Discours de réception d’André Bellessort

Le 26 mars 1936

André BELLESSORT

Réception de M. André Bellesort

 

M. André BELLISSORT, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Henri BREMOND, y est venu prendre séance, le jeudi 26 mars 1936, et a prononcé le discours suivant :

 

MESSIEURS,

Je vous remercie de m’avoir accueilli parmi vous. L’amitié l’a fait plus que le mérite. Il ne m’en coûte aucunement de le reconnaître, tant il m’est agréable d’unir au sentiment du grand honneur que je reçois celui d’une gratitude plus intime. Et, puisque je parle d’amitié, je ne saurais oublier que la sympathie de l’homme dont je vais vous entretenir m’était acquise. J’ai connu pendant de longues années M. Henri Bremond. Si nous ne nous rencontrions pas aussi souvent que je l’aurais désiré, je me félicitais toujours de l’approcher, car il était une des figures les plus curieuses et les plus complexes de notre temps.

M. Henry Bordeaux, en le recevant ici, lui rappelait sa maison natale d’Aix-en-Provence, cette étude où s’était succédée une dynastie de notaires légitimistes et catholiques, dont le dernier avait épousé une jeune fille de famille libérale. Elle n’en était pas moins très pieuse : ses trois fils entrèrent dans la Compagnie de Jésus et les trois filles de sa fille unique chez les Bénédictines. J’ai vu son menton volontaire, probablement le même sourire.

Il n’oublia jamais sa ville, la place qu’il voyait de ses fenêtres et qu’il appelle « la splendide place des Prêcheurs », l’église Sainte-Madeleine où il avait été baptisé, dernier reste, avec une moitié de cloître, d’un ancien couvent de Dominicains. Son temps d’écolier fut agité, si on en croit son frère Jean. « Il était trop original pour être exemplaire. » Bien plus tard, dans sa peinture de la vie chrétienne sous l’Ancien Régime, il évoqua les catéchismes mortels que son adolescence avait subis et le placide acharnement des maîtres « à souder dans les jeunes esprits l’idée de religion et l’idée d’ennui ». Ses curiosités le détournaient des tâches scolaires ; et sa première course aux diplômes, comme il le dit, ne fut pas heureuse. Ce souvenir lui revint dans son Rancé, lorsque, à son retour de l’examen, pareil aux Jansénistes qui voulaient, contre l’évidence, que le réformateur de la Trappe fût de Port-Royal, son vieux professeur de rhétorique lui dit : « Vous êtes bachelier pour moi. » Mais l’année suivante, il fut bachelier pour le monde entier.

À la fin de sa philosophie, il entra au noviciat des Jésuites, en Angleterre ; et ce fils de la Provence allait passer la plus grande partie de sa jeunesse religieuse chez les Anglais. Il y apportait, avec ses souvenirs intimes, la fierté, qui paraît à plusieurs reprises dans ses ouvrages, d’être un citoyen d’Aix, de la noble ville parlementaire. Comme sa Provence elle-même, « aux actes parfois légers et sonores, disait-il, mais par état silencieuse, recueillie, austère, presque rigide, d’une poésie en profondeur », il avait un fond de gravité et d’inquiétude que recouvraient une gaieté primesautière, une verve qui se plaisait à grossir les menus incidents de la vie, à en dramatiser l’expression et qui nous rappelait qu’Aix n’est pas loin de Marseille. La première fois que je le vis, la conversation étant tombée sur un écrivain qu’il jugeait avoir mal tourné, il déclara : « J’en pleure des larmes de sang. » Mais c’était ainsi qu’il accusait Racine d’avoir commis le péché mortel de deux méchants vers ; c’était ainsi que, pour une ou deux critiques au livre d’un ami, il lui parlait de sa férocité, ou encore qu’après avoir cité le passage d’un auteur religieux qu’il n’aimait pas, il écrivait : « Je le laisse aller, mais en me signant dans l’ombre, consterné que je suis par le scandale de ce style sans vertèbres, contraire au génie de toutes les langues qui ont passé l’âge de l’enfance. »

Nous retrouverons ce tour d’esprit méridional dans toute son œuvre, dans ses familiarités, dans ses saillies, dans les improvisations de sa fantaisie. Il reçut un jour le premier livre de vers d’une jeune fille, dont, il a beaucoup admiré ce qu’il nommait l’espièglerie évangélique : Les Chansons et les Heures, de Marie Noël. Il lui écrivit de venir le voir. Elle vint très intimidée. Je lui laisse la parole : « Ah, vous voilà, dit-il ; je vous attendais. » Brusquement sa voix qui était joyeuse changea de ton ; et d’une voix solennelle d’église, d’une vraie voix de curé, il me dit : « Mon enfant, il faut nous y résigner ; il faut vouloir ce que Dieu veut, accepter de bon cœur ce qu’il nous envoie. Il faut vous y résigner, Mademoiselle, vous avez du génie. » Je relevai la tête. J’aperçus derrière les lunettes des yeux narquois. L’abbé jouait. Je ne demandais pas mieux que de jouer aussi. « Ah ! elle rit ! s’écria-t-il. A la bonne heure ! « J’avais si peur que vous ne riiez pas ! »

L’humour anglo-saxon ne déconcerta pas l’humeur du novice provençal ; et l’Angleterre devait laisser une forte empreinte sur sa pensée. Il aima le côté en quelque sorte pastoral de la vie cléricale anglaise, cette alternance régulière de hautes méditations et de sujets plaisants, de prières et de joyeux rires, qui se termine chaque soir par de belles lectures en commun. Dickens et George Eliot le ravirent ; il admira tendrement Walter Scott, moins peut-être ses merveilleux dons de romancier que sa prédilection pour les petites gens, qui restent plus longtemps attachés aux traditions, et pour toutes les survivances du passé dans le présent dont elles font la solidité et la noblesse. Les poètes anglais Shelley, Keats, Robert Browning agirent sur sa conception de la poésie. Enfin l’Angleterre lui proposa l’exemple d’un homme « tout ensemble son frère et son héros », qui, chose curieuse, n’avait pas de sang anglais, car le père de Newman descendait d’une famille juive de Hollande et sa mère était une protestante française. Je me suis rappelé, en lisant son Newman, te qu’il disait du travail de la critique qui consistait souvent à démêler dans un livre ce qui est autobiographique. Que de traits ne relève-t-il pas chez Newman qui semblent leur être communs à tous les deux ! Même des traits physiques : une douceur lointaine dans les yeux, des lèvres dont le sourire était une séduction, un charme féminin et « une rude tête romaine austère et délicate ». Puis des traits moraux, l’amour de la solitude, une nervosité ombrageuse, une impuissance à maîtriser ses premiers mouvements, le plaisir très vif de la controverse et de la polémique, la défiance ou le mépris de l’intelligence pure, une extrême indépendance. C’est ainsi que le portrait du biographe « se dessine en filigrane » dans l’éloge du modèle. L’abbé Bremond avait seulement plus de goût. Il ne faisait pas, comme l’Anglais, d’un de ses succès scolaires un événement aussi considérable que le passage de la Mer Rouge, d’une de ses maladies un nouveau chapitre de la Bible.

L’Angleterre l’écartait de notre littérature classique où règnent l’ordre, la hiérarchie entre les idées, la logique, la raison ; et elle le plongea dans une littérature de sentiment et de libre fantaisie, non pas plus personnelle, mais plus individuelle. Il a vivement senti la différence des deux pays. Avant la Révolution, peu de livres religieux se lisaient autant en France que les Essais de morale de Nicole et les Sermons de Bourdaloue, En Angleterre, la vogue était et est toujours au petit livre d’un visionnaire, le Voyage du Pèlerin. Ce n’est pas en Angleterre qu’un grave maître de Faculté aurait pu écrire l’Esthétique de Descartes. Pour Henri Bremond, la pensée cartésienne était « une orchidée fastueuse, mais blessée à mort par le sécateur » ; la table rase du philosophe, une déplorable rupture avec ce qu’il y a en nous de réalité profonde. Sauf Racine, Corneille, Bossuet, — Bossuet non sans quelques réserves, — et Fénelon, il n’aima jamais beaucoup le siècle de Louis XIV. Ses moralistes, La Rochefoucault et La Bruyère lui paraissaient ne rien apprendre à un homme d’intelligence moyenne : ils n’avaient étudié que « le moi de surface ».

Les enseignements de la Compagnie de Jésus, amie du raisonnable, ennemie de l’outrance, contrebalancèrent un peu ceux de l’Angleterre. Ils l’amenèrent à regretter chez les Anglais l’absence trop fréquente de la justesse parfaite du sentiment, de l’exquise convenance des expressions, de « cette mesure qui donne comme une grâce plus humaine même à la vie des Saints ». Le goût de ses maîtres était peut-être timide : cette timidité lui fut un léger frein. Il conserva son amour des Lettres anglaises, mais il échappa à l’anglomanie ; ses tendances romantiques, mais il les tempéra du sens de l’harmonie et d’un atticisme délicat. La Compagnie lui fut profitable. Elle l’équipa, favorisa son tempérament de polémiste, le mit en possession de réaliser son œuvre. Aucun Ordre ne donne à ses membres une plus solide culture. Pendant une douzaine d’années le Jésuite passe d’études littéraires en études philosophiques et en études religieuses, avec des interruptions qui calment sa fièvre intellectuelle par l’expérience de la vie. Henri Bremond fit brillamment ses quatre ans de théologie à Mold. Les disputes scolastiques, publiques ou privées, développèrent ses aptitudes polémiques. Il ne lui manqua que d’argumenter sous les yeux de Condé. Dans tout ce qu’il écrira, il aura l’air de soutenir une thèse. Il n’expose pas ses idées ; il les range en bataille.

Cependant, il ne semble pas que ses années de Mold lui aient été particulièrement agréables. Un jour, à Rome, comme il préparait son Histoire du Sentiment religieux, il alla trouver l’archiviste général des Frères Prêcheurs et lui demanda une liste de mystiques dominicains. L’archiviste lui offrit des théologiens. « Au lieu de m’ouvrir le jardin céleste, s’écrie-t-il, dont les échos sans nombre se redisent tous un seul et même cantique, on me renvoyait à ces classes accablantes qui avaient tant exaspéré ma peu subtile jeunesse, Sahara dont les sables ardents me brûlaient encore la gorge. » Il n’avait point à regretter sa lente traversée à travers ce Sahara. Les études théologiques assurent à l’historien futur des questions littéraires et religieuses une compétence qui manque au laïque. Il ne s’est pas refusé le plaisir de nous signaler les erreurs que nous avions commises sur Bossuet, dont toutes les idées ne sont pas également acceptées par l’Église, et sur la querelle du quiétisme. La théologie prépare aussi à la direction des consciences ; elle ouvre les cœurs ; elle en éclaire parfois les coins les plus secrets. Henri Bremond n’a pas seulement admiré Sainte-Beuve « pour nous avoir rendu présentes une légion d’âmes, alors que la plupart des critiques ne nous montrent que des êtres de raison » ; il s’est dit son disciple ; il l’a aimé au point de vouloir faire de lui un catholique de sentiment. Mais ses années de théologie et sa prêtrise lui permettaient de penser que le Sainte-Beuve épouvanté des paroles de la Mère Angélique sur son lit de mort : « Mon Père, je vous promets que je n’aurai plus peur de Dieu », « était curieusement novice en ces matières », et de lancer ce joli mot profond : « Sainte-Beuve n’a confessé que des livres. »

Enfin la Compagnie, qui sait toujours utiliser les aptitudes de ses membres, l’envoya dans ses collèges de Dôle, de Mongré, de Moulins, de Saint-Etienne où il enseigna les lettres. Je ne sais quel professeur il fut, mais je conseillerais à tout jeune homme désigné pour ce rôle de lire son livre : l’Enfant et la Vie. Il y apprendra, si ses propres souvenirs ne le lui ont pas dit, que toutes les passions, « les moins sensuelles, les plus humaines » bouillonnent déjà dans le cerveau des enfants. Rien ne donne à une classe un intérêt plus vivant, parfois même plus dramatique ; rien ne pénètre le professeur d’un sentiment plus profond de sa responsabilité. S’il est prêtre, il estimera qu’en lui amenant ces jeunes âmes, Dieu lui fait un don royal. Dans quelle mesure influera-t-il sur elles ? Il l’ignore. Il passera peut-être dans leur vie sans y laisser même son nom. Mais une influence est toujours possible. Elles composent un auditoire qui n’est point exigeant, qui le tiendra quitte de la logique, de l’élégance, de la correction du langage, même de la science, qui lui demande seulement « une parole réelle ». Que le professeur s’abandonne à l’admiration d’un texte, dont la présence de nouveaux auditeurs lui renouvelle les beautés, qu’il le rapproche d’eux en l’illuminant d’un témoignage de son expérience, qu’il oublie un instant sa leçon doctorale pour le replonger dans la vie, aussitôt les têtes se relèvent, toutes les jeunes attentions sont en suspens. Dans l’enseignement secondaire le cours du professeur a souvent moins d’efficacité que ses digressions. Plus tard, aux grandes Écoles ou sur les bancs des Facultés, l’élève saura apprécier l’érudition, la finesse, la sûreté d’un commentaire. Au collège, ce qu’il aime, c’est la parenthèse où son maître se livre.

L’abbé Bremond l’avait compris. À ses yeux, le meilleur travail se faisait en classe, sous la direction et avec la collaboration réfléchie ou improvisée du professeur. Ses pages sur la poésie racinienne, son rajeunissement du parallèle fatigué de Racine et Corneille, la plupart de ses essais nous indiquent suffisamment sa manière éducative de présenter les questions et de les traiter. Et puis il aimait la jeunesse. Mais son souci d’éveiller les imaginations, de former les sensibilités, se doublait de mélancolie : « Quelque profonde que soit, dit-il, la confiance d’un enfant envers son maître, ce n’est jamais qu’une intimité de passage. D’autres auront bientôt ce cœur qui, près de nous, à l’école de Racine, a oublié sa timidité et balbutié ses premières paroles d’homme. » Que le maître se résigne et revienne à ses livres, compagnons et confidents des belles années de sa vie. Et l’abbé pense à ces prêtres de collèges et de petits séminaires qu’il admirait tant et qui n’ont souvent d’autres amis, d’autre famille que leur bibliothèque : « Non jamais, s’écriait-il, personne n’a aimé, n’aimera les livres comme ces hommes qui, dégagés des vulgarités du monde, ont pu garder dans leurs sentiments littéraires la sève, la fraîcheur et les illusions du printemps ! »

Cependant l’amour des bonnes et belles lettres ne remplit pas une existence. Une vie d’écrivain, — c’est encore lui qui parle, — « est un mince bagage à qui n’a pas en même temps cherché plus haut une meilleure gloire ; la littérature ne saurait être le tout de l’homme. » Il ne  nous est pas défendu de penser que ce rappel d’ambitions moins profanes et plus hautes, il se l’adressait à lui-même. Il goûtait peu Fléchier ; mais le neveu de Fléchier, le Père Hercule Audiffret, lui semblait très attachant parce qu’ami de Balzac, de Chapelain, de Godeau, de Conrart, et prêtre exemplaire, il était divisé entre la littérature et la sainteté. Henri Bremond se retrouvait dans cet intime conflit. La Compagnie le sentit si bien que, de 1899 à 1903, elle fit de lui un des rédacteurs de sa revue les Études. Mais il lui fallait plus de sécurité dans sa profession d’écrivain qu’elle ne pouvait lui en assurer, et il se résolut à la quitter en 1904.

Quatre ans plus tôt, envoyé à Athènes pour y prêcher le Carême, il avait rencontré Maurice Barrès sur la colline inspirée de l’Acropole ; et ce fut l’origine d’une amitié qui leur valut, à l’un et à l’autre, les plus grandes satisfactions intellectuelles. Si on publie un jour leur correspondance, on pourra préciser ce qu’ils se sont dû l’un à l’autre. Dès maintenant, il nous semble bien que Barrès a mis à contribution les connaissances de son nouvel ami. On lit dans ses Carnets de 1900 : « J’essaie de me faire une bibliothèque religieuse en parlant avec le Père Bremond. » Si leurs premiers entretiens le déçurent un peu, sans doute parce que le Père Bremond avait eu peur de lui paraître trop clérical, il reconnut bientôt que ce prêtre était une bibliothèque animée, prête à répondre à toutes ses curiosités dont la moindre n’était pas le mysticisme et l’inquiétude religieuse. J’ignore si l’abbé Bremond travailla à fixer dans une certitude l’âme d’un maître dont les livres, disait-il, étaient catholiques jusqu’à la foi exclusivement. Mais il n’est resté indifférent ou étranger à rien de ce qui, dans cette œuvre, touche de près ou de loin à la religion.

Barrès, qui venait souvent le consulter à Pau, lui apportait le réconfort de son amitié, en même temps que l’odeur excitante du livre qui va sortir. L’abbé admirait en lui une sévérité d’écrivain poussée jusqu’à l’ascétisme, « un Épictète qui frapperait ses maximes dans la langue de René », un rare amateur d’âmes et de casuistique, un romantique qui, par goût de l’ordre et de l’harmonie, s’était soumis aux disciplines classiques. Un moment il s’était laissé gagner à son exemple dans Le Charme d’Athènes. Le détour qu’il imagine pour s’élever à l’intelligence du Parthénon se ressent de la même inspiration que celle du Voyage de Sparte. Je ne lui connais pas d’autre, imitation barrésienne. Il demeura lui-même près de ce génie studieux, si dangereusement imitable.

Lui-même, et c’était assez ! Tous les caractères, tous les contrastes que nous avons notés dans sa formation vivaient en lui à une température très élevée. Avons-nous eu un critique, un essayiste, un historien plus passionné ? J’en doute. Que cette passion lui ait fait commettre quelques injustices, il en conviendrait lui-même. Mais elle a eu l’avantage d’insuffler à ses discussions les plus ardues une âme ardente et de nous donner à chaque instant l’impression qu’il est là, qu’il essaie de prévenir nos réactions ou qu’il les observe, ou qu’il réagit comme nous. Il interrompt une lourde citation pour nous dire : « Vous dormez sans doute. Moi aussi. Mais voici qui va vous réveiller. » Tantôt sa boutade introduit dans la page la plus sévère une sorte de détente familière. « On a dit que Camus était Janséniste ; autant parler de l’antimilitarisme de Déroulède. » Marie-Madeleine, la sainte du pur amour et de la quiétude mystique, est l’héroïne préférée du XVIIe siècle. « Puisqu’ils l’aimaient tant, comment ne les a-t-elle pas découragés d’écrire sur elle ? » Le Père Surin nous rapporte au sujet de ses exorcismes de Loudun de bien fâcheux détails. « Dans les aventures de ce genre, dit l’abbé Bremond, le diable n’est édifiant que lorsqu’il se décide à quitter la place. » Tantôt la boutade est un trait satirique. « Saint-Cyran écrivait mal, mais sans le moindre effort. » — « Rancé a fait copieusement et saintement même, s’il faut l’en croire, tout ce qu’il fallait pour n’être pas canonisé. » Le plus endommagé est le grand Arnauld, le docteur doctoral et doctissime, raisonneur, dialecticien, grammairien, théologien, géomètre, syllogisme vivant. Il s’endormait souvent après avoir roulé ses jarretières devant Mme de Longueville, « ce qui la faisait un peu souffrir ». Racine le tenait de Nicole. Le Père Rapin disait qu’il ne savait pas vivre. « Mais nous, écrit l’abbé Bremond, plus miséricordieux, plus justes, nous disons que, s’il a jamais vécu, ce fut pendant ces pauvres heures où il roulait ses jarretières. » Un dernier trait de cet humour à l’emporte-pièce : Marie de l’incarnation, au Canada, apprend que les petites filles sauvages du séminaire voudraient des robes comme en portent les petites Françaises. Vite elle se met à l’ouvrage. Dom Claude, son fils, qui a écrit sa Vie, nous raconte la chose longuement, pesamment. L’abbé excédé l’interrompt. « Mon Dieu, qu’il est lourd ! Pendant qu’il pérore, sa vive mère aurait eu le temps de tailler dix autres robes ! »

Le même homme ne pouvait être avare d’enthousiasmes ou d’admirations. Somme toute, Port-Royal excepté, il a été rarement injuste. Boileau l’agace et par moments l’horripile. Il a même, au sujet de son Épître sur l’Amour de Dieu, prononcé une parole regrettable : « De quoi Boileau va-t-il se mêler ? » Comme si on avait besoin d’être théologien pour parler de l’Amour de Dieu, comme si cette question n’appartenait pas à tous, aux plus humbles comme aux plus grands ! Cependant Boileau a été visité par la poésie. « Ne dites pas, écrit l’abbé Bremond, que sa poésie est d’ordre inférieur. La poésie n’a pas de degrés. On est poète ou on ne l’est pas ; et l’inspiration du pauvre Boileau (pourquoi pauvre ?) est un phénomène de même nature que l’inspiration de Lamartine. Il y a chez lui quelques centaines de vers d’une beauté souveraine et d’une allure inspirée. » Quelques centaines de vers ? Je connais des admirateurs de Boileau qui seraient moins généreux.

On l’a accusé d’injustice envers Bossuet ; c’est pourtant dans son Apologie pour Fénelon que je trouve un des plus beaux portraits du grand prélat. Sa sérénité, son assurance dominatrice, sa croyance dans la nécessité d’un ordre intangible, d’une hiérarchie immuable, ses livres et ses cahiers de Navarre qui l’accompagnaient en voyage et dont le poids faisait gémir les essieux de son carrosse, causaient à l’abbé Bremond une sorte d’irritation. Il se sentait bien moins attiré vers cette tranquille lumière que vers Fénelon aussi mobile que la flamme. Il voyait en Fénelon un homme du genre de Newman à qui on pouvait tout dire, sûr qu’aucune révélation ne le surprendrait. Mais il avait à l’égard de Bossuet un sentiment analogue à celui que lui inspirait le cardinal Bérulle. Il enviait l’abbé Ledieu qui avait séjourné vingt-quatre heures sous le même toit que l’archevêque de Cambrai ; et il n’eût pas fait dix lieues pour voir le cardinal. « On ne lui dit pas : « Bienheureux ceux qui ont vécu près de vous », mais simplement : « Bienheureux ceux qui vous ont lu ! » Encore plus heureux les lecteurs de Bossuet ! « Qui adore notre langue reste jusqu’à la mort esclave de l’artiste prodigieux qui a écrit le Traité de la concupiscence et les Élévations sur les Mystères. » Et l’abbé Bremond continue : « Nul n’approche de cet homme-là quand il a pleinement raison… Il est là au milieu de ces énormes livres qu’il savoure lentement, sans esprit de curiosité ni de chicane, uniquement pour nourrir sa propre vie intérieure, là tout entier, car le lyrisme paisible et concentré de ses heures solitaires, de ses jours et de ses nuits consacrés à la lecture de la Bible et de Saint Augustin… De ce Bossuet-là vous ne nous entendrez jamais braver les sortilèges ou discuter le prestige. » Un critique avait écrit que Bossuet était un des écrivains qui avaient le plus souvent sacrifié aux faux dieux de la phrase ; mais que chez lui le phébus avait l’excuse de l’improvisation. «  Il est intéressant, dit l’abbé Bremond, de savoir que, sous Louis-Philippe, un écrivain estimé pouvait écrire de pareilles sottises sans être mis en prison. »

Il n’a point aimé Pascal de l’amour un peu exclusif dont on l’a entouré au XIXe et au XXe siècle. Il fait des réserves. « Le vrai Pascal est tout nôtre ! » dit-il. Mais le vrai Pascal est aussi bien celui des Provinciales que celui des Pensées, aussi bien le Pascal compatissant à notre misère que le Pascal qu’il traite d’inhumain. Il n’en a pas moins donné le plus beau des commentaires au Mystère de Jésus, à ce colloque prodigieux sur les confins du monde, où Pascal entend la voix du Christ : J’ai versé telle goutte de sang pour toi... Je t’aime plus ardemment que tu n’as aimé tes souillures ... « Nous connaissons, dit l’abbé Bremond, des prières plus sublimes que celle de Pascal, mais non, si on  peut dire, de plus contagieuses, mais non de plus semblables aux prières de l’Évangile : Seigneur, à qui donc irons-nous puisque c’est vous, et vous seul, qui dites les paroles de la vie éternelle. — Seigneur, voici que celui que vous aimez est malade. — Seigneur, la nuit tombe, restez avec nous. » Prolonger ainsi la prière de Pascal par ces paroles de l’Évangile qui deviennent comme un murmure anxieux dans les ombres du soir où les mots pascaliens brûlent encore, un pareil commentaire est d’un très grand artiste.

J’aurais voulu vous indiquer ses traits les plus marqués avant d’aborder ou, pour mieux dire, de longer son œuvre. Elle n’est tout entière, comme celle de Fénelon, qu’une tentative de ramener au mysticisme des générations trop humainement raisonnables. Ses essais, ses études de critique, ses polémiques, sa grande Histoire du sentiment religieux, tout part de cette ambition. Il déteste les idéologues, ces mortels ennemis de l’expérience, les rationalistes, ces mortels ennemis des raisons que la raison ne connaît pas. Il exaltera aux dépens de la raison raisonnante l’indéfinissable esprit, le moi, le vrai, le seul, pire ou meilleur que celui qui nous apparaît, ce moi que, sans les mystiques, nous ignorerions. Il ne pardonnera pas à Bourdaloue d’avoir écrit : « J’appelle oraison chimérique celle qui choque le bon sens. » Mais il citera l’opinion de Vinet que le christianisme perd sa force à devenir raisonnable. Il opposera constamment à « l’ascétique », exercice de la volonté, activité tout humaine, la mystique « c’est-à-dire le repos de l’esprit sous l’activité divine, la nuit mystérieuse où Dieu s’unit à l’âme. »

Dans ses premiers volumes’ : L’Inquiétude religieuse, Ames religieuses, il s’attachait de préférence à l’analyse des esprits tourmentés, anglais ou français, à la peinture des aubes et des lendemains de conversions. Il abordait les problèmes de psychologie religieuse avec une rare délicatesse ; nul ne nous les avait exposés d’une façon plus claire, plus vive. Jusqu’à quel point les froissements, les déceptions du sentiment religieux entrent-ils dans la faillite de la foi, chez Lamennais par exemple ? Comment certains esprits, comme celui-de George Eliot, s’accommodent-ils aisément du « silence de Dieu ? » Pourquoi le croyant n’a-t-il plus la sérénité d’autrefois ? Le prêtre d’aujourd’hui éprouvera-t-il le scrupule de saint Jérôme qui entendit en songe une voix lui reprocher de trop aimer Cicéron ? Qu’eût-ce été, s’il avait connu Chateaubriand ! Est-ce l’esprit de Dieu, est-ce le pur amour qui soutient toujours l’orateur sacré, Bossuet lui-même, quand il surveille l’élégance de ses gestes, la cadence de sa voix ? Mais, quelle que fût son étude, plus littéraire ou plus religieuse, sa préoccupation était toujours de découvrir chez l’homme, par delà sa volonté, son intelligence et sa sensibilité, ce sentiment des mystiques, « plus profond, plus froid même, plus spirituel », qui précède l’adhésion de l’esprit et du cœur et qu’il s’avouait incapable de définir.

C’est la même préoccupation qui lui dicta plus tard son célèbre discours sur la Poésie pure. Son idée lui serait venue tout droit de l’Angleterre, s’il n’avait pas été assez fort pour la trouver lui-même. « La Poésie, disait Keble, est une sœur jumelle de la dévotion et ressemble à sa sœur de telle façon que la plus délicate des analyses a de la peine à les distinguer. » Pour l’abbé Bremond, la poésie pure, c’est la poésie qui, indépendante de tous les éléments qu’elle partage avec les autres productions de l’esprit, a une valeur d’incantation. Elle ne doit l’émotion dont elle nous pénètre ni au sentiment, qui peut être sans intérêt ni à la pensée, qui peut être banale. Elle la doit à elle même, à ses rythmes, à la résonnance des mots, à leur beauté. C’est sa vie mystérieuse qui nous fait tressaillir, nous enlève à toutes les mesquineries de notre milieu, et, le cœur battant, nous rend-supérieurs à nous-mêmes.

« La poésie ne prie pas, mais elle fait prier. » Rien n’est  plus juste. Mais l’abbé Bremond oublie que, si l’intelligence réduite à ses seules ressources est impuissante à obtenir ces effets magiques, l’enchantement en est doublé lorsqu’elle est de la fête. Ni le mystère, ni la pureté de la poésie ne sont compromis, parce que les vers expriment et rehaussent de leur prestige la force de la pensée, la grandeur ou la délicatesse du sentiment. Tout ce que l’abbé Bremond dit de la poésie serait aussi juste de certaines proses et le serait davantage encore de la musique. D’ailleurs, selon lui, tous les arts aspirent à rejoindre la prière, c’est-à-dire l’état mystique. On lui sera reconnaissant d’avoir renouvelé l’antique conception du poète inspiré du ciel, en un temps où l’on pouvait craindre que la poésie fût méconnue ou dédaignée ; d’avoir répété qu’elle était une incomparable maîtresse d’élévation et de sagesse, et citons encore un Anglais, Shelley, — qu’elle sauve de la mort les visites de la divinité dans l’homme.

De bonne heure l’abbé Bremond avait été frappé de notre ignorance en ce qui concernait notre littérature religieuse. « Personne n’avait l’idée de traiter ces documents considérables dans un esprit scientifique, d’en aborder l’étude avec la méthode critique, que d’autres appliquent à la religion des anciens Grecs. » Barrès l’encourageait vivement à tenter ce grand sujet. L’abbé en mesurait les difficultés et hésitait. La psychologie religieuse devait à ses débuts se défendre des généralisations hâtives et se résigner à des monographies. Il avait bien sous les yeux le Port-Royal de Sainte-Beuve. Mais Sainte-Beuve travaillait sur une matière connue : on avait beaucoup écrit sur les Jansénistes. Puis ce Port Royal était à refaire. Le critique, sans expérience, n’avait vu qu’un côté du XVIIe siècle, un groupe, une école ; et il avait faussé l’histoire.

L’ouvrage, cependant, séduisait trop les deux hommes que l’abbé Bremond portait en lui, le prêtre et l’écrivain, pour qu’il y renonçât. En 1913 il avait établi son plan. Il ne puiserait qu’aux sources littéraires, se limiterait aux imprimés, aux livres dévots qui ont eu le plus d’influence. Lorsqu’il rencontrerait un personnage dont s’occupent les historiens de la littérature, il s’intéresserait surtout à sa vie religieuse. Il prévoyait qu’en quatre ou cinq volumes il nous conduirait des commencements du XVIIe siècle au XIXe. Sa mort l’a arrêté à la fin du onzième sur le seuil du Quiétisme : il n’était pas sorti du siècle de Louis XIV. On dira, si l’on veut, qu’une Histoire littéraire du sentiment religieux ne saurait se passer d’un chapitre sur les Provinciales et qu’il ne l’a pas écrit ; mais, les historiens de la littérature s’en occupant, nous étions avertis qu’il ne l’écrirait pas. On remarquera qu’il était parti sans avoir toutes ses notes et qu’il se documente au hasard de ses lectures, à mesure que son ouvrage avance. D’ailleurs il ne s’en cache pas : « Que je regrette de n’avoir pas eu ce Trésor des Prières quand je préparais mon volume sur les Humanistes dévots ! » ou : « Je viens à peine de découvrir cette charmante merveille qui aurait eu sa place marquée dans mon volume sur l’Invasion mystique… » La vérité est qu’il fléchissait sous l’abondance des documents et qu’il ne se décidait pas à des retranchements qui lui auraient paru injurieux pour les sacrifiés. Enfin on pensera que son Histoire eût été mieux intitulée Histoire du Mysticisme.

Qu’importe ? Cette grande œuvre interrompue nous laisse une impression de magnifique nouveauté. L’abbé Bremond nous a découvert un XVIIe siècle qui nous était aux trois quarts inconnu. Il exagère lorsqu’il nous dit que « le grand XVIe siècle ne s’est résigné à mourir pour de bon qu’après la mort de Louis XIII ». Le grand XVIe siècle est mort lorsque l’autorité royale a été rétablie. Chaque siècle de notre histoire a eu sa grandeur. Le XVIe n’a pas seulement été grand par sa vigueur intellectuelle, ses puissants génies, ses audaces et ses fureurs, printemps torrentiel de la Renaissance ; il l’a été aussi par sa foi, que les horribles guerres civiles n’étaient pas parvenues à ruiner, par ses réserves de mysticisme qui se gonflaient dans le silence et l’obscurité, derrière des barrages. Un immense désir de réforme avait grandi dans l’Église, où il y avait tant de science, tant de sincère et profonde piété. Dès que la politique eut rendu son équilibre à la société, bien que le scepticisme eût poussé sur les champs de bataille, le senti ment religieux se mit au travail. Jetons un coup d’œil sur la fresque que l’abbé Bremond nous déroule.

Le premier groupe qui attire nos regards est celui des humanistes chrétiens, dominé par un Savoyard, ancien élève des Jésuites de Paris, beau « d’une beauté fleurie, vermeille, éclatante » et absolument pur. François de Sales incarne l’humanisme dévot. Ouvrez son Introduction à la Vie dévote, vous êtes entouré de souvenirs antiques et d’impressions de la nature. Mais prenez les livres du Père Binet ou du Père Richeome, l’un et l’autre de la Compagnie, vous y trouvez une insatiable curiosité de toutes les choses et de tous les êtres créés. On dirait qu’au sortir des bouleversements et des guerres, les humanistes chrétiens aient éprouvé autant de joie et d’étonnement à se pencher sur les fleurs, les plantes, les merveilles de la création que les navigateurs de saint François de Sales, qui, passant sous le vent des îles Chélidoines, se désaltéraient en pleine mer à des fontaines d’eau douce. Il y a là une jeunesse d’âme, un amour de la vie, une confiance dans la vie qui sont de puissants attraits. Je sais qu’il ne faut pas trop se fier à l’onction et à la grâce de saint François de Sales ; il sait être rude ; les racines des « douceurs » qu’il nous offre ont un goût amer. Aucun moraliste, a-t-on dit, ne fut plus convaincu de notre néant. De l’être humain rien ne l’étonnait, pas même le bien, car il l’en croyait capable. Et comment cet être ne l’eût-il pas été ? Un Dieu est mort pour lui. Le Père Richeome, songeant à Celui qui l’a racheté, appelle l’homme « une cité royale ». L’humanisme insiste plus sur la Rédemption que sur le Péché originel. « Qui dit Rédemption dit faute, mais faute bienheureuse, puisqu’elle nous a valu un tel Rédempteur. Felix culpa. » C’est à cet humanisme, dont l’influence fut très forte, que le Jansénisme opposera l’horreur du Péché originel, la misère de l’homme, sa déchéance et une rédemption qui ne vaut que pour de rares élus.

En attendant, l’humanisme relevait les pèlerinages, sanctifiait les paysages et s’adressait au public le plus étendu. L’Introduction à la Vie dévote était un traité de morale pratique à l’usage des mondains. L’évêque de Belley, Pierre Camus, disciple de François, publiait des romans qui, nourris du romanesque de l’époque, servaient d’illustrations à la philosophie chrétienne. C’était le temps où Guez de Balzac composait le Socrate chrétien. Dès-le lendemain de la mort de saint François de Sales, son culte se propagea dans tout le monde catholique. Il laissait une héritière de sa pensée, sainte Chantal, que je verrai toujours telle que nous la peint l’abbé Bremond : « enjouée et sérieuse, facile et réservée, ardente et timide, une simplicité pleine de rondeur et une rare élégance, absolument rien d’une dévote ». On sait, que, pour se rendre au couvent, elle avait dû passer par-dessus le corps de son fils ; mais l’ombre de la croix qu’elle portait fut douce à ses filles, qu’elle y avait emmenées. « Le matin, quand sainte Chantal allait à la chapelle, la plus jeune, la petite baronne, sautant du lit et entr’ouvrant la porte de sa chambrette, saluait sa mère qui lui souriait dans le grand silence. »

La femme, « plus souple à l’action spéciale de Dieu », remarque l’abbé Bremond, n’est absente d’aucune grande existence religieuse du XVIIe siècle. On demeure étonné du rôle qu’elle y a joué. Ignorante ou cultivée, demoiselle ou villageoise, cela n’a pas d’importance. La comtesse de Saint-Paul, visitant une communauté, demandait à la Supérieure, Mme de la Châtre : « Elles sont toutes filles de qualité ? » — « Oui, Madame, répondit la Supérieure ; elles sont toutes filles d’un grand roi et toutes les épouses de Jésus-Christ. » Il y a des filles de petits marchands, des filles de cultivateurs illettrées, des domestiques, « ces servantes au grand cœur », que les prêtres écoutent, que la reine désire entendre, dont de pieux personnages font leurs conseillères, et des duchesses leurs amies. Il y a des veuves qui n’ont pas voulu quitter le monde, des femmes mariées à des maris dont on dit si bien de l’un d’eux que, « honnête homme, de tout repos, il n’était qu’insupportable ». Il y a Mme Acarie, l’introductrice en France du Carmel de Sainte Thérèse. Il y a Marie Guyard, veuve d’un fabricant de soieries à Tours, qui partit Ursuline pour le Canada, et qui, sous le nom de Marie de l’Incarnation, maternelle aux petites Peaux-Rouges, a scruté si profondément la ténèbre divine.

Mais un des spectacles les plus émouvants de cette renaissance religieuse, ce fut l’œuvre des abbesses qui redressèrent, sur tous les points du royaume, des abbayes comme celles de Saint Benoît, que les guerres et le relâchement des mœurs avaient délabrées. Toutes ces abbesses étaient des jeunes filles, belles ou charmantes, parfois d’une complexion délicate. Plusieurs avaient été élevées au monastère près d’une tante abbesse dont la succession leur était promise. Instruites, parlant le latin, l’italien, l’espagnol, quelques-unes auraient passé de nos jours pour des intellectuelles. Anne d’Alègre, fille de notre ambassadeur à Venise, lisait tout « sauf les médecins, auxquels elle ne croyait pas, et les hérétiques, auxquels elle avait peur de trop croire ». Elles avaient toutes les grâces de la jeunesse, ses vivacités, son courage, jusqu’à son appétit de sommeil. On raconte de l’une d’elles que les sœurs, chargées de la réveiller, en avaient compassion, la tiraient doucement du lit et l’habillaient sans qu’elle en eût conscience. Ainsi, les yeux à peine ouverts, et tout embrumés, elle commençait sa dure journée. Ce ne furent ni le rétablissement de la clôture, ni l’office de nuit qui soulevèrent autour de ces réformatrices le plus de mauvaise humeur : ce fut le retour à l’ancien habit, l’abandon des jupes de grand luxe et des belles coiffures. La fameuse Journée du Guichet dont Sainte-Beuve, mal instruit de la vie religieuse du siècle, a fait comme une scène de Polyeucte, cette journée où Angélique Arnauld refusa l’entrée du cloître à son père, n’a rien eu d’extraordinaire.

Chaque province comptait des mystiques, des saintes, qui prenaient leur part de la misère à consoler. Je ne connais pas de symbole plus pathétique du soutien qu’elles apportaient aux malheureux, que l’histoire de cette Antoinette Journel qui hébergeait de la troupe chez elle et qui se glissa la nuit dans son écurie, où un soldat voleur avait été suspendu, par ordre, au plus haut du râtelier : elle se courba contre terre et le pria de poser ses pieds sur son dos « pour se procurer quelque soulagement ». Toutes ces femme sont les élèves, directement ou par reflets, des grands mystiques, fondateurs d’ordres, car jamais l’action n’avait été plus naturellement la sœur du mysticisme. Nous en avons un exemple étonnant dans François Leclerc du Tremblay, baron de Maffiers, qui fut le Père Joseph. Le grec, le latin, le droit, la philosophie, les mathématiques, les fortifications, les langues vivantes, l’hébreu : que ne possède-t-il pas ? Eloquent, « il passe des images les plus nobles aux plus triviales avec le sans façon du vrai gentilhomme et du poète ». Il est l’auteur d’une Introduction à la Vie- spirituelle ; et nul n’a mieux décrit l’union mystique. Nous nous perdons, comme l’abbé Bremond, dans les profondeurs de cette Eminence grise, de ce diplomate héraut de l’amour divin, de se Sous-Secrétaire d’État qui écrit aux Religieuses du Calvaire plus de onze cents lettres de direction et plus de quatre cents exhortations.

Au même temps, Pierre de Bérulle accomplit dans le monde spirituel une révolution sidérale. On disait : « Dieu est pour nous. » Il faut dire au contraire : « Nous sommes pour Dieu. » Dieu est l’immobile soleil de Copernic ; et c’est la terre qui tourne autour de lui. Bérulle fonde l’Oratoire, restaure « la noblesse du clergé tombée en roture », relève la prêtrise ; Jean-Jacques Ollier fonde Saint-Sulpice ; Monsieur Vincent, l’infirmier de la France, fonde la Mission. Bérulle lui a enseigné que les œuvres de Dieu se font d’elles-mêmes ; aussi Monsieur Vincent « n’enjambait jamais sur la conduite de la Providence divine ». Il a porté jusqu’au génie les vertus du paysan français, et il est le seul orateur dont la parole simple et familière fasse quelquefois pâlir l’éloquence de Bossuet. Puis, dans cette Compagnie de Jésus, qui se défiera bientôt du mysticisme comme d’une source possible d’illuminisme et d’anarchie, nous voyons surgir toute une école de mystiques très dure, toujours vivante, celle du Père Lallemand, et d’autres Pères qui dépassent de la tête leur entourage, comme le Père Surin tourmenté par les démons qu’il avait exorcisés, et qui, du milieu de ses affres, trouvait des images splendides. Je n’en donnerai en l’abrégeant qu’un seul exemple, sur la Paix de Dieu. « Elle vient impétueusement, pareille à la mer, non pour ravager la terre, mais pour remplir l’espace qui lui est assigné. Cette mer vient farouche, rugissante, bien qu’elle soit tranquille. C’est l’abondance de ses eaux qui fait ce bruit, non sa fureur. Elle vient en majesté et en magnificence. Ainsi, la Paix de Dieu dans les âmes. » Et songez que ces lignes sont d’un désespéré qui se croyait voué à l’Enfer !

À côté et au milieu de ces grandes figures, que d’histoires édifiantes et dramatiques faisaient dire à l’abbé Bremond : « Ah, si j’étais romancier ! » Que de drames « saintement sordides » ! Que de personnages semblent n’avoir vécu que pour prononcer quelques paroles qui leur survivent comme un nimbe à une figure effacée ! Je pense à cette religieuse dont le Père de Condren, le second général de l’Oratoire, eût voulu qu’on gravât sur la tombe où elle reposait ses dernières paroles : « Je me sépare de l’être présent et me retire dans l’être inconnu de Dieu. »

Mais, dira-t-on, quel bien nous ont fait ces mystiques ? Leur expérience, — ce sentiment direct, cette intuition de Dieu présent, ce ravissement de l’avoir au plus profond de son intimité, — est ineffable, incommunicable, incompréhensible. Ils ne peuvent même pas nous rendre ce qu’ils éprouvent. En vain prodiguent-ils des images d’éponge dans l’Océan, d’odeur où l’âme fond tout entière, de vol d’oiseau qui nous frôle le visage en vain appellent-ils à leur secours le Cantique des Cantiques. Ils prétendent que l’essentiel de la-mystique est à la portée de toutes les âmes ; mais ils n’ont pas plus à nous proposer de méthode qui nous élève à la contemplation qu’il n’y en a dans l’art pour atteindre au sublime. Desmarets de Saint-Sorlin disait qu’ils nous apportaient des nouvelles de l’autre monde propres à nous détacher de celui-ci. Et l’abbé Bremond ajoutait : « Lignes toutes d’or. » Nouvelles de l’autre monde : imaginations ou célestes vérités ! Puissance miraculeuse de la foi ! Il n’est pas indifférent que, pendant que nous nous dépensons à tant de soins éphémères, des hommes, nos semblables, essaient d’étreindre « l’éternel dans ce qui passe et le divin dans le créé ».

Mais ils nous rendent d’autres services. Les moralistes les plus hardis n’ont pas eu de notre misère et de notre grandeur une vision plus profonde. Bérulle s’interroge : « Qu’est-ce que l’homme ? » Il se répond : « C’est un ange ; c’est un animal ; c’est un néant ; c’est un miracle ; c’est un centre ; c’est un monde ; c’est un Dieu ; c’est un néant environné de Dieu, indigent de Dieu, capable de Dieu, rempli de Dieu, s’il veut. » S’il le veut, qu’il maîtrise son amour propre, ce monstre ! Il ne s’agit pas de l’anéantir ; nous avons besoin d’un peu d’amour de nous-mêmes. C’est à ses dérèglements et à sa corruption qu’il faut s’attaquer. Aussi les mystiques se sont-ils acharnés contre les fausses grandeurs humaines. Le jésuite Noulleau écrit des pages d’une audace inouïe sur la tragédie de ce monde : « L’auteur de cette tragédie, c’est Dieu même. Or la règle qu’il observe est de ne donner d’ordinaire les plus grands personnages qu’aux personnes les moins considérables de sa maison, de son royaume et empire. De là vient que les grands et les illustres de Dieu, les vrais nobles, rois de sa maison, les seuls héritiers de son empire et de toutes ses couronnes sont d’ordinaire les valets et les faquins de la comédie. » C’est ainsi que les mystiques s’évertuent à nous désenchanter de l’amour-propre et des apparences.

Leurs livres avaient un succès incroyable. On vendit trente mille exemplaires du Chrétien Intérieur de Jean de Bernières, dont l’abbé Bremond n’a jamais eu le courage de lire plus que quelques pages. La vente surprenante des livres de piété au XVIIe siècle nous en dit long sur la force religieuse et les aptitudes mystiques de notre pays. Ces livres ont influé sur nos mœurs par la politesse et la distinction que la religion donne aux esprits les moins cultivés. Ils ont influé sur les cœurs en répandant la doctrine du pur amour. Joinville nous parle d’une femme qui allait tenant une cruche d’eau dans une main et une torche dans l’autre, la cruche afin d’éteindre les flammes de l’Enfer, la torche afin de mettre le feu au Paradis, de sorte que Dieu fût désormais aimé et servi pour l’amour de lui-même. Saint François de Sales racontait : « Un musicien devenu sourd ne jouait plus du luth que devant son prince dont les marques de satisfaction le ravissaient. Telle est la délectation de la prière. Parfois le prince désirait éprouver l’amour du musicien : il lui commandait de chanter et soudain, le laissant là, s’en allait à la chasse... O Dieu, quand vous vous retirez de moi, mon âme est en grande peine : pourtant je ne cesse pas de vous aimer et de chanter, non pour le plaisir que j’y trouve, mais pour le pur amour de votre Volonté. » Ces brillantes paraboles révélaient aux âmes le charme souverain du désintéressement, la beauté de tout effort qui nous en rapproche.

Mais cette « invasion des mystiques » a rencontré une sombre digue : Port-Royal. L’abbé Bremond distingue deux Port-Royal, celui de Saint-Cyran et celui d’Arnauld. Le premier demeure, « malgré ses défaillances, une des gloires du catholicisme français » ; mais l’abbé laisse à Sainte-Beuve le soin de nous le prouver. Du reste, ce n’était qu’un mouvement de rénovation religieuse comme il s’en dessinait partout, avec des femmes supérieures, la Mère Angélique, que l’on vénère, et la mère Agnès, que l’on aime, si finement intelligente des choses spirituelles et d’un esprit si juste, puisqu’elle appartenait « à l’élite qui n’approuva jamais Les Provinciales ». Elles étaient dirigées par un homme étrange : Saint-Cyran, un extravagant, « qui avait l’âme naturellement et passionnément religieuse » et « qui disait des choses excellentes dès qu’il ne se prenait plus pour un être extraordinaire ». Quinze ans de bon commerce avec Vincent de Paul plaident en sa faveur. Par lui le jansénisme devint l’ennemi des Jésuites. Après sa mort, tout fût rentré dans l’ordre sans l’outrecuidance doctorale d’Arnauld. Le premier Port-Royal n’avait pas inventé ce Crucifié qui n’est pas mort pour tous les hommes, « ce Dieu lointain, muet, d’une terrible insouciance, cette grâce nécessaire mais suspendue à de sinistres caprices, ce Christ avare et impitoyable ». À vrai dire, tous les Jansénistes étaient persuadés qu’il était mort pour chacun d’eux : ils n’en doutaient qu’à l’heure de l’agonie. L’humanité de l’abbé Bremond proteste contre cette conception barbare, dont l’artiste en lui ne méconnaît pas la valeur de ferment lyrique. Convaincu qu’un quart d’heure de loyal entretien eût mis d’accord Bossuet et Fénelon, il s’irrite à la pensée que la querelle des Cinq Propositions absorba pendant des années et des années les forces vives de notre catholicisme. Sur ce point il n’a certainement pas tort ; et on lui pardonnera d’avoir manqué d’indulgence pour Arnauld, si on songe que son siècle et la postérité ont accolé au nom de cet écrivain illisible la même épithète de grand qu’à celui de Corneille. Mais on eût souhaité que l’abbé Bremond nous expliquât comment les effrayantes rigueurs du Jansénisme furent acceptées de tant d’âmes, et reconnût que le problème de la prédestination est plus passionnant pour les tristes hommes que celui du pur amour. Il a dit un jour : « Une longue expérience m’a appris que, dans le monde spirituel, les persécutés ont presque toujours raison ou que, même lorsqu’ils se trompent, ils restent beaucoup plus dignes d’intérêt que ceux qui les persécutent. » Les Jansénistes pourraient en appeler à son expérience de ses sévérités.

Hélas ! le jansénisme littéraire aboutit à Nicole qui est éminemment, affreusement raisonnable et qui accuse les mystiques d’être souvent nuisibles. Le bon Nicole se trompait. Les livres des mystiques et ses Essais touchaient les mêmes croyants et coopéraient à la même œuvre. L’abbé Bremond a fait un très beau tableau de la vie chrétienne au XVIIe siècle. « Ce siècle sublime, écrit-il, qu’on peut appeler le siècle de l’Esprit ou encore du Pur Amour, est aussi, parmi les siècles chrétiens, un des plus attachés, non seulement à la vie sacramentelle de l’Eglise, mais encore aux formules de la prière soit officielle, soit privée. » Il nous dit la naissance du livre de messe ; l’initiation des fidèles à la liturgie ; la beauté des hymnes de Santeuil ; les recueils de prières ; les dévotions approfondies ; les livres de préparation à la mort, car on n’abusait pas les malades sur leur état ; le mariage relevé par l’église de son ancienne humiliation, qui faisait soupirer à l’auteur d’un petit livre anonyme : « On entre au mariage comme si on n’avait pas besoin de Dieu pour être heureux ! »

L’abbé Bremond en a-t-il recueilli de ces mots qui, sans lui, auraient été à jamais perdus ! Schliemann n’eut pas plus de joie à exhumer l’or de Mycènes qu’il n’en éprouvait à découvrir sous la poussière le beau livre oublié, la page où le souffle a passé et qui frémit encore entre nos doigts. Sa passion de la littérature et sa pensée religieuse s’exaltaient l’une l’autre et se confondaient. Votre confrère, Messieurs, nous a apporté des raisons nouvelles d’aimer notre pays et d’en être fier. Il disait que ses mystiques étaient les stigmates de la France.

Ce fut dans un village des Basses Pyrénées, à Arthès-Asson, que de 1913 à 1933, il composa en grande partie, son ouvrage monumental. Une petite éminence au milieu d’une plaine verdoyante, comme un socle de rochers et de verdure soutient une vieille église, une place ombragée, des jardins, quelques maisons. Les contreforts des Pyrénées bleuissent à l’horizon. On entend la voix du gave de Louzon, telle que devaient l’entendre les Romains, il y a deux mille ans. L’abbé habitait tout près d’un champ de maïs, la plus belle maison du village, une maison blanche et carrée.

C’est là qu’il a évoqué tant de nobles et de saintes figures, dont il a laissé les portraits se faire d’eux-mêmes, car il s’installait rarement devant son modèle immobilisé : il lui plaisait de le voir marcher, se recueillir, prier, vivre devant lui. C’est là qu’il a réveillé la gloire « un peu somnolente » de Bourdaloue ; là que Bérulle a contemplé près de lui ces nuits silencieuses aux myriades d’étoiles ; là que Monsieur Vincent saluait au passage des paysans qu’il reconnaissait ; là, sur ce banc, que Bossuet et Fénelon finissaient par s’entendre et, s’il est permis de sourire, qu’Arnauld roulait et déroulait ses jarretières.

L’abbé Bremond sortait tous les matins : il aimait à visiter les paysans des alentours, à les questionner sur leurs petites affaires ; il passait chez son voisin le curé. Il assistait de temps en temps à ces dîners d’ecclésiastiques qui sont copieux et cordiaux. Il participait à la bonne joie qui s’en dégage, car il avait gardé le don du rire et, par moments, la gaieté des grands enfants. Son après-midi de travail en était écourté. Mais, le soir, sa fenêtre restait plus longtemps éclairée. Le curé me disait, que, chaque fois qu’il revenait de confesser un mourant, il apercevait cette lumière. Puis un jour l’abbé se plaignit du ralentissement de son travail. Les mots ne lui obéissaient plus. Il continuait d’étudier la quiétude... « Point de vision, point d’éclairs, point d’illuminations soudaines ; c’est la nuit, mais la nuit où Dieu s’unit à l’âme... » La nuit approchait.