Dire, ne pas dire

Baby-boomer ou baby-boomé

Le 7 janvier 2021

Bloc-notes

J’ignore l’identité du triple imbécile ou du lexicologue à la noix qui a lancé le terme de « baby-boomer » pour désigner les enfants nés après la Seconde Guerre mondiale en France. L’ironie condescendante du néologisme déguisait mal la jalousie, voire le ressentiment qu’il éprouvait à l’égard de cette génération qui avait précédé la sienne. C’est qu’elle avait bénéficié de tant de privilèges : une enfance bénie sous « les trente glorieuses », le fait d’avoir échappé de justesse aux dernières mobilisations de la guerre d’Algérie puis de s’être dissipée au cœur de cette grande kermesse de Mai 68, le plein emploi et enfin, en nos temps plombés par le SARS-Cov-2, la sollicitude, abusive à ses yeux, des pouvoirs publics soucieux de la préserver, en considération de son âge.

Au diable les « personnes à risque », n’est-ce pas ? – surtout au prix d’un confinement résolu, d’une paralysie partielle de l’économie et, pis encore pour les jeunes, de la fermeture des night-clubs, des cafés branchés ou des restaurants ! Intolérable ! À la trappe les baby-boomers ! Les « jeunes », eux, n’ont (presque) rien à craindre et exigent les cinoches, les rave-parties et les stades de foot bien remplis…

Je comprends fort bien cela. Mais à un détail près. Les baby-boomers sont-ils vraiment des baby-boomers ? Comme si c’était eux qui avaient été responsables de la natalité croissante qu’ils incarnent ! Notre lexicologue inconséquent, à qui tant de locuteurs ou de journalistes irréfléchis ont hélas emboîté le pas, avait-il confondu celui qui agit et le produit ou l’objet de son action : le soigneur et le soigné, l’enchanteur et l’enchanté, le moissonneur et le moissonné, le reporter et ce qu’il a reporté, etc., etc. ?

Les baby-boomers, grammaticalement parlant, ce sont ceux qui, dans l’euphorie procréatrice de la paix revenue et des quelques années qui suivirent, ont engendré, par centaines et centaines de milliers, des petits « baby-boomés » qui, eux, n’avaient rien demandé à personne.

Un aveu, maintenant.

Cette grossière erreur m’indigne parce qu’elle réveille en moi une angoisse existentielle qui pourrait se résumer ainsi : qui suis-je ? d’où viens-je ? Ou, pour être un peu plus précis : suis-je un baby-boomé ? Mes parents étaient-ils des baby-boomers quand ils m’ont baby-boomé ?

Ah ! Comment répondre ?

Je suis né dans un petit village du Loiret, dans la nuit du 18 au 19 août 1944. Quelques heures plus tôt, la Wehrmacht pliait bagage. Quelques heures plus tard déboulaient les blindés du général Patton.

Et moi, entre les deux ?

Ai-je été la petite hirondelle qui annonçait le printemps de la Libération ? Mes parents, avec une précision chronométrique que j’admire, m’ont-ils conçu dans la certitude des lendemains qui allaient commencer à chanter neuf mois plus tard, jour pour jour, dans le Loiret ? Ou bien ai-je été le dernier petit corbeau noir sur nos plaines et sur l’hiver de l’Occupation ?

Dans tous les cas, je ne permettrai à personne de me traiter de baby-boomer.

 

Frédéric Vitoux
de l’Académie française