Allocution prononcée à l'occasion de la remise de son épée d'académicien à Pierre Rosenberg

Le 5 novembre 1996

Hélène CARRÈRE d’ENCAUSSE

Allocution prononcée à l’occasion de la remise de l’épée de M. Pierre Rosenberg

Le 5 novembre 1996

 

 

 

Mon cher ami,

Vous voilà de l’Académie ! Vous vivez aujourd’hui le premier moment, la première cérémonie qui fera de vous un académicien complet vêtu de vert de pied en cap et muni d’une épée.

L’Académie, laissez-moi vous le dire, n’est en rien cette compagnie austère, figée, glacée qu’imaginent volontiers ceux qui n’en sont pas, et ceux qui assurent avec véhémence que jamais, au grand jamais, ils ne tenteront d’y entrer. L’inattendu, le cocasse y sont toujours présents. Songez par exemple que le maréchal de Richelieu, élu en 1720 à vingt-quatre ans au trente-deuxième fauteuil, ce n’est pas le vôtre, rassurez-vous, crut toujours que la Compagnie dont il était membre se nommait cadémie et que le A faisait partie de l’article. D’être en grande coquetterie avec les mots et l’orthographe ne l’empêcha pas d’occuper son fauteuil pendant soixante-huit ans, et nul ne le taquina jamais sur cette faiblesse ! Pourtant en 1718, deux ans avant son élection, paraissait déjà la seconde édition du Dictionnaire.

La vérité, et peut-être n’êtes-vous pas encore tout à fait conscient de cela, est que notre Compagnie est probablement le temple de ce que j’oserais nommer, pour utiliser une expression à la mode, le politiquement incorrect, et c’est ce qui en fait le charme premier. En un temps où, même dans notre beau pays de fantaisie et de liberté il convient de se conformer à la dictature des mots en vogue, des idées, des comportements dits corrects sous peine d’être tenu pour infréquentable, voire livré à l’opprobre ou, cas extrême, aux tribunaux, l’Académie est un paradis, qui ailleurs se perd, où l’on peut penser, parler, agir à l’encontre des modèles imposés. Vous l’avez bien deviné, lorsque, vous engageant dans le parcours initiatique qui devait vous conduire à recueillir nos suffrages, vous avez, sans hésiter, rejeté tout un attirail dont l’homme de notre temps se doit paraît-il d’user pour retenir l’estime de son prochain. Point de téléphone, de télécopieur, de traitement de texte ni d’Internet. Vous avez pris votre plus belle plume, du papier et adressé à chacun d’entre nous une lettre fort civile pour nous dire, avec talent, que vous souhaitiez être des nôtres. Qui écrit encore des lettres aujourd’hui ? Ce n’est pas « politiquement correct », cela vous désigne un homme du passé ! Vous vous êtes obstiné à refuser la manière contemporaine de traiter autrui, avec désinvolture — et c’est une litote — faisant visite à ceux d’entre nous qui le souhaitaient, vous livrant avec eux à un art qui se perd, celui de la conversation. On ne dira jamais assez que ces visites, prétendues pesantes, sont un moment de grâce pour qui s’intéresse à l’autre et va vers lui.

À présent vous allez vivre le rite de l’épée. Là encore les bons esprits s’effarent. Une épée, pour quoi faire ? alors que les cadeaux de notre temps, ceux qui symbolisent le progrès, ce sont les magnétoscopes, les ordinateurs, que sais-je encore ? De prime abord rien de plus inutile et désuet qu’une épée. Mais nous nous souvenons de la place qu’occupa l’épée dans l’histoire de notre pays ; nous nous souvenons que notre fondateur, bien que Cardinal, était fort habile à manier l’épée. Et que si, le 8 thermidor de l’an VIII il fut décrété que les membres de l’Institut n’avaient droit « qu’à une canne de la mesure d’un mètre surmontée d’un pommeau portant la médaille de l’Institut national », avec le Consulat, puis l’Empire, l’épée retrouvait sa place dans la vie de nos prédécesseurs.

Votre discours, qui sera lu sous la Coupole, sera d’ailleurs pour tous l’occasion de montrer que vous avez compris combien peu notre Compagnie révère les règles du politiquement correct. Vous le commencerez par un solennel « Messieurs » qui s’adressera aussi aux deux personnes de sexe féminin de l’Académie. De quoi vous attirer les foudres des mouvements féministes ; voire les rigueurs d’une loi en préparation Mais vous penserez à ce moment- là que ces deux « messieurs » d’un genre quelque peu inattendu, souriront, sensibles à l’ironie de la situation, et à la charmante insolence de notre communauté à l’égard des diktats de notre temps. Vous faites d’ailleurs preuve, en cet instant même, de votre adhésion spontanée à notre anticonformisme, puisque vous avez, pour vous remettre votre épée, choisi une femme qui, il y a six ans, à votre place, choquait quelque peu ses nouveaux confrères en décrétant qu’elle aussi aurait une épée. Mais notre Compagnie aime tout ce qui l’amuse. Sa réaction d’hier est bel et bien tombée dans l’oubli, et notre face-à-face aujourd’hui lui semble aller de soi. Ne pensez pas, cependant, que nous vous avons élu par souci d’étonner ou de provoquer. Votre présence parmi nous s’imposait pour maintes raisons. J’en donnerai deux.

Tout d’abord, votre destin qui ne pouvait nous laisser indifférents. Permettez-moi un instant de rêver comme le héros d’Antoine Blondin, qui, ayant décidé d’ignorer la signature du traité de Westphalie, reconstruisit ensuite l’histoire de l’Europe telle qu’elle se serait déroulée si Mazarin s’était, en 1648, désintéressé de la guerre de Trente Ans. J’imagine ce qu’eût été votre vie, à Munich ou à Cologne où vos ancêtres ont tant contribué à la vie intellectuelle de l’Allemagne. Peut-être auriez-vous choisi d’être avocat comme votre père ; banquier comme cet ancêtre qui, ayant pris sa retraite à quarante ans, consacra le reste de ses jours à correspondre avec les plus réputés philosophes de son temps ; ou encore écririez-vous de savants articles dans la Frankfurter Allgemeine fondée par l’un des vôtres. Vous seriez aujourd’hui un notable réputé dans une Allemagne à laquelle vos pères ont apporté leurs dons et leurs efforts. Vous avez d’ailleurs l’air, laissez-moi vous le dire, d’un de ces Allemands du siècle passé, étudiants à perpétuité, rêvant et philosophant à l’envi.

Mais l’Histoire, avec une majuscule, en a décidé autrement. Parce qu’un peintre raté venu d’Autriche avait conçu le projet dément et criminel de rayer de la carte de l’Allemagne cette communauté juive si parfaitement intégrée à son histoire, vos parents ont dû fuir et vous êtes né français. À l’origine de votre vrai destin, celui qui va se confondre avec la peinture, il y a donc, n’est-ce pas là un signe, un peintre !

Né français, vous l’êtes totalement ; fou de ce pays comme nombre de ceux qui, comme mon cher confrère Henri Troyat ou votre servante, savent tout lui devoir. Il était naturel que vous deveniez, par la grâce de l’élection, l’un des artisans de la défense de notre langue, en travaillant au Dictionnaire, ce qui sera dans peu de jours votre devoir du jeudi. Mais ce faisant vous allez beaucoup vous amuser, croyez- moi.

Peut-être faut-il attribuer à l’exil de vos parents, à leur arrachement à leur milieu et à leurs activités, la liberté qui présida au choix de vos études et de votre vie professionnelle. Sans doute avez-vous fait du droit, mais très vite vos curiosités vous poussèrent vers d’autres disciplines. Vous avez fait un petit détour par l’égyptologie. Les guerres qui s’étaient au début des années cinquante déplacées d’Europe vers le Moyen-Orient, où l’Égypte fut durablement entraî­née, contribuèrent à vous convaincre que ce n’était pas là votre destin. Une fois encore l’Histoire et votre vie s’entremêlent pour vous suggérer une autre voie. Vous n’en avez pourtant pas tout à fait fini avec nous avez rendu, dans les expositions, dans ces catalogues qui ont fait de Paris, au cours des trente dernières années, la capitale mondiale de la présentation de la peinture, les très grands moments d’une peinture française quelque peu oubliée. Quelle chance que vous ne soyez ni avocat ni banquier mais qu’après André Chastel, vous vous soyez tant battu et avec tant de succès, pour qu’avec l’histoire de l’Art, d’une exposition à l’autre, les Français redécouvrent leur patrimoine.

Cher Pierre Rosenberg, vous voyez que nous vous avons élu pour ce que vous êtes, pour ce que vous faites, pour votre œil, découvreur si l’on me permet ce mot de la peinture la plus représentative peut-être d’un temps privilégié du passé de notre pays. Vos amis rassemblés autour de vous ce soir pensent, comme ceux qui vous ont élu, qu’à défaut de vous offrir un œil extraordinaire, mais le vôtre vous suffit, l’épée que je vous remets à présent en leur nom est un hommage à votre œuvre et le symbole de leur affection pour vous. Et c’est si agréable d’aimer un homme qui porte en lui le bonheur, et dont l’œil s’arrête avant tout sur des images de sérénité et de joie.