Cérémonies du centenaire de Louis Pasteur, à Dole du Jura

Le 26 mai 1923

Georges GOYAU

CÉRÉMONIES DU CENTENAIRE DE LOUIS PASTEUR

DISCOURS

DE

M. GEORGES GOYAU
MEMBRE DE L’ACADÉMIE

AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
prononcé à Dole du Jura, le 26 mai 1923

 

MONSIEUR LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE,
MESSIEURS.

En cette ville où Pasteur naquit, en cette ville où de son vivant même, devant lui, sur le mur de sa maison natale, une plaque commémorative glorifia son génie, l’heure est propice, je crois, pour recueillir les disciplines qu’il nous donne en vue du bon usage de la pensée. Je ne saurais mieux répondre au très émouvant honneur que m’a fait l’Académie française en me déléguant à cette solennité ; et chargé que je suis de vous parler de Pasteur, il m’adviendra parfois, et vous ne vous en plaindrez pas, de le laisser lui-même parler.

L’audace et l’humilité, ce sont là, messieurs, les deux aspects de son génie, les deux faces de sa grandeur. Les secrets de la nature sont devant lui : il s’agit d’y faire effraction. Ce n’est pas un livre clos, cette nature ; mais c’est un livre dont souvent la clef manque il faut découvrir cette clef. Des phénomènes succédant à d’autres phénomènes peuvent s’enregistrer sur la rétine d’un spectateur passif, sans que la science bénéficie d’une telle série d’apparitions. Mais Pasteur organise les phénomènes, il les provoque : son imagination, toujours en éveil, trouve, pour les questionner, des méthodes toujours plus neuves et toujours plus entrantes. Au point de départ du questionnaire, il entrevoit une réponse possible : les faits vont-ils s’accorder avec elle ? Les faits qui, seuls, par leur éloquence, doivent avoir le dernier mot, vont-ils la confirmer ? Vont-ils prouver, par exemple, qu’il y a bien effectivement, à l’origine des fermentations, certains phénomènes de vie, la vie des germes de levure ?

Pasteur, comme tout savant, aime son hypothèse ; il l’aime comme un littérateur aime son œuvre ; elle est sa pensée en marche ; il s’aime lui-même en l’aimant ; elle est, pour lui, une lumière provisoire ; deviendra-t-elle bientôt, pour tous ceux qui pensent, une lumière définitive ? La personnalité d’un savant a soif d’une pareille victoire. Mais Pasteur connaît, et volontiers il répète ce mot de Bossuet : « Le plus grand dérèglement de l’esprit est de croire les choses parce qu’on veut qu’elles soient. » Grande tentation qu’un tel dérèglement ! Pasteur n’y succombera point. Et c’est la vertu de Pasteur, de savoir soumettre à son sens critique l’enthousiasme même qu’il éprouve pour l’hypothèse qui doit éclairer son chemin et peut-être débrouiller une énigme.

Cette hypothèse l’obsède : elle est peut-être la vérité. Comment le saura-t-il ? En s’enfermant dans son laboratoire, en prodiguant les expériences et les contre-épreuves, en résistant au mirage de cette idée fille de son cerveau, en se défiant d’autant plus d’elle qu’il en est le père, en l’exposant systématiquement à toutes les chicanes, en la traitant, presque, comme une ennemie. Il ne régente les faits, dans son laboratoire, que pour les mettre en mesure de parler : quel sera leur langage ? Une approbation ? une condamnation ? Pasteur attend, patient et docile : si les faits réfutent les constructions de son propre esprit, il ne s’insurgera pas, il ne rusera pas ; il acceptera le démenti comme une invitation à des recherches nouvelles. Il aura passé des jours, des semaines, parfois des années, à se combattre ainsi lui-même, avec fièvre, à pourchasser dans un maquis d’expériences, pour tenter de la prendre en défaut, l’hypothèse même qui lui est chère, à épuiser toutes les hypothèses contraires : il demeurera beau joueur et parfait travailleur, en subissant avec déférence la réponse des faits, quelle qu’elle soit ; et cette alternance d’attitudes, cette soumission scrupuleuse succédant à une souveraineté divinatoire, ce flux et ce reflux d’une pensée qui croit au vrai, proposent à tous les chercheurs une magnifique leçon de méthode et d’hygiène intellectuelle.

Non plus que Pasteur n’enjambe sur les conclusions de l’expérience par des affirmations prématurées, non plus il ne veut, fût-ce pour l’avantage de sa propre gloire, « qu’on empiète trop vite sur le jugement de la postérité ». Il disait à ses compatriotes de Dole, lorsqu’en 1883 ils le fêtaient : « La postérité ratifiera-t-elle votre décision ? Et n’auriez-vous pas dû, monsieur le Maire, prévenir prudemment le conseil municipal de ne pas prendre une résolution aussi hâtive ? Et Pasteur protestait contre « les dehors éclatants d’une admiration » qu’il ne croyait pas mériter ». Comme vous fîtes bien de passer outre, Dolois, compatriotes de Pasteur ! Vous eûtes raison, pour une fois, de céder à votre enthousiasme, et de considérer que dès cette époque la véritable prudence, en présence d’un tel homme, consistait à prévoir le parachèvement de sa gloire. Douze mois s’écoulaient : Pasteur, au Congrès international de Copenhague, était salué comme le vainqueur de la race, et l’hommage de Dole à Pasteur avait ainsi précédé d’un an l’hommage de l’univers savant.

Méditons un peu plus avant sur l’humilité d’un Pasteur, et regardons un instant comment elle se refuse à méconnaitre, par des négations téméraires, le domaine de l’infini. Lorsqu’il recueillit à l’Académie française la succession d’Émile Littré, il eut à parler, sous la coupole, de ces doctrines positivistes au succès desquelles Littré s’était dévoué. L’humanité, s’il en fallait croire ces doctrines, serait en train de sortir de l’état métaphysique pour entrer dans l’état scientifique ou positif et la rupture avec les croyances métaphysiques serait une condition du progrès même de la science. Pasteur s’en étonnait. Pourquoi écarter de l’horizon de nos pensées l’idée de l’existence de Dieu, la notion d’une âme immortelle ? Pasteur ne comprenait pas. « Je me demande, disait-il, au nom de quelle découverte nouvelle, philosophique ou scientifique, on peut arracher de l’âme humaine ces hautes préoccupations. » Renan présidait l’Académie. Il abrégea le débat entre Pasteur et feu Littré, en déclarant avec une narquoise bonhomie : « Je ne sais pas bien si je suis spiritualiste ou matérialiste. » Le Comtois, ce jour-là, marqua plus de confiance que le Breton dans la valeur de la pensée, et plus de sollicitude, aussi, pour les exigences du cœur.

Huit ans avant de traiter ces graves questions sous la coupole, Pasteur les avait abordées ici même, dans votre Jura. Oui, messieurs, une cité proche de la vôtre eut, au mois d’août 1874,1a primeur de cet imposant spectacle : le génie de Pasteur s’agenouillant publiquement devant l’infini, devant ce surnaturel qui, disait-il, est au fond de tous les cœurs. Il présidait la distribution des prix du collège d’Arbois. Écoutons-le nous redire — ce langage est toujours opportun — dans quel sens et d’après quelles normes il convient d’être libre penseur.

« Savez-vous — c’est Pasteur qui parle — ce que réclament la plupart des libres penseurs ? C’est, pour les uns, la liberté de ne pas penser du tout et d’être asservis par l’ignorance ; pour d’autres, la liberté de penser mal ; pour d’autres encore, la liberté d’être dominés par les suggestions de l’instinct et de mépriser toute autorité et toute tradition. La libre pensée, dans le sens cartésien, la liberté dans l’effort, la liberté dans la recherche, le droit de conclure sur le vrai accessible à l’évidence et d’y conformer sa conduite, oh ! avons un culte pour cette liberté-là ; c’est elle qui a fait la société moderne dans ce qu’elle a de plus élevé de plus fécond ; mais la libre pensée qui réclame le droit de conclure sur ce qui échappe à une connaissance précise, la liberté qui signifie matérialisme ou athéisme, celle-là, répudions-la avec énergie. »

Il la répudiait, parce qu’il l’accusait d’« imposer à la nature humaine des répugnances invincibles » ; il la répudiait, parce qu’en face de ces grands problèmes, il ne concevait que « deux états pour l’esprit : celui qui crée la foi, la croyance à une solution qu’une révélation divine aurait donnée, et celui du tourment de l’âme la poursuite de solutions impossibles. »

Sur votre terroir. Messieurs, à proximité de ses fidèles amitiés jurassiennes, le grand Pasteur se livrait tout entier : il sacrifiait à ces amitiés les pudeurs mêmes de son âme, qui avait connu les souffrances et les deuils. Très franchement et un peu douloureusement, il disait aux jeunes lauréats du collège d’Arbois : « Est-ce qu’au chevet de l’être aimé que la mort vient de frapper, vous ne sentez pas quelque chose au-dedans de vous qui vous crie que l’âme est immortelle ? C’est insulter au cœur de l’homme que de dire avec le matérialisme : La mort, c’est le néant. »

Vous devinez, messieurs, dans ces revendications du cœur, tout ce qu’il y avait de tendresse dans l’âme de Pasteur, et tout ce qu’il devait à cette tendresse de lumineuses intuitions. Vous rappelez-vous comment ici même, en 1883, devant la petite maison de ses père et mère, il interpellait ses chers disparus ? Le grand savant qu’il était devenu vous demandait de saluer la mémoire de ce père — le corroyeur, fils de corroyeur, — de cette mère — la fille d’un modeste jardinier ; et il leur disait à tous deux, en deçà du voile qu’interpose la mort : « C’est à vous que je dois tout. Soyez bénis pour ce que vous avez été. » Quand l’amour filial s’élève à de pareilles ferveurs, il n’admet pas qu’un père, qu’une mère, puissent être « morts comme meurt un vibrion ». L’homme de sentiment qui frémissait en Pasteur voulait persister à croire qu’il les reverrait. Vos âmes à tous, messieurs, lorsque le jour des Morts vous amène en votre cimetière, sont les sœurs de l’âme d’un Pasteur ; et vos espérances peuvent s’illuminer à sa foi.

La France, la science étrangère, sont ce matin dans vos murs, pour le célébrer. Si Pasteur était là, sa modestie s’effaroucherait, mais il se sentirait heureux pour son pays. Car c’était, l’un de ses traits distinctifs, que sur le champ de bataille du laboratoire il prétendait servir la France, comme son père, l’ancien soldat de Napoléon, l’avait servie sur d’autres champs de bataille. Et sa mère aussi — il vous le racontait ici même — lui avait toujours suggéré d’« associer la grandeur de la science à la grandeur de la patrie ».

Pourquoi se réjouissait-il de la découverte des virus-vaccins contre le charbon et contre la rage ? Parce qu’il ne se fût pas consolé — il le disait un jour à l’Académie de Médecine — que cette découverte ne fût pas une découverte française. Il s’attardait volontiers au souvenir des services qu’avait rendus la science aux héroïques volontaires de la première République : il se plaisait à redire comment un Carnot, un Lavoisier, un Fourcroy, un Monge, un Berthollet, avaient aidé la victoire de nos trois couleurs ; et c’était pour lui l’un des attraits de la vocation de savant, qu’elle permit de collaborer, éventuellement, aux besognes sacrées de la défense nationale.

Plus loin, plus au delà, son regard envisageait d’autres services, que doit rendre la science à l’ensemble de la famille humaine. « En face de l’infortune, écrivait-il, c’est un honneur de tout sacrifier pour tâcher de la secourir. » L’histoire humaine se déroule comme un perpétuel combat contre les fléaux qui nous obsèdent et nous guettent : Pasteur, en ce combat, fut un triomphateur auquel nul autre ne peut être comparé. Son génie fut une bienfaisance : sa science fut une pitié. Malheur à la science qui ne se tourne point à aimer ! disait autrefois Bossuet. La science de Pasteur se tournait à aimer : elle participait à la pure essence de la pensée française, pensée spontanément aimante parce que naturellement chrétienne, pensée toujours prête au don d’elle-même, toujours encline à se transfigurer en charité, et toujours empressée, aussi, à collaborer avec la pensée des autres peuples, pour l’œuvre commune du progrès. « En quelque lieu du monde que se montre un foyer de lumière, disait Pasteur à Édimbourg, la France applaudit. Et quand la mort frappe, sur un sol étranger, un homme de génie, elle le pleure comme un de ses enfants. »

Qu’on ne nous parle donc plus, messieurs, de je ne sais quels conflits entre l’idée de patrie et l’idée d’humanité, non plus qu’entre les méthodes d’observation et les connaissances métaphysiques, non plus qu’entre les sciences expérimentales et la foi religieuse. Le Dolois Louis Pasteur, par son propre exemple, nous enseigne avec éclat comment tous ces conflits apparents se pacifient par le réalisme même de la vie intellectuelle et morale ; il nous enseigne comment ces conflits se résolvent, dans une exacte hiérarchie des connaissances et des valeurs ; dans une claire et nette démarcation entre les divers domaines qui ne doivent jamais empiéter l’un sur l’autre ; dans un élan de tout l’être humain vers toutes les sources de la vérité et vers toutes les promesses de l’idéal.