Allocution prononcée lors de la remise de son épée d'académicien à M. Jean-Luc Marion

Le 1 décembre 2009

Marc FUMAROLI

ALLOCUTION DE MARC FUMAROLI,

de l’Académie française et de l’Académie des inscriptions et belles-lettres
Professeur honoraire au Collège de France.

 

Mon cher Jean-Luc,

Vous connaissez le mot de l’un de nos secrétaires perpétuels, d’Alembert, à propos de Molière : « Rien ne manque à sa gloire. Il manque à la nôtre ». Il s’applique à beaucoup d’autres phares de notre littérature, à Balzac, à Baudelaire, à Proust. L’explication de ces lacunes est d’ailleurs un chapitre non négligeable de notre histoire littéraire. Mais cette épigramme s’applique aussi à Descartes, dont on peut s’étonner que le Discours de la méthode, paru en 1637, chef-d’œuvre de la prose autant que de la pensée française, ne lui ait pas valu sur le champ, au côté de son ami et correspondant Guez de Balzac, un fauteuil dans la toute jeune Académie française.

Il est vrai que le Discours parut à Leyde, en Hollande, anticipant sur la pratique des philosophes et traducteurs du Refuge échappant à la censure de Louis XIV. Par ailleurs, la conception indépendante de la République européenne des Lettres que Descartes esquisse dans le Discours n’avait aucune chance de convenir au créateur de l’Académie. Richelieu voyait dans son Académie un organe de l’État royal, une assemblée éloquente arrêtant les normes de la langue du roi et célébrant sa politique. Or, à l’instar de Montaigne, qui maintint toujours une distance respectueuse entre lui-même et le centre du pouvoir français, le prudent philosophe préféra penser et écrire loin de Paris, en Europe centrale, en Hollande, en Suède, demandant au Minime Mersenne, infatigable intermédiaire, d’entretenir par correspondance son dialogue avec ses pairs de la province française de la République savante.

L’Académie s’est bien rattrapée depuis, elle a compté et compte dans ses rangs des philosophes, mais aucun, pas même notre admirable maître commun, Henri Gouhier, n’a dédié comme vous autant d’ouvrages novateurs à l’exégèse de la pensée cartésienne, ni à plus forte raison, créé, comme vous l’avez fait, une phalange internationale de commentateurs et d’éditeurs de Descartes. Il n’est donc pas exagéré de dire que votre élection à l’Académie efface définitivement, après plus de trois siècles, son remords de n’avoir pas appelé à elle René Descartes.

Si j’ai pu contribuer à cette élection réparatrice, vous le devez un peu, mon cher Jean-Luc, à votre directeur de thèse, Ferdinand Alquié. Je l’ai connu, dans des temps fort anciens, chez son ami de khâgne, Paul Bénichou, qui m’invitait souvent à dîner, avec son épouse Gina et sa fille Sylvia, entre deux semestres à Harvard, en compagnie, entre autres, du couple Alquié et du couple Baer, dont j’ignorais alors les liens avec les Ormesson, que j’ai connus beaucoup plus tard, à la faveur de ma collaboration à la revue Diogène, que Jean d’Ormesson dirigea longtemps, à la suite de son fondateur et ami Roger Caillois (retenu à Bruxelles, Jean d’Ormesson est désolé de ne pas être des nôtres ce soir). C’est au cours de ces soirées si sympathiques, animées par le dialogue entre Alquié et Bénichou, que j’entrevis pour la première fois le sens de l’expression un peu mystérieuse de « République des Lettres », distincte à la fois de la société universitaire, de la société mondaine, et du monde proprement littéraire. La conversation y était libre, détendue et gaie, ce qui ne l’empêchait pas de devenir brièvement intense et sérieuse, avec un parfum de cosmopolitisme, dû aux absents souvent évoqués par Paul Bénichou, Octavio Paz ou Jorge Luis Borges, auxquels il s’était lié, hispanisant autant que francisant, pendant son exil, dans les années de guerre, en Argentine. Il avait été parmi les premiers, en collaboration avec sa fille, à traduire Borges en français.

Ferdinand Alquié était alors le grand rival de Martial Gueroult dans les études cartésiennes, et j’étais trop heureux de le prendre quelquefois à part, pour lui dire tout le bien que je pensais de ses livres et de ses essais. Mon intérêt pour Descartes était dû non seulement à mes recherches sur renseignement des Jésuites au XVIIe siècle, mais aux cours éblouissants de Jean Beaufret sur les Méditations, dans la khâgne de Charlemagne où m’avait entraîné mon ami Dominique Janicaud, et aussi à l’exemple d’un autre de mes amis, le grand buriniste Roger Vieillard, qui avait osé illustrer le Discours de la méthode, y trouvant la poétique de son propre art sévère et subtil.

Au cours de l’un de ces brefs apartés avec Ferdinand Alquié, je l’entendis rétorquer à mes éloges, avec son inimitable accent de Carcassonne : « Mon cher ami, sachez bien que je ne suis qu’un débutant en cartésianisme. J’ai un élève qui en sait déjà beaucoup plus long que moi, retenez bien son nom, il s’appelle Jean-Luc Marion, Ne le perdez pas de vue, lisez-le et je vous recommande, chaque fois que vous le pourrez, de le soutenir dans sa carrière ». C’était dit avec une certaine solennité. La générosité du propos était trop extraordinaire pour que je l’aie jamais oublié.

Aussi, bien avant de vous connaître ai-je lu vos premiers travaux publiés sur Descartes et j’ai fait de mon mieux dès lors pour chanter vos louanges, selon l’objurgation que m’en avait faite votre bon maître Alquié.

De loin, j’ai suivi votre maturation d’historien érudit de la philosophie en philosophe à part entière, à la première personne, évolution orientée par votre rencontre, à l’Institut de philosophie de la Sorbonne, à la fin des années 70, avec le grand phénoménologue Emmanuel Levinas.

Nous ne nous sommes vraiment liés que lors de séjours communs, au printemps, sur le campus néo-gothique et verdoyant de l’Université de Chicago, où vous avez succédé depuis, dans une chaire prestigieuse, à Paul Ricœur, autre grand esprit à qui n’a rien manqué, mais que l’Académie a manqué. Il m’est arrivé d’y suivre quelquefois vos cours, à la Divinity School. Énoncés dans un anglais quasi cartésien, j’y trouvai la même précision et le même bonheur exégétique, devant un auditoire non moins nombreux, mais beaucoup plus attentif, que j’avais goûté dans l’enseignement de Jean Beaufret à Charlemagne, cinquante ans plus tôt. Entre temps, l’esprit français n’avait rien perdu à prendre au besoin, pour vecteur, une autre langue. C’est aussi à Chicago que j’ai pu mesurer l’autorité sans faste, mais d’autant plus solide et persistante, que vous avez acquise dans la communauté philosophique d’Outre-Atlantique. Tel est le cheminement de la petite histoire commune qui m’a conduit aujourd’hui à 1’honneur de vous offrir, au nom de vos innombrables amis et disciples, votre épée symbolique d’académicien français.