Dévoilement d’une plaque sur la maison natale de Maurice Schumann

Le 16 juin 1999

Maurice DRUON

Dévoilement d'une plaque sur la maison natale
de Maurice Schumann

Discours prononcé par M. Maurice Druon
Secrétaire perpétuel

Paris le 16 juin 1999

     « Il faut vouloir que la France existe, car cela n’ira plus jamais de soi. »

     Cette confidence, lourde comme l’Histoire, le général de Gaulle te l’avait réservée, à toi, Maurice Schumann, porte-parole de son combat ; il te l’a faite, tête à tête, un jour d’Alger, alors que nous étions à mi-chemin entre la mince lumière qu’il avait allumée, au fond de la nuit de juin 40, et l’éclatante aurore tant attendue de la Libération. Et je l’ai recueillie de toi, tête à tête, un peu plus tard ; et à présent que tu n’es plus là, je me sens devoir de la répéter. « Vouloir que la France existe » ; est-ce que ce ne fut pas, Maurice, le sens de notre vie ?

     Elle existait la France, et comme allant de soi, quand tes yeux s’ouvrirent à la lumière et que ta première vision du monde fut celle de ces arbres, dans leur tendre feuillage d’avril.

     Tes premiers pas, tu les accomplis, soutenu par la main maternelle, sur cette place au centre de laquelle un vieil homme de bronze, barbu et pensif, méditait au dessus d’un sombre enchevêtrement de muses et de nymphes. Lorsque tu parlais de la place Victor Hugo, tu disais : « C’est mon village. » Mais quel village, construit autour du génie !

     Si la France, pour exister, est devenue affaire de volonté, c’est parce que, précisément, le gros monument nous fut arraché pour fondre on ne sait quelles têtes d’obus ; son image ne perdure qu’en nos plus vieilles mémoires.

     Mais c’est auprès de lui que, par cette sorte d’osmose qui s’opère entre les statues et la vie, tu as pris ta familiarité avec l’épopée, ton sens de la légende quand elle était en train de se faire, et ce ton hugolien qui habitait ta voix quand il le fallut.

     L’enfant doué, le collégien affamé de lectures, l’étudiant avide de tous les savoirs se dirige vers la philosophie, qui pose des questions mais ne les résout pas. Les réponses, c’est la foi qui les donne. L’esprit de Maurice Schumann gardera toujours l’empreinte philosophique ; mais la foi du croyant transcendera toujours et sa pensée et son action.

     L’époque frémissait. Sous l’ondulation des jours, on pouvait deviner, si l’on avait les yeux ouverts, la proche ébullition des drames. Le jeune philosophe croyant est happé par l’évènement. Connaître, décrire, expliquer l’évènement ce peut être une mission ; elle s’appelle le journalisme, quand on a et le souci de la vérité et le sens de la responsabilité. Maurice Schumann se dirige vers le journalisme le plus exigeant, le journalisme d’agence. À la direction des grands reportages, Havas l’envoie souvent à Londres. C’est plus qu’une destination ; c’est une manière de prédestination.

     Quand la France, atteinte d’un coup que ses chefs attendaient sans y croire, plonge au plus profond du malheur, quand les armées ennemies, chassant devant elles un peuple affolé, devancent la déroute de nos propres armées, Schumann, sous l’uniforme, entend une voix venant d’Angleterre, une voix française qui fait appel aux courages individuels et à la foi collective. Il a juste le temps de voir couler, au large d’un port de Bretagne, le bateau sur lequel il avait voulu embarquer, de courir jusqu’à Bayonne pour monter, presque de force, à bord d’un bâtiment polonais, d’arriver à Londres, de se présenter devant celui qui venait de se proclamer chef de la France libre. Ils se reconnurent aussitôt pour ce qu’ils deviendraient. De Gaulle fait de Schumann son relais vocal quotidien avec la France prisonnière. Ainsi se révèle la voix du couvre-feu, le Français qui parle aux Français.

     En avril 1942, l’un des mois les plus sinistres de l’Occupation, un mois de famine, d’arrestations et de tortures, un mois de fusillades affichées sur les murs, un mois de désespoir, une jeune fille écrivit pour toi, Maurice, un poème, dans la sage prosodie bien rimée que l’on apprenait à notre génération. Elle ne pouvait évidemment te le faire parvenir. Après la Libération, la modestie l’empêcha de te l’envoyer. Et voilà qu’il est sorti, discrètement, du coffret de la mémoire, adressé à moi, ton ami, pour l’anniversaire de ta disparition. Je veux t’en lire la première et la dernière strophe : Entends ce message du passé vers l’au-delà.

« Les rideaux sont tirés et les portes sont closes ;
Ni lumière ni bruit, et les rues sont moroses.
L’ordre est sévère, chacun le sait.
Dans nos maisons fermées, groupons-nous voici l’heure.
Que chacun maintenant en silence demeure :
Les Français parlent aux Français.

« Sachons avec ferveur écouter les voix chères
Dont les accents ardents couvrent les voix amères
Des traîtres qui seront chassés.
Écoutons leurs récits, leurs chants et leurs consignes,
Et dans notre malheur nous saurons rester dignes
Des Français parlant aux Français. »

     Pendant un demi siècle encore, Maurice, tu continueras de parler aux Français. Comme député pendant vingt-sept ans, comme sénateur pendant vingt-trois autres, comme président de Commissions dans les deux Assemblées, et comme ministre, à cinq reprises, chargé de départements essentiels à l’existence de la France : l’Aménagement du territoire, la Recherche Scientifique où tu t’obliges à tout connaître de l’énergie nucléaire et des technologies prospectives, les Affaires sociales, les Affaires étrangères.

     Un jour que les urnes te furent ingrates, parce que les affaires extérieures du pays, précisément, t’avaient trop exclusivement requis, l’Académie française t’ouvrit ses portes. Tu avais tous les titres à y siéger. Tu étais l’auteur de plusieurs beaux romans, et de maints ouvrages de philosophie et d’histoire. De grandes sociétés littéraires et des jurys estimés faisaient appel à toi car tu trouvais toujours le temps nécessaire à les animer. Aucun art ne t’était étranger. On pouvait te dire musicologue, et nul ne savait mieux que toi disserter sur Tintoret. Exceptionnelle était ton activité et prodigieuse ta mémoire. Tu enseignais dans une université populaire du Nord. Tu assurais l’éditorial de politique étrangère d’une de nos plus grandes et anciennes revues. La langue française, le service de la langue française était au premier rang de tes soucis, et tu nous le prouvais, à l’Académie, chaque jeudi. Tu y mettais de l’âme.

     Puisse une jeunesse, dont cette place est ou sera le village, levant les yeux vers cette plaque qui te fait entrer dans l’immortalité urbaine, la seule qui te manquait, lise les mots qui y sont gravés et comprendre ce qu’ils résument de savoir, d’engagement, d’espérance et de labeurs. Puisse-t-elle y recueillir un peu de notre histoire, et apprendre à vouloir que la France existe, dans une Europe dont elle aura inspiré le destin.