Célébration du 350e anniversaire de l’Académie française. Richelieu et l’Académie française

Le 12 décembre 1985

René de CASTRIES

Célébration du 350e anniversaire
de l’Académie française

Richelieu et l’Académie française

 

Messieurs,

Pour le quatrième centenaire de la naissance de Richelieu il semble naturel de parler de la seule de ses institutions qui ait survécu, à savoir l’Académie française.

Son nom n’est pas dû au Cardinal mais seulement son existence. Car on trouve une première Académie française instituée par lettres patentes du roi Charles IX en 1568. Cette société fut l’œuvre du poète Jean-Antoine de Baïf, appuyé par Pierre de Ronsard. Elle ne disposait ni de locaux ni de ressources et les troubles religieux firent rapidement tomber en désuétude cette première académie dont les membres s’appelaient des académiques ; elle comptait deux femmes parmi ses membres : la maréchale de Retz et Mme de Lignerolles. Les académiques y prononçaient des discours traitant de questions philosophiques ; quelques-uns sont conservés aux archives de Copenhague. Cette première académie disparut prématurément en 1585, ce qui, par une coïncidence remarquable, est la date de naissance de notre fondateur.

Quarante-cinq ans plus tard, en 1630, de jeunes écrivains dont les patronymes ne nous disent plus rien et qui se nommaient Habert, Malleville, Chapelain, Sérisay, Louis Giry, prirent l’habitude de se réunir régulièrement chez un protestant, Valentin Conrart, pour la seule raison qu’il habitait rue Saint-Martin qui était alors le centre de Paris. Ces écrivains étaient jeunes ; le benjamin avait vingt-cinq ans. Le doyen Oger de Gombault, dit « le beau ténébreux », comptait tout au plus cinquante-trois printemps.

« Ils s’entretenaient familièrement comme ils eussent fait une visite ordinaire de toutes sortes de choses, d’affaires, de nouvelles de belles-lettres », rapporte Pellisson, auteur de la première histoire de l’Académie.

Les habitués se soumettaient mutuellement leurs ouvrages et en faisaient librement la critique, puis les entretiens se terminaient soit par une promenade en commun, soit par une collation.

Le charme de ces réunions était, paraît-il, indicible et les bénéficiaires, pour en conserver l’avantage, se jurèrent mutuellement de n’en parler à personne – afin de leur conserver leur caractère d’intimité.

Toutefois l’un des amis fut infidèle à sa promesse, ce fut Malleville : il s’en ouvrit à son ami Faret qui exprima le désir de faire partie de la société. Malleville fut vivement blâmé, mais les qualités de Faret déterminèrent cependant son admission, sans qu’il fût tenu au secret primitif.

Faret parla donc des réunions chez Conrart à certains de ses amis, notamment Desmarets et Boisrobert, qui étaient des amis du groupe initial. L’entrée de Boisrobert est un fait très important puisqu’il allait changer à jamais le destin de la réunion chez Conrart.

Boisrobert était en grande faveur auprès du cardinal de Richelieu à qui, pour le délasser des affaires de l’État, il racontait les petites histoires de la Cour et de la Ville.

L’abbé de Boisrobert ne manqua pas de faire un récit avantageux de la petite assemblée qu’il avait vue et des personnes qui la composaient. Alors le Cardinal demanda à Boisrobert si ces personnes ne voudraient pas faire un corps et s’assembler régulièrement sous une haute autorité politique.

Boisrobert ayant répondu qu’à son avis cette proposition serait reçue avec joie, il lui commanda de la faire et d’offrir à ces Messieurs sa protection pour leur compagnie, qu’il leur témoignerait en toutes rencontres.

Boisrobert transmit la proposition qui fut assez mal accueillie, sauf par Chapelain, largement pensionné par le Cardinal, et son opinion l’emporta finalement.

Les présents décidèrent « que M. de Boisrobert serait prié de remercier très humblement M. le Cardinal de l’honneur qu’il leur faisait et de l’assurer qu’ils n’auraient jamais eu une si haute pensée et qu’ils furent fort surpris du dessein de Son Éminence ; ils étaient tous résolus à suivre ses volontés ».

Le Cardinal n’avait pas pris sa décision à la légère. Parmi ses vastes desseins existait l’idée d’un groupe de littérateurs distribués en classes, comme pour l’actuel Institut.

Mais son idée principale était que la littérature s’administre comme le reste et qu’il est bon qu’elle soit soumise à une autorité.

Après l’acceptation du principe, il fit confirmer par Boisrobert que les membres de la Compagnie s’assembleraient comme de coutume, mais qu’il envisageait d’augmenter leur nombre et de songer aux formes et aux lois qu’il conviendrait de leur donner pour l’avenir.

Ces événements se situent à la fin de l’année 1633. Conrart se maria alors, ce qui obligea ses amis à trouver un autre lieu de réunion. Desmarets proposa son logis, l’hôtel Pellevé, et ce fut dans ce local qu’on discuta sérieusement de l’établissement d’une Académie qui se trouvait déjà virtuellement constituée.

Les amis de Conrart furent contraints par le Cardinal de porter leur nombre à quarante et l’on établit les statuts de 1634 à 1636.

On adopta, dès l’origine, le principe de l’égalité absolue entre les membres sans tenir compte de la naissance, de la fortune, de l’emploi et même du talent, ce qui était une étonnante innovation dans une société de castes.

Puis on élabora un règlement provisoire ; on décida qu’il y aurait trois officiers : un directeur, un chancelier et un secrétaire, celui-ci étant perpétuel.

Lors de la séance du 20 mars 1634 on décida de donner à la Compagnie le nom d’Académie française et, le 12 février 1636, de remplacer le terme d’académiste par celui d’académicien. Dès le 22 mars 1634 le directeur, M. de Sérisay, fut chargé de rédiger une lettre au Cardinal pour le supplier d’honorer l’Académie de sa protection. La lettre fut remise en main propre à Richelieu par Bautru, du Chastelet et Boisrobert.

Le Cardinal répondit à l’Académie qu’il lui savait gré de ce qu’elle lui demandait sa protection et qu’il la lui accordait de bon cœur.

Les députés de l’Académie avaient remis au Cardinal un projet de constitution rédigé par Faret ; on peut le considérer comme la véritable origine des statuts.

Richelieu apporta quelques corrections aux propositions de Faret. Après six mois de discussions on présenta au Cardinal un projet remanié qui obtint son approbation.

Une commission, composée de Bourzeys, Gombault et Gomberville, rédigea des mémoires qui furent soumis aux membres de l’Académie. Ils formulèrent leurs observations. Un travail de fusion de ces mémoires fut confié à une nouvelle commission ; les débats se déroulèrent sous la présidence de Conrart qui est considéré, à juste titre, comme le rédacteur des statuts.

Boisrobert accompagné des trois officiers se rendit à Rueil pour les soumettre à Richelieu, qui les approuva. Puis, à sa demande, le 5 février 1635, le Cardinal supprima de sa main un alinéa de l’article cinquième précisant « que chacun des académiciens promettait de révérer la vertu et la mémoire de Monseigneur leur protecteur ».

Enfin, le 22 février 1635, le Cardinal renvoya les statuts, signés de sa main, contresignés par son secrétaire Charpentier et scellés de ses armes.

L’Académie décida que ses actes seraient scellés de cire bleue, qu’elle serait pourvue d’un sceau portant la figure du Cardinal avec la légende : « Armand, cardinal de Richelieu, protecteur de l’Académie française établie en 1635 ». Le contre-sceau, qui a passé à la postérité, devait porter une couronne de lauriers avec l’inscription : « À l’immortalité ».

Conrart fut chargé de la rédaction des lettres patentes pour la fondation. Le garde des Sceaux Séguier scella les lettres et demanda à faire partie de la Compagnie, ce qui fut aisément accordé.

En revanche le Parlement se montra réticent et refusa d’enregistrer les lettres patentes. Il fallut l’intervention personnelle de Richelieu pour vaincre la résistance des parlementaires. Ce ne fut que le 31 juillet 1637 que les lettres patentes furent enregistrées et que l’Académie devint une institution officielle.

Bien qu’il fût le fondateur de l’Académie, le protectorat de Richelieu qui dura sept ans ne fut pas, contrairement à ce que l’on pourrait penser, une période brillante dans l’histoire de l’Académie.

Le Cardinal n’avait pas accordé de salle de réunion ; la Compagnie fut errante, ce qui détermina la perte des archives des premières années. L’obligation de résider à Paris, imposée aux membres de la Compagnie, impliquait certaines dépenses de prestige conformes à la nouvelle dignité académique.

Le Cardinal ne tint aucun compte de ces nécessités financières et, pour respecter, prétendit-il, l’indépendance totale des académiciens, il décida que leurs fonctions seraient gratuites, ce qui ne plus pas à tout le monde.

L’absence de rétribution d’office était compensée par l’attribution de pensions, versées soit par le Roi, soit par le Cardinal. Mais l’attribution de ces pensions, qui n’étaient pas accordées à tous les membres, semble avoir été un moyen de pression attentatoire à la liberté prévue dans les statuts.

Hors cette carence pécuniaire et les inégalités qu’elle engendrait, les membres de l’Académie française jouissaient de privilèges non négligeables : ils étaient dispensés de toutes charges juridiques telles que tutelle et curatelle ; ils étaient exonérés des services de police ; ils jouissaient du droit de commitimus qui leur permettait de porter tous les différends judiciaires devant les tribunaux parisiens, droit qui n’avait été jusqu’alors accordé qu’aux princes du sang.

Le Cardinal fit une fâcheuse pression sur l’Académie pour qu’elle publiât les Sentiments de l’Académie française sur « Le Cid ».

Cette pièce d’un auteur alors peu connu nommé Corneille avait remporté un des plus éclatants succès de toute l’histoire du théâtre en France. Richelieu s’irrita de ce succès parce que la pièce comprenait des duels alors interdits et qu’elle exaltait les vertus des Espagnols, alors en guerre contre la France et qui venaient de s’emparer de Corbie.

Pour dissimuler ses sentiments, il anoblit Corneille mais il n’en chargea pas moins l’Académie de démolir son œuvre.

La décision du Cardinal plaçait l’Académie dans une position très délicate ; elle se retrancha derrière ses statuts qui prévoyaient qu’elle ne pouvait porter un jugement sur un ouvrage qu’à la demande de l’auteur.

Boisrobert insista auprès de Corneille pour obtenir son consentement. Le 13 juin 1637, Corneille lui adressa une lettre où il disait : « Messieurs de l’Académie peuvent faire ce qui leur plaira ; puisque vous m’écrivez que Monseigneur serait bien aise d’en voir leur jugement et que cela doit divertir Son Éminence, je n’ai rien à dire. »

Fort de cette lettre, le Cardinal força la main des Quarante en leur disant : « Je vous aimerai comme vous m’aimerez. »

Les titulaires des pensions tremblèrent pour leurs intérêts et, le 11 juin 1637, l’Académie élut une commission composée de Bourzeys, Chapelain et Desmarets pour examiner la donnée du Cid tandis que Cérisy, Baro et l’Estoile étaient chargés de critiquer les vers.

Chapelain rédigea finalement le rapport ; il fut soumis au Cardinal qui demanda quelques corrections, et le 23 novembre 1637 étaient publiés les Sentiments de l’Académie française sur « Le Cid ».

Il faut reconnaître que l’Académie s’efforça d’être impartiale dans ses critiques et que Le Cid n’est pas une œuvre parfaite.

Par prudence, Corneille fit taire son orgueil en se déclarant satisfait et il remercia la Compagnie, ce qui ne l’empêcha pas de dire partout qu’il s’en tiendrait au seul jugement du public.

On peut admettre que si l’Académie s’était refusée à cette première manifestation publique et n’avait pas obtempéré aux desiderata du protecteur, elle courait le risque d’être aussitôt supprimée. On a seulement le droit de s’interroger sur sa véritable liberté.

Après cet incident, l’Académie s’était remise à ce qui devait être sa tâche principale, la confection du Dictionnaire.

Vaugelas, chargé de diriger le travail, bénéficia de la part du cardinal d’une indemnité annuelle de deux mille livres.

Cette première libéralité du Cardinal en faveur de l’Académie devait dans son esprit être suivie d’un certain nombre d’autres. Lors du voyage en Languedoc, qui précéda sa mort, il avait dit à ses familiers son intention de doter l’Académie d’un local pour tenir ses séances.

Hélas, il disparut trop vite pour réaliser son projet. Son décès atterra l’Académie. Elle rendit les plus grands honneurs à son protecteur défunt. Le 20 décembre 1642, un service fut célébré à l’église des Billettes et l’Estoile, directeur en exercice, tint à l’honneur d’en assumer les frais.

Cureau de la Chambre prononça l’éloge funèbre devant toute la Compagnie assemblée.

La disparition de Richelieu posait un problème à l’Académie, qui perdait son protecteur. Un de ses membres, le chancelier Séguier, en assuma la charge et, pour le faire, donna sa démission, la seule acceptée en trois cent cinquante ans.

Grâce à lui, l’œuvre du Cardinal demeurait ; nous devons donc une grande reconnaissance à notre fondateur dont l’initiative s’est révélée féconde et, en souvenir de lui, notre Compagnie a eu à cœur de justifier sa devise initiale : « À l’immortalité ».