans le Midi, nous avons parfois une tendance à l’exagération, mais je regrette que les consuls de Lacaune ne se soient pas limités à trois statues : leur fontaine serait ainsi venue tout naturellement conforter ta théorie.

J’en aurai fini avec la description de ton épée quand j’aurai cité les noms des grands sociologues et linguistes qui furent tes prédécesseurs ou tes maîtres, ils sont gravés sur la lame : Franz Bopp, Max Müller, Michel Bréal, Marcel Mauss, Sylvain Lévi, Marcel Granet, Émile Benveniste. J’ai vu les trois ou quatre derniers, mais jamais dans leurs chaires, tandis que j’ai lu plusieurs de tes ouvrages, et j’en sais suffisamment pour pouvoir dire que la chaîne imposante de ces noms, à la suite desquels le tien viendra tout naturellement s’inscrire, évoque bien le développement d’une des disciplines qui a contribué le plus à rendre à l’Occident les titres ancestraux qu’il avait perdus.

Le déroulement de ta carrière ? Une chaire à l’École des Hautes Études, une chaire au Collège de France, des invitations dans les plus grandes Universités du monde, je ne sais combien de doctorats honoris causa décernés par Upsal, Istanbul, Berne, etc., enfin, l’élection à notre sœur cadette, l’Académie des Inscriptions. Ce cursus honorum, Claude Lévi-Strauss, qui te recevra bientôt sous la Coupole, en retracera les étapes cent fois mieux que je ne saurais le faire. Je rappellerai cependant à ceux qui m’écoutent que tu avais entrepris ton immense labeur dans l’intention et avec l’espoir de trouver une parenté entre les mythes de l’Inde et les mythes grecs, et voilà justement que tu as démontré que le monde grec était un des rares en Europe à former une exception à ta théorie. Alors, j’évoquerai simplement le titre de ta thèse de doctorat, Le Festin d’immortalité : tu as eu beau me dire et m’écrire que tu ne retenais plus rien aujourd’hui des idées exprimées dans ce livre, tu ne m’ôteras pas de l’esprit que ceux qui ont pensé à te convier à l’Académie française ont voulu conférer à ton premier ouvrage un sens prophétique, et c’est avec raison qu’ils ont vu dans cette œuvre de jeunesse les premiers épis de la magnifique moisson dont, sur la poignée de ce glaive, le prêtre élève les prémices vers les Dieux.